Savez-vous pourquoi en France le marché du livre électronique stagne sous les 5 % du marché ? J’entends dans la salle quelqu’un parler du prix trop élevé des ebooks. Oui, vous avez raison. Mais pourquoi de tels prix ?
Si les ebooks étaient moins chers, les gens en achèteraient davantage, ce qui impliquerait un énorme manque à gagner pour les librairies physiques et en ferait couler beaucoup. On entend souvent cet argument chez certains éditeurs. Il n’est pas tout à fait faux quand on voit ce qui s’est passé aux États-Unis et en Angleterre, les deux pays où les ebooks représentent près de 30 % du marché.
Mais est-ce vraiment pour protéger les libraires que les plus gros éditeurs maintiennent des prix élevés ? J’en doute. En France, nous sommes dans une situation très particulière, où les grands éditeurs, comme Hachette et Gallimard, sont aussi de grands distributeurs. À tel point qu’ils gagnent davantage en mettant en place des livres, les leurs et ceux d’autres éditeurs, qu’en les éditant.
Ces groupes sont des transporteurs. Que le livre électronique se développe et cette martingale se casse la figure. Dans cette histoire, la fermeture des librairies ne sera pour eux qu’un dommage collatéral. Je crois qu’ils se fichent bien des libraires, sinon ils leur accorderaient des marges supérieures pour les sauver dès aujourd’hui. Nous vivons donc sous le joug du protectionnisme. Bien sûr ça ne durera pas. À un moment donné, la chute sera brutale, parce que d’autres acteurs court-circuiteront cette belle mécanique.
Un sondage effectué par Good E Reader, auprès de leurs lecteurs américains, anglais et canadiens, explique pourquoi. Quand on leur demande comment nous lirons dans vingt ans, que croyez-vous qu’ils répondent ? Si vous êtes conservateurs, vous pensez sans doute que nous resterons fidèles au papier ? Bravo, vous avez presque gagné. Avec près de 14 % des votes, le papier arrive deuxième derrière les liseuses. OK, ce n’est qu’un sondage, mais il est passionnant parce qu’il répartit les lecteurs entre beaucoups de divices, ne faisant ainsi que traduire un processus déjà à l’œuvre. Nous lisons désormais sur tablette, liseuses, téléphone, apps… Le livre ne sera bientôt plus le support privilégié.
Fâcheuse évolution pour les camionneurs qui verront leur part de gâteau se réduire à presque rien, mais elle n’est pas sans conséquence pour les auteurs eux-mêmes. Aujourd’hui, la plupart écrivent avec en tête l’idée d’un livre papier. Ils utilisent donc un logiciel pensé pour envoyer des textes sur une imprimante. Ils travaillent pour la plupart avec Word ou un de ses avatars comme Page sur Mac ou Open Office Writer.
Ces logiciels ont un point commun : le WYSIWYG. Ce que je vois à l’écran sera ce qui sera imprimé. En conséquence, beaucoup de fonctions servent à mettre en page, à choisir la typographie. Word et ses dérivés sont en fait des outils de bureautique, destinés à imprimer des lettres, des CV, des dossiers, pourquoi pas des livres. Ils ont été pensés au mieux durant les années 1980 et depuis ils n’ont pas évolué. Autant dire que la plupart des auteurs utilisent des logiciels dépassés.
Travailler avec un logiciel qui implique de penser la forme revient à se placer dans un paradigme éditorial archaïque, et donc doublement archaïque puisqu’il implique autant les outils d’écriture que ceux de diffusion. Désormais, il est impossible pour un auteur de savoir comment ses textes seront lus : sur papier, smartphone, liseuse, tablette, des apps comme Wattpad ou Feedly voire par mail… Il me paraît vital de prendre en compte cette évolution, au moment même de l’écriture, et même en amont quand on rêve à ses textes futurs.
J’ai fait comme tout le monde. J’ai écrit avec Apple Works, avec Wordstar, avec Word Perfect, puis avec Word, auquel je suis resté fidèle presque vingt-cinq ans, puis j’ai découvert Ulysses et tout a changé. Passer de Word à Ulysses a été pour moi aussi transformateur que de passer du manuscrit au traitement de texte, pas moins.
Dans mon prochain essai, La mécanique du texte, je montrerai comment, au cours des siècles, la technique influence l’écriture, comment changer d’outil c’est changer le texte même. En attendant sa parution, je voudrais simplement vous montrer comment sans Ulysses je ne serais pas en train d’écrire One minute, mon feuilleton quotidien qui vient de fêter ses trois premiers mois.
Une seule capture d’écran suffit à démontrer en quoi Ulysses diffère de Word. On ne travaille pas dans un document, mais dans un projet, imaginez-le comme un bureau avec posé dessus différentes piles de feuilles plus où moins épaisses.
Sur la gauche de l’écran, une colonne liste les projets, généralement stockés dans le cloud (et donc synchronisés avec d’autres Ulysses sur d’autres Mac ou iPad). Vous repérez sans doute le dossier 1 minute, subdivisé en trois sous-dossiers, ou groupes.
- Le manuscrit stocke les textes en cours d’écriture. On les appelle des feuilles.
