Mercredi, j’ai été bouleversé par le drame de Charlie Hebdo. À la radio, j’ai entendu parler d’une fusillade en allant courir. En revenant, j’ai appris le massacre.

Mon premier tweet a été pour dire « L’occasion pour nous tous de penser à nos réactions quand des idées nous dérangent. » J’ai immédiatement tenté de comprendre ce qui pousse un homme à l’horreur. Et à me demander si j’étais capable d’une telle atrocité ? Ou d’une de ses formes amoindries, tout ça à cause d’un excès d’intolérance ? Et j’ai pensé que, au nom de Charlie, l’intolérance pouvait ressurgir en chacun de nous.

Dans l’instant d’après, dans mon second tweet, j’ai constaté que beaucoup de gens continuaient à discuter sur le Net comme si de rien n’était. J’étais choqué de cette indifférence, bien conscient que quelque chose de terrible venait de se produire et qui exigeait selon moi une pause.

La liberté de rire de tout menacée. La liberté d’être contre tous. D’être politiquement incorrect. La liberté tout court en danger. Un symbole selon moi plus fort que faire tomber le World Trade Center et s’attaquer au poumon économique de l’Occident. Le massacre de Charlie Hebdo, c’est une charge contre le cœur de nos valeurs fondatrices.

Le soir, j’étais bloqué à la maison à garder les enfants, incapable de rejoindre un rassemblement et de partager ce trouble qui me nouait le cœur. Le jeudi et le vendredi, j’ai suivi la traque, guère capable de faire autre chose. En même temps est venu le temps de la réflexion.

Devant les appels des politiques à un rassemblement républicain, j’ai commencé à exprimer ma réticence. Le mercredi, les gens sont sortis dans les rues sans injonction, le jeudi aussi, ils auraient pu le faire le dimanche de la même façon, animés par les mêmes convictions. Et plus j’exprimais ma réticence devant l’appel officiel, la volonté de faire date et symbole, plus je me suis vu insulté, par des lecteurs et même par des amis. Comme si soudain je n’avais plus droit d’user de la liberté d’expression pour critiquer ce qui était en train de devenir un mouvement gigantesque.

Je suis resté dans mon jardin dimanche, même si la plupart de mes amis ont rejoint la rue, même les plus critiques, les plus avertis des lendemains qui déchantent, de la possible et probable récupération pour légiférer un Patriot Act à la française. Ils sont descendus au nom de leurs valeurs, de nos valeurs, de mes valeurs, mais aussi pour faire peuple, animés du besoin de communier, de se faire un grand câlin comme l’a déclaré Seb Musset.

Et c’est parce que je sais que faire foule procure d’intenses sensations que je me méfie de la foule. Spinoza nous dit que quand un peuple n’a plus rien à perdre, plus d’espoir, il devient multitude. J’ai eu l’impression d’assister à ce spectacle dimanche. De voir les Français avouer leur total désespoir et de ne plus voir d’avenir que dans la puissance de la multitude.

Bien sûr, chacun dans la foule éprouvait autre chose. Un soulagement. Un sentiment de communion. Une sensation d’humanité renforcée. Un espoir. Et aussi de la force, de l’énergie, de la vigueur, de la dignité. Mais la foule n’est pas la somme de ses individus, elle est autre chose, une chose en elle-même, avec ses objectifs, ses travers, ses perversions.

Elle se résume par un nombre, une statistique, facile à utiliser pour justifier demain telle ou telle mesure contre la liberté qui a conduit la foule à se rassembler. La foule pacifiste vaut autant qu’un bulletin dans une urne. Elle donne le pouvoir. Et ça, bien sûr, je ne l’accepte pas. Je n’accepte pas de voir les motivations de chacun bafouées par la médiocrité de quelques-uns.

La foule, c’est une émotion incontrôlée. Une émotion qui peut en rencontrer une autre, l’enlacer, la chérir, ou qui peut tout aussi bien dresser des armes. Pas de guerre sans foules qui s’opposent. Pas de guerre sans foule, tout simplement. Surtout dans un monde démocratique où le soutien populaire est une nécessité.

Alors guerre contre quoi ? Contre le terrorisme, bien sûr. Mais peut-on battre la terreur et l’obscurantisme autrement qu’avec de la beauté, des livres, des œuvres d’art, de la joie, de l’amour ? Montrons aux fanatiques de tout bord que nous sommes joyeux, exubérants, positifs, montrons-leur que nos vies sont exaltantes et ils finiront par nous rejoindre, parce qu’ils ne recherchent rien d’autre, et pour l’instant nous ne leur offrons aucune espérance.

Croyez-vous que nous allons nous éclater dans les mois qui arrivent ? Après le shoot du dimanche 11, attention à la descente. Elle risque d’être amère, triste et de conduire à des débordements moins joyeux. Rappelez-vous d’un soir d’élection de 2002. L’injonction sécuritaire ressurgira de toute part. Elle passera avant la liberté d’expression. On nous surveillera. On se donnera le droit de nous faire taire parce que nous dérangeons. Et plutôt que la joie pour renverser le terrorisme, on exercera une terreur intérieure, réveillera la méfiance des uns envers les autres, déjà nos ministres encouragent la délation.

Au fil de ces derniers jours, j’ai senti monter contre moi ce vent d’opprobre, juste parce que j’osais une légère déviation, au nom même des valeurs que tous allaient défendre dans la rue. Je n’étais pas en désaccord sur le fond, juste en désaccord de méthode, et cela a suffi pour que beaucoup me montrent leurs dents avec une haine non feinte, et qui me laisse encore tremblant, mais je ne me tairai pas, quitte à me faire détester par tous.

« Tu ne sais pas ce que nous avons ressenti. » Malheureusement, je le sais trop bien. Vous avez ressenti le goût de la bataille, le goût de l’extase qui vous fait un instant de trop oublier les douleurs à venir. Je suis triste parce que je ne vois rien de bon dans tout cela, sauf de magnifiques photos de foule. Tous les gouvernements exigent déjà plus de contrôle. Du Net. Des frontières. De nos communications. Je suis peut-être déjà en train de devenir un terroriste parce que j’élève les doutes de la raison critique.

Alors la guerre ne sera pas contre le terrorisme, contre ses racines obscurantistes, on ne bombardera pas des livres sur les camps jihadistes, mais on dressera entre eux et nous des murailles, pour les empêcher de nous atteindre, et par la même occasion nous empêcher nous-mêmes de nous lier avec plus de fraternité les uns aux autres. La guerre sera intérieure, pour empêcher le mal de gangréner. Ce sera une riposte immunitaire, un simple réflexe de survie plutôt qu’un rêve de renouveau.

Je ne pouvais pas descendre dans la rue dimanche pour cautionner cette dérive sous le prétexte d’aller défendre la liberté, votre liberté, notre liberté. Le monde devient mécaniquement incontrôlable et tous ceux qui s’acharnent à vouloir le contrôler sont mes adversaires politiques, parce qu’ils refusent de voir nos libertés s’accroître. Le terrorisme n’est qu’un alibi bien pratique.

PS : Je n’ai rien contre l’idée de descendre dans la rue. J’espère que c’est clair. Mais la manifestation centralisée, unifiée, me fait peur. Avec elle la diversité se transforme en fer de lance.

Nation par Martin Argyroglo.
Nation par Martin Argyroglo.