Depuis longtemps Marcello Vitali Rosati est dans mon paysage numérique, sans que j’ai même gratté sa théorie de l’éditorialisation. Et puis nous allons nous croiser dans un mois à Lyon, un autre chercheur en littérature me parle de lui, même me demande comment je me positionne par rapport à ses travaux… alors je demande à Marcello par où commencer. Il me pointe vers What is editorialization ?

Si j’ai bien compris, l’éditorialisation c’est l’action de mettre en forme l’information, de la diffuser, de la structurer, de la représenter (la liste est longue), c’est en gros mon boulot au quotidien. Quand Google affiche un résultat de recherche, il éditorialise des bribes d’information pour nous les présenter hors de leur contexte source.

Au début du texte, je tombe sur une assertion pour moi choquante :

[…] one could make the mistake of imagining that a non-mediated relationship with information is possible – which is clearly not the case, as the work of McLuhan and his disciples in media studies made clear.

Quand le matin, un premier rayon de soleil me touche et que je reçois l’information « Le soleil se lève », peut-on dire que cette information a été médiatisée ? Les photons portent l’information, mais ils sont en même temps le phénomène. Dans ce cas, il n’existe selon moi aucune médiatisation (et aucun médiateur, surtout conscient). De nombreuses informations ne sont jamais médiatisées, elles vont par elles-mêmes, dans leur pur état d’information.

Dans La Bohème et l'Ivraie, Ayerdhal imagine le kinéïrat, l’art de projeter ses émotions directement dans les autres esprits, une chose qui si elle était possible réfuterait McLuhan, qui au final n’a rien ajouté aux travaux de Shannon, sinon un enrobage littéraire (ce qui fait de McLuhan un artiste et non un scientifique).

Il existe donc selon moi des informations non médiatisées, même si toute information, pour être échangée, doit être émise (le soleil), véhiculée par un canal de transmission (les ondes électromagnétiques, que je ne peux assimiler à un média) et éventuellement reçue (par mes yeux). On aurait donc :

  1. Des informations brutes, non médiatisées.
  2. Des informations médiatisées (je pense à une chose, je la transforme en mots et en phrases).
  3. Des informations éditorialisées (je pense à une chose, je réfléchis à la façon de la transmettre, je l’organise…).

L’éditorialisation introduirait donc une certaine réflexivité dans le processus de communiquer (le soleil communique sans médiatiser et sans éditorialiser, il m’arrive souvent de parler sans éditorialiser, et même d’écrire ainsi, et c’est alors que j’écris vraiment). Reste que si je veux publier un texte, je dois l’éditorialiser, même si c’est à minima (cela ne se réduit pas à éditer, mais également à choisir où publier, à quel moment, sous quelle forme, sous quelle licence… possibilités démultipliées par le numérique).

D’une certaine façon, la plupart de nos écrivains contemporains n’éditorialisent pas eux-mêmes, ils choisissent un processus d’éditorialisation cristallisé, ils supposent même qu’il n’existe qu’une possibilité, ils n’y songent même pas (et donc n’envisagent pas de la réinventer). Il se trouve qu’aujourd’hui éditorialiser est un art, peut-être avec des précurseurs comme Marcel Duchamp ou Andy Warhol. En tant qu’auteur numérique, je ne me contente pas d’écrire. Je suis un éditorialiste. J’aime cette idée de l’auteur augmenté. Merci Marcello (même si je déforme et me réapproprie le machin à ma sauce).

Cette théorie de l’éditorialisation m’aide à prendre conscience des processus que je mets en œuvre au quotidien. Quand je décris mon travail sur Résistants, je ne fais que tenter d’externaliser le processus d’éditorialisation qui se joue en moi, et j’en révèle en même temps les mécanismes purement numériques, notamment la possibilité d’interagir avec les lecteurs à un niveau très intime (cette externalisation devient à son tour éditorialisation de l’éditorialisation).

The opening up of editorialization in relation to printed editing involves a certain loss of control on the part of the writer/editor/publisher with respect to content. The writer/editor/publisher become only part of an editorial process that has itself become much larger in scope.

Je me revendique de cette dynamique quand je décide de disséminer mes textes plutôt que de les garder sur mon blog (si je me contentais d’être blogueur, je serais un écrivain éditeur, et non un écrivain éditorialiste). J’accepte de perdre le contrôle jusque dans le choix le plus élémentaire de la forme narrative. Je fais entrer le lecteur dans le processus créatif, pour faire en sorte qu’il me dépasse (et me surprenne).

Marcello me suggère une très belle possibilité : l’éditorialisation serait l’acte de vitaliser dans l’espace numérique, en ce sens que les contenus comme les personnes ou les lieux physiques, un restaurant par exemple, seraient en ligne des agents autonomes, en quelque sorte organiques. Les serveurs, les liens, les fibres optiques constitueraient un monde où les contenus auraient leur vie propre. Éditorialiser serait alors donner la vie. Ce serait une maïeutique numérique.

Marcello propose une définition moins métaphysique :

Editorialization is the set of dynamics that produce and structure digital space. These dynamics can be understood as the interactions of individual and collective actions within a particular digital environment.

J’avoue que je reste pantois. Un nouveau câble translatantique serait de l’éditorialisation ? C’est dérangeant, mais très vite évident. Par exemple, ADSL a changé nos usages, et donc les contenus que nous pouvions diffuser et créer. Davantage de câbles implique une maïeutique différente. De nouvelles possibilités culturelles apparaissent qui éventuellement deviendront technologiques à leur tour. L’éditorialisation est un processus global, technique et culturel (voilà pourquoi je continue à coder, pour tenter de ne pas trop boîter dans le monde numérique).

Je commence à saisir la notion d’éditorialisation. Une chose que nous faisons tous le plus souvent sans conscience, et qui une fois conscientisée aide soudain à mieux voir, et à mieux se voir, à mieux se comprendre. J’éprouve la même jubilation quand j’apprends à nommer une nouvelle plante en garrigue. Savoir la désigner m’aide à mieux jouir du monde. Ce matin, je me découvre éditorialiste. Je ne fais pas qu’écrire, je sculpte l’espace numérique, je le construis en même temps que j’en suis l’usager et le citoyen. J’abandonne la conclusion à Marcello :

Editorialization, we can therefore conclude, is a way of producing reality and not a way of representing it.

Lisez donc Ayerdhal au passage.
Lisez donc Ayerdhal au passage.