Depuis longtemps, quelque chose me gêne avec la littérature Web, c’est justement le Web lui-même et sa centralisation, précisément le fait qu’il existe des sites Web qu’il faut maintenir en ligne, sans cesse mettre à jour, optimiser, défendre contre les hackers, contre l’obsolescence technologique, contre l’entropie…
Pour cette raison, je reste adepte du texte mobile, détaché de tout support, lisible en toute circonstance et en tout temps. Je suis donc fan tout simplement du livre, qu’il soit papier ou numérique. Une fois diffusé, un livre vit de lui-même. Il est en quelque sorte infalsifiable, on ne peut falsifier que certains de ses exemplaires. Et puis je préfère que les lecteurs attirent à eux mes textes plutôt qu’ils aillent les lire sur mon site. Devenir le possesseur d’un texte me paraît symboliquement plus fort.
Reste que le Web nous a fait découvrir des possibilités littéraires auxquelles j’aurais bien du mal à renoncer : interactivité (commentaires en temps réel…), immédiateté (le send…), liberté (de publier ou non…), trois possibilités bien plus spécifiques à l’écriture numérique que la non-linéarité, certes indissociable du Web mais en rien spécifique à l’écriture Web comme l’explique Marcello Vitali-Rosati.
Pour concilier les nouvelles possibilités propres au numérique et l’infalsifiabilité du livre, son autonomie, sa résilience, il nous faut inventer une nouvelle forme de livre. Nous placer après le codex, après le poche, après l’ebook, après le Web. Petit miracle technologique : blockchain nous offre sur un plateau la solution.
Une blockchain n’est au fond rien d’autre qu’un livre (voir ici une explication limpide), où plutôt une sorte de registre notarié, lisible par tous et où les écritures dûment horodatées sont garanties valides. Avec une particularité essentielle : la blockchain n’est pas localisée mais distribuée.
Alors je rêve de publier des bookchains. Chacun de mes lecteurs hébergerait une partie de la chaîne. Tous seraient capables de commenter, anoter, discuter. Je resterais capable de corriger, augmenter, transformer. Toutes ces opérations s’inscriraient dans le temps. Elles seraient historisées. Nous aurions simultanément les fonctions sociales propres au Web sans rien perdre de l’autonomie du livre antique.
On peut voir ces bookchains comme des sites Web sans serveur, des sites Web distribués, non pas dans le clood, mais entre tous les lecteurs. Plus ils seraient nombreux, plus l’infalsifiabilité et la pérennité de la chaîne augmenteraient. L’accès à la bookchain pourrait très bien impliquer un paiement reversé à l’auteur, avec même un dividende pour tous les lecteurs propulsant la bookchain vers d’autres lecteurs. Une nouvelle chaîne du livre pourrait naître. Une fusion des logiques papier et Web. Avec rémunération éventuelle de tous les acteurs (les libraires deviendraient hébergeurs et prescripteurs de la bookchain).
On peut imaginer une bookchain par livre, par auteur, par éditeur, par librairie… Les bookchains pourraient se parler. Les interactions circuleraient en tous sens.
J’en suis au stade de la fantaisie, juste parce que la possibilité technique est là. Je vois surtout un moyen de relier plus étroitement que jamais les auteurs et leurs lecteurs, les lecteurs entre eux. Les auteurs Web descendraient de leur chez eux. Nous partagerions un espace numérique. Nous l’habiterions ensemble.