Avant, tu écrivais et le plus souvent tu gardais tes papiers dans un tiroir. Si tu avais confiance en toi ou si un tiers te faisais confiance, un éditeur par exemple, tes papiers se retrouvaient transformés en livres. Tu apparaissais au grand jour. Tu devenais un écrivain vivant.

Désormais, nous n’avons plus de tiroir. Nous rangeons nos textes directement sur le Net, aux yeux de tous. Autant de textes qui jadis n’auraient jamais été accessibles, autant de mort-nés donnés à voir, et donnant à voir la mort même de leur l’auteur. Le Web est devenu un cimetière littéraire.

Le libre accès à la publication a en quelque sorte démocratisé le génie, il en a rabaissé le coût. Publier est même devenu un droit élémentaire, et certains vont presque jusqu’à réclamer pour tous ces publieurs un droit à un revenu, ou du moins à une forme de reconnaissance officielle.

Avec à la clé une grande confusion sur ce que serait un revenu de base. Parce qu’il n’a jamais été, dans l’esprit de ses avocats, un revenu associé à un travail, mais un revenu du fait même d’exister. L’hypothétique revenu de base se fichera bien de savoir à quoi tu consacreras ta vie. Tu pourras même farnienter si ça te chante. Ce sera ton droit le plus strict.

En attendant ce progrès social, le droit pour tous d’être auteur a entraîné la mise à jour des catacombes littéraires. De tout un monde qui était resté caché, sauf aux yeux de quelques archéologues. Conséquence : la puanteur des innombrables caveaux ouverts devient quasi insupportable pour les lecteurs. Effrayés de se retrouver à nez à nez avec un mort-vivant, ils se précipitent acheter les best-sellers, dans l’espoir de toucher de véritables auteurs au sens ancien.

Parce qu’avant c’était moins morbide, avec un certain goût de la fête et un décorum assumé. Maintenant nous déambulons dans des rues traversées par les cris de souffrance des pestiférés. Une balade sur le Web littéraire devient vite aliénante. Elle te renvoie à ta propre médiocrité. Tu en reviens rassuré. Tu n’en éprouves aucune honte. Puisqu’ils se le permettent alors toi aussi. Tu vas donner à voir ton impuissance à devenir auteur. Tu vas t’immoler publiquement encore et encore et tu vas revendiquer ta misère, inventant le corporatisme d’une plèbe artistique dont tu te proclameras le symbole.

Oui, les auteurs ne se cachent plus ni pour écrire ni pour mourir. Des bêtes sans plus la moindre pudeur. J’ai la conscience blessante d’être l’un d’eux, parce que j’écris, parce que je publie. Acteur d’un carnaval où nous aurions tous posé nos masques. Avec l’oublie justement de la fonction magique du masque. Renonçant à cet intangible du littéraire, nous nous transformons en cadavres putrides.

Non, ce n’était pas mieux avant, mais le mensonge avait du bon. On souffrait autant dans les chaumières tout en gardant fermées les portes pour étouffer ses plaintes de moribond. On se croyait le seul malade. On en voulait au monde entier, renonçait à sa vocation ou au contraire redoublait de travail. On avait parfois espoir de vaincre la maladie. C’est devenu illusoire quand il s’agit de toute évidence d’une pandémie. Oui, les auteurs meurent par millions, sans que ni l’État ni les lecteurs miséricordieux ne les sauvent.

Un médecin trouvera peut-être un vaccin pour guérir de la prétention littéraire. Une injection et tu redeviens un humain rigolo. Sûr que la plupart des auteurs souffreteux refuseront leur dose, parce qu’au fond ils aiment leur statut social. Pas de médication à la détresse esthétique. Tu as beau crier contre les éditeurs, les distributeurs, les libraires, les capitalistes, ça ne change rien à ton sort. En vérité, tu ne veux qu’une chose : des lecteurs, quitte à leur offrir tes œuvres. Malheureusement, tu sais très bien que tu ne peux exiger ces lecteurs, pas plus les revendiquer en manifestant dans la rue, tu sais tout cela tout en esquivant cette plate réalité.

Parce qu’un défilé avec une banderole « Pour un droit aux lecteurs » ça ne le fait pas, alors tu parles de retraites, de revenus minimum, d’aides diverses, de droits d’auteur injustes. Tu te caches derrière ce qui fait mal, derrière le littéraire. Avoir des lecteurs n’est ni un droit ni une garantie de santé mentale. Si tu es artiste, tu œuvres, et si tu veux faire de la politique, c’est pour aider ceux qui n’ont pas eu ta chance de choisir leur voie.

S’il te reste un peu d’énergie, écris encore un peu. Célèbre ce simple privilège. Publie même, mais n’exige rien en retour. Tout ton plaisir, tu l’as eu dans ce moment où quelque chose est sorti de toi. C’est une chose que personne ne peut te prendre ou te payer. Plus cette chose sera grande, plus elle entrera en résonnance avec d’autres choses enfouies dans d’autres que toi. Ce sera alors une apothéose.

Tu voudrais en plus gagner ta vie pour cette chance merveilleuse. C’est légitime, mais quand tu l’exiges, tu n’es qu’un enfant gâté très médiocre statisticien. Ton don n’est pas aussi rare que tu le crois. Beaucoup d’autres ont ce pouvoir de faire surgir des choses. De plus en plus nombreux même. Nous sommes presque tous des artistes et nous ne pouvons pas tous vivre de notre art. C’est un fait mathématique. Tu vis dans un casino. Tu dors sur une roulette et bien rarement la boule blanche atterrit sur ton numéro.

Oui, c’est injuste. Beaucoup de choses le sont et les regarder avec la lorgnette corporatiste de l’auteur est assez méprisant en fin de compte. Deux secondes, imagine-toi doté d’une allocation universelle, d’un revenu de base. Crois-tu franchement que tu vivrais mieux ta situation d’auteur sans lecteurs ? Je suis sûr que non. C’est là que ça fait mal, que ça nous fait tous mal, riches ou pauvres. Nous sommes trop nombreux pour avoir tous des lecteurs.

Tu te dis peut-être qu’avec ce revenu tu aurais le temps d’écrire l’œuvre qui t’amènerait les lecteurs dont tu rêves. Tu t’illusionnes. Parce que si toi tu réussis, la plupart des autres échoueront et, en toute probabilité, tu finiras dans leurs rangs. Même avec tout le temps du monde tous les auteurs ne peuvent avoir des lecteurs. Alors tous ces auteurs sans lecteurs sont déjà morts et leurs œuvres pourrissent dans les cimetières du Web.

Alors je fais des photos.
Alors je fais des photos.