Cette nécessité d’une gouvernance est bien paradoxale pour un réseau construit de point à point, par tissages successifs, par croisements décentralisés, sans contrôle, par horizontalité massive jusqu’à ce qu’il ressemble au modèle imaginé par Paul Baran en 1964 pour résister aux attaques nucléaires.
Personne n’avait anticipé qu’Internet succomberait à une autre attaque, celle du capitalisme, parce que personne n’avait encore trop pensé à la théorie des réseaux. C’était dans les années 1960 le début de cette science.
À Lyon, lors de table ronde BlendWebMix à laquelle j’ai participé, un auditeur m’a demandé d’expliquer la loi winner-take-all, c’est-à-dire pourquoi sur un réseau quelques nœuds prennent systématiquement le dessus sur les autres. Je crois qu’il est fondamental de comprendre ce phénomène si on espère développer une conscience politique des espaces numériques.
J’ai songé après coup à une petite expérience de pensée. Imaginons deux neurones quasiment identiques, l’un doté d’une connexion avec le reste du réseau (Neurone 1), l’autre de deux connexions (Neurone 2). Supposons que chaque jour, les connexions existantes soient capables d’en créer une nouvelle. On constate qu’au bout d’un mois de croissance, le Neurone 2 a pris ses distances (rien de très surprenant). Mais en terme de part de marché, nous sommes toujours à 1/3 des connexions pour le Neurone 1, 2/3 pour le Neurone 2.
Cette première expérience ignore un fait fondamental : l’espace des connexions disponibles n’est infini qu’en théorie. Chaque jour, le réseau n’accepte qu’un nombre fini de nouvelles connexions. Plus il y a de connexions, plus leur coût/énergie d’acquisition augmente (par exemple de 10 %/jour). La somme d’argent/énergie disponible pour acheter des connexions étant proportionnelle au nombre de connexions déjà crées (en quelque sorte, elles minent des ressources).
On constate une amplification beaucoup plus grande de la petite différence initiale. Le Neurone 1 ne détient plus que 28 % du marché. Si maintenant les prix augmentent plus vite, l’acteur légèrement avantagé au départ se retrouve maître du monde. Si les prix augmentent de 40 %, le Neurone 1 ne détient plus que 20 % au bout d’un mois. À partir de 60 % d’augmentation, seul l’acteur prédominant à l’origine continue de croître. Le Neurone 1 tombe à 6 % de part de marché.
Pire, si le volume de connexions est limité, le neurone dominant commence à rogner les connexions du neurone inférieur qu’il rachète peu à peu jusqu’à l’avaler. Nous en sommes à ce stade avec Internet. Quelques winners ont raflé la mise et continuent d’engloutir les nouveaux liens tels des trous noirs.
Je peux risquer une comparaison avec la théorie de l’inflation en physique. Juste après le big bang, une brusque expansion plus rapide que la vitesse de la lumière aurait amplifié les fluctuations quantiques initiales, créant des vides et des pleins dans l’univers, et rendant par la suite possible la formation des structures stellaires sous l’effet de la gravité.
Une minuscule différence se voit brusquement amplifiée. Un moteur de recherche avec un petit avantage devient quasiment le seul moteur de recherche. On peut applaudir ses créateurs, mais pas de trop. Ils ont surtout bénéficié d’un magistral coup de chance, celui d’avoir avancé leur pion au bon moment. Et s’ils n’avaient pas été là, l’acteur juste derrière eux aurait bénéficié du même effet catapulte.
Donc, dans un univers massivement en réseau, inutile de dire qu’on coupera la tête à telle ou telle entreprise. On ferait alors immédiatement apparaître un autre winner. Il faut plutôt contrer la loi de l’inflation.
Contre la gravitation, on a inventé les avions, les planeurs, les parapentes… Contre l’inflation des réseaux, il faut inventer une technologie, peut-être législative et de type antitrust. Elle pourrait prendre la forme d’une taxation exponentielle du nombre de connexions. Google devrait ainsi reverser des milliards de taxes à la communauté.
Si nous ne faisons rien, les trous noirs avaleront Internet, nous serons prisonniers d’entités privées qui nous imposeront leurs règles. Et ça va loin, car plus rien de nous ne leur échappera.
