En 2008, crise financière et renflouement des banques à coups de milliards, pas de réaction. En 2009, loi Hadopi et limitation des libertés internet, pas de réaction. En 2014, loi Cazeuneuve qui autorise notre surveillance numérique, pas de réaction. En 2015, institutionnalisation de l’état d’urgence, pas de réaction. En 2016, volonté de modifier le droit du travail et c’est une levée de boucliers. J’aimerais savoir pourquoi. Avec mes gros sabots, je vois deux familles de réponses (non exclusives l’une de l’autre).

  1. C’est la goutte qui fait déborder le vase. Trop, c’est trop. Un vent de révolte se lève.
  2. Jusque là, toutes les mesures évoquées n’affectaient pas les citoyens honnêtes et c’est différent avec le droit du travail. Quand on touche à leurs acquis, les Français se rebiffent (et, inévitablement, certains tirent des avantages personnels du mouvement populaire – ce point est très important).

Ces deux possibilités se résument par deux qualificatifs applicables aux Français :

  1. Révolutionnaires/Progressistes.
  2. Réactionnaires/Conservateurs (avec tendance collabo).

Il va de soi que la première option me séduit et que je ne peux que l’encourager (peu importe le déclencheur). Le monde avec ses problèmes nouveaux a besoin de réponses nouvelles. Il me paraît donc important de discuter de la seconde attitude, car elle est plus problématique, et symptomatique d’un mal profond.

C’est quoi le droit du travail, sinon un contrat entre un employeur et un employé, et donc le présupposé que la société est ainsi coupée en deux classes. Un révolutionnaire est conscient que cet état de fait est transitoire. Il n’a pas toujours existé (avant, c’était l’esclavage) et il n’existera pas toujours (cette notion de classe bafoue les droits de l’homme).

Le révolutionnaire est bien sûr conscient que des millions de personnes vivent sous la juridiction du droit du travail (lui-même bien souvent). Il comprend leur inquiétude. Il les encourage à se battre.

Le révolutionnaire a également compris la crise financière de 2008. Il a compris comment le gouvernement a renfloué les banques avec lequantitative easing, c’est-à-dire en leur ouvrant des lignes de crédit. Dit autrement, ce tour de passe-passe s’appelle la création monétaire. Beau cadeau pour les banques, soudain plus riches et qui ont alors accordé des crédits aux plus riches pour maximiser leurs rendements. Conséquence : la manne gouvernementale a creusé l’écart entre les 99 % les plus pauvres et le 1 % des plus riches (notamment les patrons).

En 2008, le révolutionnaire n’a pas compris pourquoi personne ne réagissait. Il a tout de suite vu une autre solution à cette crise : plutôt que distribuer l’argent aux banques, il suffit de le distribuer à chacun de nous. On appelle ça le quantitative easing for people, ou plus simplement le revenu de base. De manière inconditionnelle, nous recevons tous le surplus monétaire indispensable au bon fonctionnement de la société.

Le révolutionnaire milite donc pour l’instauration d’un revenu de base. Si tous les mois nous recevions tous de quoi nous loger et manger, nous serions beaucoup plus sécurisés, beaucoup plus libres, beaucoup plus mobiles, beaucoup plus flexibles.

Le révolutionnaire devient tout rouge quand le gouvernement au nom de la sécurité intérieure s’attache à contrôler le Net. C’est une atteinte directe au plus de liberté nécessaire pour qu’une société progressiste invente des solutions nouvelles aux maux nouveaux. Tout est lié. Tout est clair. Le gouvernement s’acharne à réduire la liberté des foules pour favoriser la caste des 1 % (nous aurons besoin de beaucoup de liberté pour créer des monnaies libres à revenu de base).

2016 arrive et survient une nouvelle attaque : réformer le droit du travail, favoriser les patrons au détriment des salariés. C’est dans la continuité, mais paradoxalement le révolutionnaire ne tique pas.

Dans la société de demain, avec le revenu de base, le droit du travail du XXe siècle n’a plus aucun sens. Il n’est même pas pertinent (avec un revenu de base, j’ai droit de dire merde quand je veux à mon patron, je ne dépends plus de lui, il est mon égal, il doit me chouchouter s’il ne veut pas que je me barre ailleurs). Si donc des gens s’énervent à ce moment précis, c’est parce qu’ils ne sont pas révolutionnaires (sinon ils auraient réagi bien avant une réforme d’un contrat déjà obsolète). Ils ne se placent pas dans la perspective du revenu de base et de la fin du quantitative easing pour les banques. Ils se lèvent parce que, pour la première fois, ils se sentent attaqués personnellement.

