Florence Thérond et Marie-Eve Thérenty organisent le 26 novembre à Montpellier une journée sur les formes brèves dans la littérature web. À cette occasion, Oriane Deseilligny parlera de One minute. Et moi, qu’est-ce que je pourrais en dire ?

Comme tous les romans, il repose sur trois axes : un projet narratif (ce que je veux raconter, les idées à développer, les sentiments à exprimer, des choses encore vagues à faire surgir…), un projet formel (comment je vais raconter ? à la première personne ou à la troisième avec focalisation interne ou externe ? avec des chapitres courts ou longs ? au passé ou au présent ? …), un projet technique (comment je vais faire passer le roman de ma tête à mon écran, puis de mon écran aux lecteurs).

Pour la plupart des auteurs, le projet narratif oblitère les deux autres. Ils choisissent une forme standard et ne questionnent ni la littérarité de leur œuvre en gestation ni la mécanique du texte. Au contraire, les nouveaux romanciers ont prioritisé le projet formel. Et aujourd’hui, avec le Web et la diversité des outils d’écriture disponibles, il me paraît difficile ne négliger le troisième (exactement comme un peintre se préoccupe des pinceaux et des pigments).

De tous mes textes, One Minute est celui où les trois axes s’harmonisent le mieux, les uns induisant les autres quel que soit le bout par lequel je les prends (par opposition, La quatrième Théorie, écrit sur Twitter, était avant tout un projet mécanique, vaguement narratif, pas du tout formel).

Le projet narratif

  1. J’ai toujours aimé l’idée d’un moment décisif qui change le cours de l’Histoire (genre le météorite de Chicxulub qui extermine les dinosaures). Donc, écrire un tel moment, et seulement lui.
  2. Selon moi, métaphoriquement, notre époque ressemble à un barrage derrière lequel s’accumule de plus en plus d’eau. Depuis que je suis enfant, j’ai l’impression que la rupture est imminente. J’ai eu envie de décrire ce fil du rasoir, de parler de notre époque, en tout cas telle que je la perçois, avec ses potentialités positives et négatives, de me centrer sur un moment de conscience collective, un moment décisif qui nous relierait tous, celui de la rupture franche entre un avant et un après.
  3. J’aurais pu raconter un craquement comme 9/11, j’ai préféré imaginer quelque chose de plus radical, un contact avec une autre civilisation (parce qu’un contact me paraît chargé d’espoirs et de fantasmes, parce qu’il est improbable, parce que nous découvrons sans cesse de nouveaux systèmes stellaires, parce que c’est ridicule de se croire seuls dans l’univers, parce que c’est une façon de revisiter bien des thèmes : le père, dieu, l’étranger, le sauveur…).
  4. Derrière le barrage, nous avons un monde d’accumulation et d’empilement, où les figures archétypales sont moins puissantes que par le passé. Il existe des millions d’écrivains, d’artistes, de penseurs, de scientifiques, tous avec des choses intéressantes à dire. Du côté politique, ça va, ça vient. L’époque n’est pas aux héros, mais aux foules intelligentes (Le cinquième pouvoir). Il me fallait passer peu de temps avec chacun des personnages et donc les multiplier, d’où la volonté d’écrire 365 minutes au minimum.
  5. Plutôt que d’ouvrir les vannes qui libéreraient les tensions, collectivement nous colmatons les brèches, repoussant pour plus tard le moment de la catastrophe. Le désir de contrôle et les hiérarchies nous empêchent d’accroître notre niveau d’intelligence collective et donc de résoudre les problèmes complexes qui nous explosent à la figure au XXIe siècle.
  6. Nous vivons au rythme de la technologie pour le meilleur et pour le pire. Impossible de raconter notre époque sans introduire partout la technologie.

Le projet formel

Pour décrire l’état mental de l’humanité à un moment charnière de son histoire, il me fallait une forme adaptée à cet état (la même forme aurait introduit une dissonance si j’avais décrit avec une minute antérieure au XXIe siècle).