Bien sûr nous pourrions collectivement lâcher l’acteur devenu trop puissant. Mais c’est une hypothèse à laquelle je crois de moins en moins. Cet acteur nous connaît de mieux en mieux, presque trop bien pour que nous puissions le surprendre. Au moindre frémissement, il rachète ceux qui pourraient un jour lui nuire.
Inutile également d’invoquer comme voie de salut la main invisible chère aux libéraux. La situation de monopole sur un réseau devient si flagrante, si universelle, qu’elle ne laisse plus sa chance aux nouveaux acteurs, à moins qu’ils déplacent la bataille sur un réseau émergeant. Est-ce possible quand ce réseau implique toute la sphère numérique ? J’ai quelques doutes, voilà pourquoi une législation s’impose, donc une forme de gouvernance.
Mais attention, ne chassons pas des dictateurs pour en mettre d’autres à leur place et construire un réseau pire que l’actuel. Pour éviter de nous fourvoyer, nous devrions passer la nouvelle structure au crible des trois règles de légitimité d’Olivier Auber.
- A ou liberté Tout agent A peut-il accéder ou quitter librement le réseau ? C’est par exemple en gros le cas sur Facebook ou Twitter, et sur Internet en général, mais ce n’est pas le cas dans le réseau monétaire où on nous plonge dès la naissance.
- AB ou égalité Tout agent B (présent ou futur, y compris les agents qui conçoivent, développent, administrent et font évoluer le réseau) est-il traité comme l’agent A ? C’est rarement le cas, surtout sur Facebook où Zuckerberg dispose de davantage de droits que nous.
- ABC ou fraternité L’appartenance des agents A, B et C (ABC étant le début d’une multitude) à un réseau satisfaisant aux deux premiers critères, suffit-il à ce qu’ils se reconnaissent comme pairs ? C’est pas simple, c’est l’idée que nous pouvons faire communauté en toute harmonie.
Au regard de ce crible, Internet n’est de toute évidence pas légitime. Des acteurs étant mécaniquement propulsés à sa tête par l’inflation, la règle AB est bafouée et la fraternité n’a aucun moyen d’y naître, quels qu’aient été nos espoirs initiaux.
Même le monde du logiciel libre n’est pas légitime, la seconde règle n’étant pas respectée puisque les développeurs ont le privilège de pouvoir modifier le code. Certes, moi simple utilisateur, je peux faire confiance à un informaticien comme le suggère Stallmann, mais avec quel degré de confiance ?
Plus grave, comme Internet englobe toute la sphère marchande et culturelle, on retrouve l’inflation partout, jusque dans la littérature où le premier cancre venu se retrouve propulsé au Panthéon. Ni plus ni moins que par un coup de chance. Voulons-nous d’un monde où nos idoles sont tirées au sort ? Vous comprenez peut-être mieux pourquoi la proposition d’Étienne Chouard d’un tirage au sort de nos constitutionnalistes me fait sourire. Depuis l’avènement d’Internet et des réseaux, tout est tiré au sort et je n’aime guère la tournure des événements.
Ne me dites pas que c’était semblable avant. On avait alors des progressions linéaires, voire géométriques, désormais nous avons passé la vitesse exponentielle de l’inflation. Que faire ? Pas d’autres choix que gouverner, reprendre le pouvoir collectivement, en gardant en tête le crible de légitimité.
Le plus grave serait de nier la loi winner-take-all. Ce serait comme nier la gravitation, arriver au sommet d’une falaise et se jeter dans le vide en se persuadant que tomber est une illusion. C’est une loi naturelle, ne lui cherchez PAS des explications sociopolitiques.
PS1 : Une assemblée constituante tirée au sort ne serait pas légitime. Le A tiré au sort n’est pas traité comme le B qui ne l’est pas. Il peut écrire la constitution alors que B ne le peut pas. Mais oui, ce système est plus légitime que le modèle électif actuel, qui lui ne respecte même pas la première règle.PS2 : L’inflation fabrique des best-sellers et neutralise les autres contenus culturels. Plutôt qu’allonger la traîne comme l’avait supposé Chris Anderson, elle la raccourcit.