- Dans la bible, on trouve d’autres feuilles où je liste mes idées, décris les personnages, les lieux, l’intrigue générale.
- Dans publié, je range les feuilles déjà diffusées sur mon blog et sur Wattpad. C’est mon livre d’une certaine façon.
La seconde colonne liste les feuilles dans le groupe sélectionné (sur la capture, celles déjà publiées). Dans la troisième colonne, c’est le texte de la feuille ou des feuilles sélectionnées. Il est saisi en Markdown, un langage de balisage minimaliste (un dièse devant une ligne en fait un titre niveau 1, deux dièses en font un titre niveau 2…).
À ce stade, c’est déjà très différent de Word, mais vous ne mesurez peut-être pas encore l’avantage. Vous constatez tout au moins que je n’ai pas un document ni des documents. Cette notion n’existe tout simplement pas sous Ulysses (logique, puisque je n’écris pas spécialement un livre, mais avant tout un texte). En revanche, nativement, on travaille dans une sorte de mode plan. La structure de l’œuvre, et même de l’atelier, se donne à voir. Tout est étalé sous les yeux de l’auteur.
Vous vous demandez peut-être à quoi correspondent les petites pastilles rouges. Sous Ulysses, on peut se fixer des objectifs. Indiquer combien de caractères doit comporter une feuille ou un groupe. Au fur et à mesure qu’on écrit, une roue tourne, sorte de compteur de vitesse. Quand on atteint l’objectif, elle passe au vert, quand on le dépasse elle vire au rouge.
Un gadget croyez-vous ? Tout au contraire. Beaucoup d’auteurs professionnels s’obligent à produire un certain nombre de signes/jour ou souhaitent des chapitres d’une taille donnée. Ulysses pense à eux, et c’est pour cette raison que je me suis enfin lancé dans One minute.
Un lecteur très rapide doit pouvoir lire un de mes chapitres en une minute, qui doivent donc avoisiner les 2 000 signes. Ainsi, tous les jours, quand je me lance, je crée une nouvelle feuille, je fixe l’objectif. Quand j’écris, je sais en permanence où j’en suis. Quand la roue passe au vert, je sais qu’il est temps de trouver une chute, qui invariablement me fait légèrement passer dans le rouge. C’est tout simplement libérateur, autant de choses automatisées auxquelles je ne penser plus.
Mais la révolution Ulysses ne s’arrête pas là. Ses créateurs ont compris cette chose aujourd’hui fondamentale : nous n’écrivons plus pour un support donné. Je dois donc travailler avec un traitement de texte qui ne se préoccupe pas de mise en forme, mais qui m’offre un environnement d’écriture le plus efficace possible et qui ne me distrait pas. Ainsi, le plus souvent, j’efface les deux colonnes de gauche et ne retrouve face à moi que le texte, avec la petite roue tout en haut. Je n’ai alors plus qu’à écrire, sans penser à rien d’autre. Terminé les polices de caractères, les marges, les mises en forme… Tout ça oublié. J’écris au kilomètre comme Kerouac sur son rouleau. Supprimer les fonctions inutiles pour l’écriture, c’est libérateur, même pour l’auteur qui ne les utilise jamais. Parce que leur simple présence perturbe. « Et si je mettais en forme… » Il est si facile de se laisser distraire quand on écrit.
Ulysses est un outil de création de textes pas un logiciel de bureautique comme Word. Il aide non seulement à écrire, mais aussi à structurer, à construire, à assembler, à documenter. Il devient alors magique. Plutôt qu’une machine à écrire améliorée, Ulysses réinvente le manuscrit ancestral, avec sa flexibilité, en lui apportant toute la puissance du numérique.
Par exemple, si je sélectionne plusieurs feuilles dans la seconde colonne, même disjointes, la troisième colonne crée un document virtuel qui permet de les lire et de les travailler consécutivement. Indispensable par exemple quand je veux parcourir toutes les minutes où je parle de Sara Cash, mon héroïne. Je peux ainsi sélectionner manuellement des feuilles, les rechercher, les taguer… Ulysses offre un mode plan démultiplié avec des possibilités d’agencement infinies. Sous Word, c’est tout simplement impossible (et sur Scrivener, c’est jouable, mais de manière bien moins élégante).
Le texte est donc écrit indépendamment de sa forme. Il ne prend forme que quand on exporte des feuilles en leur appliquant un style. D’un clic, on peut ainsi générer du Word, des PDF, des ebooks, du HTML… et demain tout ce qui reste à imaginer.
Aujourd’hui, trop souvent, l’édition fonctionne comme s’il n’existait qu’un seul mode d’exportation. Elle restreint ses possibilités. Le simple passage de la profession à Ulysses suffirait à invalider le modèle unique du livre et faire prendre conscience à tous les acteurs de la pluralité des formats de lecture.
PS1 : Pour expérimenter Ulysses sans Ulysses, vous pouvez tester la nouvelle écriture directement sur le Web avec GitBook ou une multitude d’autres outils.PS2 : Texte écrit en préparation d’une petite intervention lors des rencontres interprofessionnelles « Acteurs du livre face aux bouleversements du numérique », Florac le 3 avril 2015.