Chaque année se déroule à Mèze le festival de Thau. Entre l’étang et les ruelles, à cheval sur la plage et le port, des musiciens attirent les foules estivales, forcées sur leur chemin de passer devant des stands qui questionnent nos modes de vie.

Un peu plus loin, dans le chai du château des conférences nous interrogent, ailleurs, discrètement, des spécialistes de la transition énergique rassemblés par Thierry Salomon de l’association Négawatt se rassemblent pour refaire le monde. J’étais avec eux cette année.

De ce brainstorming sauvage émerge spontanément une triple question. Pourquoi la nécessité d’une transition n’est pas une évidence pour tous ? Pourquoi, malgré les cris d’alarme du GIEC, les politiques et les individus de ne se mobilisent pas plus vite et plus radicalement ? Comment étendre la prise de conscience au-delà d’un minuscule cercle de convaincus ?

Le lendemain du premier jour de discussion, je me réveille en songeant aux classes de transition des années 1960 et 70, ces classes pour les cancres forcés de rester à l’école jusqu’à 16 ans. Quand j’étais au primaire, j’entendais parler d’elles avec aversion. Finir dans une classe de transition, c’était pire que redoubler. Peut-être que depuis s’est ancrée en nous la détestation inconsciente du mot transition, un mot pourtant sans connotation négative, mais qui implique un changement.

D’ailleurs, pourquoi changer ? Mes amis transitionneurs ont esquivé cette question. J’imagine que les dérèglements climatiques sont pour eux trop prégnants. J’aimerais toutefois inventorier quelques possibilités.

  1. Pour le fun, parce que c’est amusant d’expérimenter de nouvelles énergies et de nouvelles organisations du monde, parce que c’est bon pour le business et bon pour le moral. J’avoue préférer cette réponse à beaucoup d’autres.

  2. Pour sauver la planète. N’exagérons pas, la planète n’est pas en danger.

  3. Paur sauver la biosphère. Elle réussira bien à nous éjecter si nous continuons à délirer (la baisse de la biodiversité impliquant une mise en danger de toutes les espèces, notamment les plus dominantes).

  4. Paur sauver l’humanité. Sommes-nous globalement en danger de mort collective ? Et quand ? La plupart des gens s’en fichent pas mal. Après eux le déluge (d’autant que toute prévision conserve une grande part d’hypothétique, même adossée à une science de pointe).

  5. Pour épargner des vies. Parce que les conflits climatiques ont déjà commencé et qu’ils ne cesseront pas. On approche de la mort. Ça sent la guerre, ça parle. Mais ça reste encore très abstrait, très lointain, géographiquement sinon dans le temps.

  6. Pour préserver l’harmonie (c’est ma réponse). Parce que si on ne change pas d’énergie on va créer des secousses sismiques qui nous empêcheront de jouir sereinement du monde. J’aime une forme de tranquillité, je tiens à ma vie d’esthète qui risque bientôt d’être difficile. Le changement est cool tant qu’il n’est pas trop brutal.

La peur d’un côté, le rêve d’un idéal de l’autre. Toutes ces raisons ne semblent pas généralisables. Il en reste une dernière, sans doute la plus puissante : le bonheur. Depuis que je vis plus sobrement, plus frugalement, en impactant moins l’environnement, je suis plus heureux, plus lié aux autres, plus vivant. Je constate le même bénéfice chez tous ceux qui ont changé de vie. Je crois à la force virale du bonheur.

Lors de notre séminaire, Bruno Lhoste nous a beaucoup parlé du projet Darwin à Bordeaux. Réhabilitation d’une ancienne caserne avec les matériaux de récupération. Lieux en partage. Lieux de rencontres. De croisements. Selon Bruno, centre d’une incroyable joie, d’une énergie débordante. Alors comment faire pour que cette initiative heureuse, et beaucoup d’autres, se renforcent les unes les autres, pour que du territoire elles engendrent un mouvement global ?

Plus personne autour de la table n’avait confiance dans l’approche top-down issue du politique, même José Bové venu nous rejoindre. Une carte encore à jouer, mais sans lui accorder trop de temps. De même pour le pur marketing, lui aussi d’inspiration top-down. Si le produit à vendre, c’est la sobriété énergétique, on a contre lui, comme produit concurrent, la débauche marchande promue par les acteurs commerciaux. Pour gagner contre eux des clients sur ce terrain, il faut des millions en plus des idées, ce que les promoteurs de la transition n’ont pas.

Il faut donc travailler sur les individus et les initiatives locales. Ça marche dans un coin de Bordeaux, pourquoi pas ailleurs ? Il faudrait que chaque commune, petite ou grande, puisse prendre son destin en main, puisse oser des réorganisations peut-être radicales. Ce droit à l’expérimentation n’existe pas. Aujourd’hui, il faut jouer à la limite de la légalité. Tout serait autrement avec une incitation à l’expérimentation. Nécessité vitale, parce que personne n’a LA SOLUTION. Nous devons en essayer de multiples, les faire se parler… Et là encore constat que tous les réseaux et médias existants ne réussissent pas ce tour de force. Le droit à l’expérimentation pourrait être le liant de la mayonnaise. Peut-être suffit-il de le revendiquer pour qu’il advienne, pour que partout des gens s’en saisissent ?

Un politicien, et même un ingénieur, formé dans la logique cartésienne ne comprendra jamais la nécessité de ce droit. Il croit que tout peut-être pensé par le haut. Et me voilà sur mon terrain. J’ai résumé ma position.

  1. Les problèmes liés au climat sont complexes (beaucoup d’interdépendances pour résumer).

  2. Pour résoudre les problèmes complexes, il faut beaucoup d’intelligence collective (un seul homme, un seul groupe… n’a pas assez de puissance… et surtout pas une capacité d’expérimentation suffisante).

