Marguerite Yourcenar prolonge Les mémoires d’Hadrien par des Carnets de notes. Extraits.

Ce livre a été conçu, puis écrit, en tout ou en partie, sous diverses formes, entre 1924 et 1929, entre la vingtième et la vingt-cinquième année. Tous ces manuscrits ont été détruits, et méritaient de l’être.

Retrouvé dans un volume de la correspondance de Flaubert, fort lu et fort souligné par moi vers 1927, la phrase inoubliable : « Les dieux n’étant plus, et le Christ n’étant pas encore, il y a eu, de Cicéron à Marc Aurèle, un moment unique où l’homme seul a été. » Une grande partie de ma vie allait se passer à essayer de définir, puis à peindre, cet homme seul et d’ailleurs relié à tout.

Travaux recommencés en 1934 ; longues recherches ; une quinzaine de pages écrites et crues définitives ; projet repris et abandonné plusieurs fois entre 1934 et 1937.

Indispensable pour un auteur. J’ai souvent relu ce texte quand j’écrivais Ératosthène, pour me redonner du courage et de la rigueur. Pour résister à la tentation très contemporaine du va-vite. Cette croyance que la quantité et l’immédiateté priment sur l’approfondissement. Ces notes m’ont servi de viatique avant que ne je mette à bloguer, avant que je puisse joindre la temporalité numérique à celle du temps long.

Quand il a été temps de boucler Ératosthène, j’ai hésité à ajouter un carnet à la suite du roman. C’était un peu prétentieux et prématuré. Je voulais garder cette possibilité pour plus tard, si le texte soulevait des questions. Mes premiers lecteurs, quelques proches écrivaillons, ne m’ont pas laissé le temps de la réflexion. Ils ont voulu en savoir plus sur l’histoire du roman, sur les sources, mes choix historiques et philosophiques.

Pour eux, parce que la genèse d’un texte intéresse les autres géniteurs, j’ai commencé à fouiller mes carnets manuscrits, très détaillés avant 2006, période prèbloguesque. Même si déchiffrer mon écriture n’est pas facile, j’ai réussi à replonger dans le temps, à sauter les passages sans lien avec le roman, à atteindre très vite les informations que j’avais souvent oubliées. Il m’a juste souvent manqué le courage de retranscrire et de réécrire.

Je ne cherchais pas des mots-clés, mais des impressions, parfois des dessins attiraient mon attention et réveillaient ma mémoire. Je me promenais dans la 3D des pages ouvertes, entre lesquelles je plongeais en même temps que je les feuilletais.

Aucun système numérique ne nous offre encore cette souplesse. Cette manière instinctive de parcourir les données. C’est pour bientôt, quand nous nous immergerons physiquement dans leur matrice, la trierons avec des gestes, des mouvements de paupières, des revers de la main. Quand nous pourrons attraper, mettre de côté, avancer plus loin, revenir comme dans un espace géographique.

Pour quand la typographie perdra son uniformité, aujourd’hui trop régulière, trop binaire, trop information pure. Il manque la marque de la vie, de l’agacement, de la folie, de l’ennui… Autant de signes perceptibles au premier coup d’œil à travers la forme des lettres, leur taille, leur inclinaison, les ondulations des phrases, des marges… autant d’indice pour trouver au-delà de toute sémantique, au-delà de la bêtise d’un moteur de recherche.

Pour le moment, l’univers numérique textuel est encore trop linéaire, trop propre sur lui. Une grande rivière dans laquelle nous pouvons sauter de part en part plutôt qu’un océan sphérique qui offre des possibilités de navigation infinie.

À cause de ce défaut, j’en suis arrivé à ne plus prendre de notes, ni manuscrites, trop mal aux mains, plus dans mes habitudes, ni numériques, pour toutes les limitations énoncées. Soit je réussis à écrire un billet sur le blog, soit j’abandonne, parce que je sais que je ne retrouverai jamais ce que j’aurai écrit, parce que ce n’est pas des mots-clés ou des recherches dont j’aurais besoin, mais plutôt d’associations obscures et sensuelles.

J’ai essayé des outils, sur téléphone, sur tablette, sur ordi… aucun ne m’a encore poussé à reprendre la pratique du carnet. Je suis à l’écoute, je teste, je renonce, tout en sachant que je passe à côté d’un de mes grands plaisirs. Lâché des mots avec imprécision, avec forme, avec possibilité perpétuelle du dessin…

Reconstruire le carnet d’Ératosthène, que je vais ajouter en supplément à la version ebook, m’a rappelé toutes les vertus de l’écriture manuscrite, encore vivantes pour quelque temps, sans doute trop peu de temps pour que j’y revienne.

Par-devers moi, le papier reste puissant pour l’écriture, plus que pour la lecture d’ailleurs, c’est un paradoxe, une frustration, je dois encore chercher, explorer, avoir le droit d’écrire que pour moi, ce qui implique une liberté étrangère à la normalité typographique. J’aimerais partir dans les champs autour de la maison de vacances, esquisser des choses, avec la fluidité du trait, avec aussi l’immédiate possibilité de partage, avec les avantages du nouveau monde et de l’ancien. Peut-être voici mon programme pour la suite des vacances. Comme un rêve d’un autre numérique, étranger à la rigueur de tous les encodages.

Passer au-delà, écrire là-bas.
Passer au-delà, écrire là-bas.