Les gens qui prennent le train en marche nous ressortent sans cesse les mots qui avaient du sens dans les années 1990, voire dans les années 2000 mais qui désormais ont été dépouillés de toute substance.

J’éprouve une grande lassitude à contempler mon fil Twitter. D’entendre qu’il faut politiser le Net. Que la révolution numérique se prépare. Que nous changeons d’époque (en bien). Ces propos démontrent simplement un manque de culture, une curiosité nulle, une propension à se croire un prophète du moment qu’on peut tout dire sur les réseaux sociaux.

Vous voulez politiser le Net, allez donc lire La déclaration d’indépendance du Cyberspace, 8 février 1996, John Perry Barlow. Le Net a toujours été politisé. Justement, il ne l’est plus, parce qu’il est devenu un simple service pour des milliards d’internautes (et les millardiares qui les abrutissent).

Par politisé, vous voulez peut-être parler de l’intervention des gouvernements. Pensez donc à la loi renseignement en France. La politique traditionnelle est entrée dans le Net pour le pire plutôt que le meilleur. La totale incompréhension de cet écosystème conduit tout simplement à sa destruction. Il est peut-être grand temps de dépolitiser le Net en ce sens, à moins qu’un éclair de génie ne frappe par hasard un conseiller ministériel (chose bien improbable, il me suffit de lire cet interwiev de Benoît Thieulin pour m’en persuader).

Vous parlez de la révolution numérique, c’est sans doute que vous avez attendu de vous payer un smartphone pour comprendre qu’il se passait quelque chose, ou plutôt que quelque chose s’était passé, sans que vous en preniez conscience. La révolution numérique est derrière nous. Désormais, nous assistons simplement à une ultracapitalisation numérique. Avec des jeunes privés de tout scrupule éthique ne rêvant que de lancer des startups qui seront demain rachetées.

La révolution numérique a échoué à changer le monde (en bien). Elle l’a même conforté dans ses pires travers. La société est plus hiérarchisée que jamais, ne serait-ce que parce que les riches sont toujours plus riches et forment une caste de plus en plus nettement distante du commun de mortels (ce n’est pas une révolution).

Nous changeons d’époque, peut-être, mais pas pour aboutir à quelque chose de neuf dans notre Histoire, au contraire, nous régressons à une sorte de féodalisme numérique, qui implique une mise en péril des libertés les plus élémentaires. Vous voulez toujours parler de révolution ?

L’aveuglement traverse tous les domaines jusqu’à la critique littéraire, incapable d’attraper au vol ce qui hier déjà était neuf et qui tente désespérément d’appliquer ses vieux critères de jugement, avec cette croyance flippante que le langage est une chose en soi, surplombant de haut le monde, sans qu’il ne l’influence dans toutes ses fibres.

Je suis plus triste qu’énervé, peut-être parce que durant 15 ans nous avons rêvé à la suite de John Perry Barlow. Nous avons cru à la révolution, jusqu’à ouvrir les yeux. Désormais, ceux qui emploient encore ce mot font du mal à nos espoirs, parce qu’ils les enterrent sans même en prendre conscience. J’ai envie de les traiter de collabos, ils ne sont rien d’autre au regard de la révolution. Ils la combattent de toute leur force et ont la perversité de se faire passer pour des révolutionnaires.

Si j’étais sain d’esprit, je me tiendrais désormais à distance du Net. C’est sans doute le geste le plus hautement politique désormais à ma portée. Dans 1 Minute, j’imagine le mouvement Hypo qui rassemble des geeks sous connectés. Je suis désormais quasi sûr que cette évolution est inévitable… et peut-être que la révolution viendra de ses frontières obscures au-delà desquelles vivent les barbares (et les vieux révolutionnaires désillusionnés).

PS : J’évoque le petit repaire de Framasphere avant que quelqu’un ne l’évoque dans un commentaire… J’avais l’illusion qu’on pourrait être tous ensemble sans se réfugier dans des territoires isolés.

Le vieux révolutionnaire préfère regarder les canards au bord du lac que les cancans sur le Net.
Le vieux révolutionnaire préfère regarder les canards au bord du lac que les cancans sur le Net.