Ce matin, je m’éveille avec l’idée d’en savoir plus sur John Snow. Réflexe naturel, mais à perdre de toute urgence, je lance une requête sur Google. Bien que j’aie tapé « John Snow », je n’obtiens que des résultats pour « Jon Snow », un des héros de Game of Thrones.
Alors un étrange sentiment me vient. J’ai l’impression d’assister en direct au mariage de l’Histoire et de la fiction, de voir en accéléré les faits et les on-dit s’interpénétrer, se colorer les uns les autres. Pour quelqu’un qui regarde le monde à travers Google, John Snow ne peut être que le fils d’Eddard Stark.
C’est un peu comme si j’avais embarqué dans une machine à voyager dans le temps. Un nom sonne comme un autre, les faits et gestes des deux personnes alors s’embrouillent et l’Histoire laisse place à la légende.
Ce travail de réécriture des faits par les mots au sujet des faits a été depuis longtemps identifié par les historiens, mais ce matin, je le vois se jouer sous mes yeux par l’entremise de Google, cette loupe à déformer le monde et à amplifier les aberrations.
Parce que le John Snow qui m’intéresse est un médecin britannique, fondateur de l’épidémiologie, célèbre pour avoir enraillé à Londres l’épidémie de choléra de 1854. Un John avec un h, un John qui a bel et bien existé et que Google enterre une seconde fois au profit d’un personnage de fiction à la mode.
La TV ne colorait pas notre dictionnaire. Elle laissait nos livres d’histoire tranquilles. Maintenant que nos livres sont sur le Net, et avec eux notre mémoire, tout se brouille. Accéder à une information différente de celle communément recherchée par tous exige un effort de plus en plus grand. Internet massifie la culture plus que le livre, plus que la radio, plus que la TV.
Je n’aime guère ce phénomène. Qui dit massification, dit uniformisation, généralisation possible de la moindre ânerie, du moindre extrémisme. Une fois tout le monde nourri de la même fiction, tout le monde devient manipulable avec beaucoup plus d’aisance. Le Net ne crée pas une population en révolte permanente comme nous l’avions cru à ses origines, mais une population soumise à quelques dictats idéologiques.
Nous avons espéré l’émergence de zones d’autonomie temporaire, nous devons réviser nos mots : Remplacer « zones » par « globalité », « autonomie » par « dépendance », « temporaire » par « définitif ». Google par son hégémonie signe-t-il l’émergence d’une globalité de dépendance définitive ?
Malgré moi je rejoins de plus en plus fréquemment les technocritiques. Il faudrait être aveugle pour ne pas voir ce qui se joue, d’autant que nous avons la chance extraordinaire de pratiquer une autopsie sur un corps vivant, étude souvent désespérante, mais qui révèle parfois des parcelles lumineuses, telle cette propension de l’Histoire à se fondre dans la fiction et inversement. J’aime cette idée selon laquelle nous pouvons construire le monde avec l’aide de notre imaginaire. C’est d’ailleurs pour cette raison que me suis intéressé à John Snow ce matin, mais je vous raconterai pourquoi plus tard.
PS1 : « Lorsque toutes les corrections qu’il était nécessaire d’apporter à un numéro spécial du Times avaient été rassemblées et collationnées, le numéro était réimprimé. La copie originale était détruite et remplacée dans la collection par la copie corrigée. Ce processus de continuelles retouches était appliqué, non seulement aux journaux, mais aux livres, périodiques, pamphlets, affiches, prospectus, films, enregistrements sonores, caricatures, photographies. Il était appliqué à tous les genres imaginables de littérature ou de documentation qui pouvaient comporter quelques signification politique ou idéologique. Jour après jours, et presque minute par minute, le passé était mis à jour. On pouvait ainsi prouver, avec documents à l’appui, que les prédictions faites par le Parti s’étaient trouvées vérifiées. Aucune opinion, aucune information ne restait consignée, qui aurait pu se trouver en conflit avec les besoin du moment. L’Histoire toute entière était un palimpeste gratté et réécrit aussi souvent que c’était nécessaire. Le changement effectué, il n’aurait été possible en aucune cas de prouver qu’il y avait eu falsification. » Orwell, 1984, citation suggérée à propos par Jacques Rosselin.
PS2 : Des internautes discutent de ma mauvaise foi, disant que j’aurais pu saisir une requête plus complète. C’est bien sûr ce que j’ai fait en seconde intention, mais j’ai trouvé extraordinaire de voir la fabrique de l’Histoire dévoilée au grand jour. Ce n’est pas Google le sujet de l’article, mais le processus historique comme l’a bien compris Jacques Rosselin en citant Orwell. D’ailleurs, pour bien des sujets, Wikipédia est désormais un meilleur moteur de recherche que Google (malheureusement incomplet à cause de l’intégrisme sourcier des Wikipédiens).