Dans Le Miroir des Limbes, Malraux fait dire à Picasso : « La plupart des peintres se fabriquent un petit moule à gâteaux, et après, ils font des gâteaux. Toujours les mêmes gâteaux. Ils sont très contents. Un peintre ne doit jamais faire ce que les gens attendent de lui. Le pire ennemi d’un peintre, c’est le style. »
Influencé par cette célèbre réplique, j’ai souvent traité de séniles les auteurs à succès parce qu’il écrivent toujours les mêmes livres, comme s’ils avaient un jour réussi une bonne recette et n’en essayaient plus d’autres pour le restant de leur vie. Je suis en train de découvrir l’origine de cette maladie fort répandue.
Depuis que je publie quotidiennement mon feuilleton 1 minute sur Wattpad, je récupère tout un ensemble de données sur mes lecteurs, généralement jeunes, moins de 25 ans pour plus de la moitié, et magnifiquement décomplexés. Ils n’hésitent pas à commenter et, quand ils aiment un chapitre, ils votent pour lui. C’est rafraîchissant. J’ai l’impression de retrouver la spontanéité des blogs des origines.
Dans ma timeline auteur, je peux ainsi suivre pas à pas une lectrice comme cloclo127. Je sais quand elle termine un chapitre passe au suivant. Je constate qu’elle met en moyenne deux minutes pour lire un chapitre, ce qui est en accord avec les stats que fournit Ulysses, mon traitement de texte.
Les choses deviennent insidieuses quand je comptabilise les votes et les commentaires par chapitre. Je découvre ce que mes lecteurs préfèrent et, malgré moi, j’ai envie de les contenter. De même quand je connais leur âge, j’introduis davantage de personnages de leur âge. C’est la règle du jeu imposée par l’interactivité. Si un bataillon de retraités se mettait à me lire, davantage de retraités peupleraient mon histoire.
Un auteur qui réussit un premier best-seller a ainsi touché par miracle un public qu’il a comblé. La tentation est grande pour lui de répéter le même tour de passe-passe pour le combler à nouveau, oubliant l’avertissement de Picasso en préambule de sa célèbre tirade : « Après tout, on ne peut que travailler contre. Même contre soi. »
Si on oublie d’être contre, contre soi, contre ses amis, si on a peur de fâcher son lecteur, on finit par écrire toujours le même texte. Des outils de publication comme Wattpad nous aident à communier avec nos lecteurs. C’est à la fois grisant et dangereux pour la créativité. Poursuivre le vote pour le vote, c’est un peu comme se mettre dans la peau d’un auteur de best-sellers avant d’avoir écrit un best-seller. C’est le comble de la sénilité.
Attention, danger : connaître ses lecteurs, c’est écrire pour eux.