  1. Refuser le héros et donner la parole uniquement aux seconds rôles, dans l’idée de montrer que nous faisons tous l’Histoire (refus du modèle hiérarchique). Parler d’aujourd’hui par une myriade de points de vue. Reprendre et amplifier le mécanisme du Quatuor d’Alexandrie de Lawrence Durrell (avec une pensée pour la série The Affair). La vérité n’existe pas. Sara Cash est tantôt une beauté, tantôt une laideur (et le point faible de l’époque parce que trop de gens s’intéressent à elle).
  2. Illustrer la complexité du monde en trouvant une forme qui accumule des faits simples mais les noue entre eux d’une myriade de relations.
  3. Laisser le lecteur réédifier l’histoire à partir d’une multitude d’échantillons (sur le principe de la musique numérisée) plutôt que lui servir une version définitive (auteur non autocratique). Le lecteur peut choisir, sauter, réordonner… par lieux, par thèmes, par fuseaux horaires. Vague projet de diffuser le texte final sous forme d’une application.
  4. La non-linéarité devient naturelle quand le temps s’efface, quand le début peut aller à la fin et inversement. Le roman devient alors géographique et non chronologique. Le sommaire prend la forme d’une carte. L’histoire avance dans l’espace et non dans le temps. Il faut donc pousser le principe classique de l’unité de temps jusqu’à faire éclater le temps, ainsi que les autres unités (le lieu : partout, les faits : innombrables). Casser les structures narratives pour casser les vieux modèles politiques qu’elles véhiculent.
  5. L’accumulation des échantillons crée une sorte de pointillisme littéraire (qui évoque Tous à Zanzibar de John Bruner, 1968). Cette technique s’apparente à celle des des séries TV avec des épisodes qui font avancer l’histoire générale (ouvrent des pistes, en développent, en ferment), d’autres qui se suffisent à eux-mêmes (ils participent au sentiment polyphonique, à la sensation de complexité).

Le projet technique

Les outils et leurs contraintes déterminent One Minute au moins autant que les projets narratifs et formels.

  1. Accepter l’interaction avec les lecteurs, c’est accepter l’imprévu et s’abandonner à la complexité de l’époque (indispensable quand on en fait le sujet d’une narration).
  2. Pour entretenir l’interaction, il faut publier souvent, pourquoi pas tous les jours, ce qui implique d’écrire quasiment en temps réel et d’ouvrir l’atelier pour laisser entrer le lecteur (ce qui s’est traduit pas de nombreuses minutes inspirées par eux).
  3. Publier tous les jours implique d’écrire tous les jours, soit l’équivalent de deux pages de roman pour que ce soit tenable sur la distance (un temps de lecture compris entre une et deux minutes). Cela revient à faire du long avec du bref (principe des romans-feuilletons, technique que j’ai déjà employée pour La Quatrième théorie). La brièveté est adaptée à la publication quotidienne, elle est induite par cette possibilité technique.
  4. Glissement du blog à Wattpad pour aller où se trouvent les lecteurs de romanesque, glissement qui a entraîné un glissement dans l’histoire, avec notamment l’apparition de nombreux adolescents (les analystes qui symbolisent l’intelligence collective).
  5. La narration géographique n’a été possible qu’avec un traitement de texte compatible : Ulysses. Avec Word ou équivalent, on a peu de documents, chacun assez lourd. Ulysses m’a permis de travailler à l’échelle de la minute, chacune avec ses tags. Mon bureau était par nature non linéaire. Je n’ai pu me lancer que rassuré par l’outil, que soutenu par lui (l’idée était ancienne, formulée dans J’ai débranché en 2011, mais avant Ulysses impensable pour moi).

À ce jour, j’ai publié 314 minutes, j’en ai écrit 365, et j’en écrirai peut-être plus au grès des interactions avec les lecteurs (surtout pour répondre à leurs dernières questions).

Structure de mon dossier de travail sous Ulysses avec les stats affichées.
Structure de mon dossier de travail sous Ulysses avec les stats affichées.

Mon histoire est un foutoir vaguement cartographié en mind mapping. Je suis souvent resté perplexe devant ce bazar qui au final résume le projet.

La carte de mon histoire…
La carte de mon histoire…

J’ai parfois regretté le côté SF, à mon sens indispensable pour décrire notre époque, mais aussi trop accroché à elle, à un état provisoire, qui implique le vite démodé, alors germe en moi un autre projet, avec juste des hommes et des femmes, un entre eux… c’est encore très vague, ça pourrait s’appeler Trois minutes.