S’il y a fronde, c’est au mieux pour exprimer un mécontentement grandissant aux racines non analysées. Si nous nous dressons par millions juste pour sauver un statu quo, nous ne gagnerons rien. Nous contenter d’empêcher la réforme du droit du travail ne sera pas une victoire, mais la reconnaissance que nous avons collectivement refusé de nous battre pour les questions qui déterminent notre avenir, toutes bien plus importantes qu’un droit du travail du passé.

Attention, je ne dis pas qu’il ne faut rien faire et se taire une fois de plus. La révolte d’aujourd’hui doit être une goutte d’eau à replacer dans un contexte plus large, celui de la bataille contre les 1 %. Nous ne devons pas nous contenter de résister, il nous faut imposer des changements sans lesquels nous nous préparons des lendemains peu réjouissants, de toute évidence sous le règne du totalitarisme. Nous devons choisir la liberté de tous contre la liberté de quelques-uns.

Une fois conscients, nous pouvons manifester, faire grève. Mais prudence. Pour commencer, n’écoutons pas les conservateurs qui comme Fred Turner déclarent au sujet d’Occupy Wall Street :

On ne voyait pas de gens protester et former des partis politiques, ce qu’on voyait c’était des gens qui descendaient dans la rue pour “Occuper” en pensant: “Je vais être moi-même en public, et tout va changer”… Eh bien non! … Ça n’a pas eu d’impact structurel, parce que nous n’avons pas fait le travail politique. Alors oui on peut dire “nous sommes les 99 %, on se sent bien, c’est super”, mais ça ne change pas les institutions politiques. Et c’est une de mes peurs : je pense qu’Occupy est une des survivances de la période du nouveau communalisme, et du fait de s’être détourné de la politique.

Fred Turner demande de la politique à l’ancienne, de bonnes vielles manifs, des épreuves de force, et pourquoi pas un peu de sang, je suppose. Nous savons à quoi ont conduit ces méthodes : au monde dans lequel nous vivons. Elles l’ont créé, entretenu, légitimé. Nous devons changer nos méthodes de contestation si nous voulons changer notre monde.

Nous n’avons pas besoin d’une grande armée unifiée derrière un seul drapeau. Nous devons être innombrables et divers. C’est la seule possibilité si nous voulons accroître notre intelligence collective. Agissons comme hier, nous récolterons le monde d’hier ; un temps peut-être avec l’illusion d’un mieux, mais pour aussitôt voir ressurgir les mêmes problèmes (d’autant que les problèmes globaux n’attendent pas pour s’aggraver).

La révolte doit être autant collective qu’individuelle. Elle ne doit pas être dirigée par un leader (personne ne tire profit d’une révolte décentralisée contrairement aux anciennes modalités centralisées), elle ne doit pas avoir de porte-parole (et tous ceux qui endossent déjà ce rôle symbolisent l’ancien monde, ils jouent dans le camp des 1 % avec l’espoir d’y accéder, le conservatisme est leur terroir). Face au gouvernement, nous devons tous nous dresser, chacun où nous serons les plus efficaces. Nous pouvons occuper l’espace social, nos rues, nos lieux publics, nos transports publics, nos réseaux de communication. Nous pouvons montrer notre refus et exiger des changements, et surtout pas nous contenter d’une simple reculade (qui serait la victoire d’un parti pire que celui au pouvoir).

Résumé :

  1. Les conservateurs manifesteront contre la réforme du droit du travail et en faveur du monde d’hier.
  2. Les révolutionnaires occuperont la société pour parler des véritables réformes qui nous feront regarder demain avec des yeux brillants.

Occupy Wall Street n’a rien donné que pour les aveugles. Opération de terrain après opération, nous inventons une méthode pacifique pour transformer le monde. Derrière le barrage l’eau s’accumule peu à peu. Ne cherchons pas à mesurer nos avancées en termes de victoires ou de défaites. Nous avançons vers un monde plus qualitatif et les qualités ne se mesurent pas, elles s’éprouvent.

Je n’ai écrit ce texte que pour montrer que le soulèvement esquissé à ce moment précis et pour les raisons évoquées est de nature réactionnaire plutôt que révolutionnaire. Peut-on passer de la réaction à la révolution constructive ? J’en doute. La réaction amène souvent toujours plus de conservatisme (et d’extrémisme).

Pour que le mouvement naissant entre dans l’histoire, il doit, à partir d’une goutte de trop, briser le barrage en se saisissant des idées nouvelles, avec une perspective heureuse pour nous tous. Il doit oublier ses prémices conservatrices pour rejoindre la révolution.

Photo Paul Stein, 2011
Photo Paul Stein, 2011

PS : Ce billet se prolonge d’une explication de texte…