Avant le début du congrès Semmelweiz, je me glisse dans le musée d’art moderne. Presque par erreur. Parce qu’il fait froid. Me voilà devant une expo pop art.
Quel vieux con je suis. J’ai l’impression d’avoir déjà tout vu. Ces Warhol, Lichtenstein, Hockney… m’indiffèrent. Ils ne me disent rien de plus que ce qu’ils m’ont dit vingt-cinq ans plus tôt. Voilà pourquoi le qualificatif de pop leur va à ravir.
J’ai critiqué Proust, mais il me surprend toujours et me met en marche, même si c’est pour dénoncer son idéalisme. Là, je vois des images décoratives. Je passe devant sans m’arrêter parce qu’elles ne m’arrêtent plus, contrairement à la BD de ces mêmes années, toujours surprenantes, beaucoup plus ancrée dans son époque.
Je suis dans ce musée face à l’art officialisé par le marché, au point qu’il envahit les espaces publics et que le décrier devient politiquement incorrect. Signe de la vacuité des choses exposées : pas de banquettes ou de chaises pour s’asseoir et se plonger en elles. Non, passer, ça se consomme vite, comme une boîte de soupe Campbells.
Une seule image m’interpelle. Une photographie de paysage par Richard Hamilton. Coloriée par endroits, des zones masquées et réinventées, qui éveillent ma curiosité. Je peux enfin me laisser aller.
Plus loin des pochettes de vinyle familières, j’en ai certaines à la maison. Elles m’intéressent plus que les grands tableaux vides. Typographie, architecture, on retrouve la BD dans leur mise en forme.
Je devrais reprendre à zéro. Ne parler que de mes expériences positives. Je me donne souvent cet objectif et je n’y parviens pas. Toujours du désagréable, jusqu’à ce que quelque chose me frappe. D’abord une femme debout, appuyée contre un mur, un sac en bandoulière. Si vraie et pourtant si datée par son look. Une statue en plexi de Duane Hanson.
Puis c’est une femme nue, allongée, endormie après l’amour. D’un réalisme morbide, loin de la splendeur sensuelle des nues de Rodin. Voici donc deux femmes sculptées auxquelles je ne crois pas, mais qui grattouillent en moi un fond d’épouvante devant le périssable. J’ai la sensation d’avoir été invité par erreur dans une morgue.
Il me faut fuir. Les musées sont toujours des cimetières. J’ai besoin de retrouver la rue, le grand ciel, les ombres franches et mouvantes.
La suite de la journée s’est passée entre les salons de l’hôtel intercontinental et un grand jardin, avec une rivière et une promenade admirable. Si j’habitais Vienne, je viendrais m’y réfugier, y lire et y écrire comme je le faisais à Paris quai de l’Arsenal.
Je serais malheureux si je devais m’attarder ici. C’est trop plat, trop carré, trop froid. Il faudrait que je me réchauffe avec les gens rencontrés à l’improviste, mais ce n’est pas dans ma nature.
Nouvelle journée, commencée par une visite au musée, l’art 1900, l’heure de gloire viennoise. Autant hier le pop m’a laissé indifférent, autant les expressionnistes me bouleversent. Rien à écrire. La sensation est logée trop bas dans le ventre. Je sors de là sonné. Un orage m’empêche de fuir. Je suis prisonnier avec ces toiles terribles. Je repense au visage d’Egon Schiele sur son lit de mort, si détendu, si jeune. Ça paraît parfois si simple la mort.
Didier Pittet m’entraîne visiter les collections fermées au public du Josephinium, le musée de l’histoire de la médecine. Pas de quoi me remettre sur pied. Je découvre des sculptures en cire d’un réalisme époustouflant. C’est comme voir mon corps écorché. Ça fait mal partout d’imaginer en moi ces strates de tuyaux, de valves, de muscles. De quoi descendre des hautes sphères intellectuelles.
Ce matin, les peintres 1900 m’ont envoyé la mort dans l’esprit. Maintenant, terminé la métaphore, j’ai la mort bien vivante sous le nez.
Le musée d’art tout entier m’est apparu comme un tombeau (et ce n’est que sur sa photo plus haut reproduire que je découvre qu’il a une forme de cercueil). C’est une sensation nouvelle pour moi. Dans ma jeunesse, je trouvais toujours des œuvres pour m’exciter. Désormais, je ne retrouve que le souvenir des sensations qu’elles éveillaient en moi. Je dois chercher ailleurs la force vitale, plus sûrement dans les avancées de la science.
Le musée de la médecine est à la jonction des deux univers. À la fin du XVIIIe, des artistes et des scientifiques ont collaboré pour en créer les œuvres, comme dévoilées à l’instant, et non sans évoquer la femme nue découverte hier. L’art secret d’une époque était simplement devenu populaire en une autre.
Je retourne au Café Central, bourré à craquer. Les gens sourient, parlent, s’agitent au rythme turbulent d’un pianiste. On dirait qu’il va se passer quelque chose d’extraordinaire. Le rythme d’une autre époque souffle sur nous une atmosphère dont l’effet se dissipera vite une fois la porte franchie.
J’ai déjà mes repères dans Vienne, des lieux me deviennent familiers. Si je restais vivre ici des années, ils ne se renouvelleraient pas. J’ai remarqué cet effet à Paris, à Londres, à Seattle. Dans toutes les villes où je me suis attardé. Les premiers moments creusent des centres d’attraction bien difficiles à remplacer.
Des images de cauchemar me reviennent. Après le départ de Didier, deux docteures viennoises m’ont amené jusqu’à un autre musée, destiné aux étudiants. Elles m’y abandonnent. Je suis un long couloir circulaire. Il occupe le pied d’une tour de briques. Je passe vite. Les couteaux. Les scies. Les vieilleries qui ont pénétré des corps par centaines. Pas étonnant que la souffrance finisse par indifférer les médecins. Je ne photographie qu’avec timidité. J’ai besoin d’air. Ce besoin me revient à nouveau. La salle du Café Central m’étouffe.