  3. Il faut donc favoriser l’intelligence collective. Pour cela, il faut que chacun des vivants apporte sa pierre, et une pierre originale, pas qui doublonne avec les autres. Il faut donc favoriser l’individuation (être un et irréductible).

  4. On atteint cet objectif en ajoutant de la fluidité sociale (en créant des liens, mais aussi en ajoutant des options technologiques, des options sociales, en formant, en donnant l’exemple… une action simple ne suffit pas), ce qui entraîne inévitablement une transition du modèle coercitif vers une organisation plus réticulaire.

  5. Surgit un problème gigantesque. Une organisation top-down ne peut encourager une transition qui implique la perte de pouvoir des organisations top-down. Ce serait contre nature pour elles. Le changement ne peut venir d’elles.

  6. La transition énergétique n’est possible que comprise dans une transition plus grande parce que ce n’est pas qu’une transition technologique. Les trois mots clés de Négawatt, sobriété, efficacité, renouvelable, disent bien le problème… On ne peut pas faire l’économie d’un changement de mode de vie.

  7. Ce changement n’est pas juste nécessaire à cause des prévisions du GIEC. L’économie ne tourne plus rond, la politique internationale, les consciences… Nous devons transiter vers une nouvelle époque, une époque de complexité exponentielle (parce que cette époque est déjà là et qu’on ne veut pas la voir en usant avec elle de méthodes d’un autre temps). Nous réglerons les problèmes énergétiques avec les autres problèmes complexes auxquels nous sommes confrontés.

Le droit à l’expérimentation serait un facteur de fluidification au moins aussi capital que les nouvelles technologies. Du haut de sa différence, chaque individu pourrait envisager sa solution jusqu’à ce que le bon fil soit tiré qui entraînerait chacun de nous dans un changement global.

Cette approche « darwinienne » peut sembler lente. Elle a pourtant été appliquée pour construire internet et le propager à la planète en un temps record. La coercition peut bien sûr être plus rapide, mais il faut accepter une fois pour toutes qu’elle n’est pas le chemin le plus adéquat pour entretenir la transition dont nous avons besoin (le top n’aura jamais la solution à nos problèmes, à moins de procéder à une vaste simplification par la guerre).

Plus qu’une incentive politique, il nous manque des signaux qui favoriseraient notre prise de conscience. À multiples reprises, nous avons évoqué la nécessité des feed-backs. Si je ne sais pas à quelle vitesse je roule, je ne peux pas respecter les limitations. Pour vivre plus sobrement, nous devons disposer de compteurs de consommation. Ils arrivent, mais il reste encore un travail immense de ce côté.

Au cours de nos échanges, j’ai adapté la méthode suivie par Didier Pittet pour introduire dans les hôpitaux la solution hydro-alcoolique à la place du savon et faire changer les comportements.

  1. Mise à disposition des nouvelles solutions (énergies renouvelables + sobriété + efficacité à la place des énergies fossiles). Elles restent mal connues, mal vendues, mal acceptées (les éoliennes que nous ne voulons pas près de chez nous, comme nous l’a martelé Paul Neau).

  2. Promotion et formation. Il faudrait que la transition soit enseignée dès l’école primaire (parce que les gamins d’aujourd’hui seront les premiers à souffrir).

  3. Feed-back et restitution. Nous manquons d’indices individuels pour favoriser notre prise de conscience et nous pousser à l’action.

  4. Soutien de l’institution. Elle ne doit pas diriger ou imposer le changement, mais l’encourager.

Autant de points à travailler séparément et ensemble. J’ai très vite embrayé sur la critique du système monétaire. L’euro est aux mains des spéculateurs. La création monétaire profite à quelques-uns selon une logique top-down incompatible avec la transition. Si on décentralisait la création monétaire, si chacun de nous devenait créateur de monnaie selon un mécanisme de revenu de base, nous aurions plus de fluidité sociale, plus de capacité d’action… en même temps les grands groupes financiers perdraient de leur toute-puissance. Plutôt que d’immenses porte-avions, qui ont du mal à changer de direction, nous aurions une flottille de petits hors-bord, maniables et rapides, et la transition en serait mécaniquement facilitée.

L’instauration du revenu de base aurait à mon sens un effet positif.

  1. Il ne rend plus le travail obligatoire, pas besoin d’être dans une logique du toujours plus.

  2. Alors plus naturel de choisir des activités qui font sens.

  3. Il inverse le modèle top-down côté financier (ce serait une transition monétaire).

  4. Il peut être initialisé à partir d’une monnaie alternative qui naîtrait indépendamment de la volonté des États à l’exemple de Bitcoin.

Bruno Lhoste a ainsi constaté que, pour transiter énergétiquement, il ne fallait peut-être pas trop s’occuper d’énergie. Une sorte de coup de billard indirect. En jouant sur la monnaie, ou en créant une monnaie alternative, on pourrait être plus efficaces. Et il ne serait pas étonnant qu’un tel effet se produise dans un système complexe où la causalité devient circulaire.

Mais comme nous ne pouvons pas prévoir, reste à expérimenter, que la loi le veuille ou non. Reste à connecter les initiatives. À en parler, à les visiter, à tenter de les répliquer pour voir ce qui est transposable et ce qui ne l’est pas.

Lors de nos trois jours mézois, nous n’avons effectué aucune découverte fondamentale, juste fait un pas de côté, chacun hors de nos spécialités. La solution est peut-être là, dans l’entre d’eux, dans un haut degré de compétences techniques et aussi un haut degré d’interconnexion entre les individus, spécialistes ou non.

Un bel endroit pour refaire le monde.
Un bel endroit pour refaire le monde.