Je viens là pour méditer, peut-être pour interrompre la boucle de mes pensées. Je ne suis pas totalement heureux avec ma position d’auteur. Les éditeurs boudent One Minute, sans doute mon texte le plus abouti, c’est assez rageant. Je ne peux pas leur en vouloir, je n’ai pas non plus envie de les courtiser plus longtemps. J’en suis à une étape charnière. Je peux vendre à des éditeurs des projets, des textes non écrits, mais plus difficilement des textes qui ont jailli poussés par leur propre nécessité. C’est un des paradoxes de notre monde éditorial.
Si j’avais de gros succès derrière moi, je pourrais faire publier ce que je veux. Quand une rencontre me suggère de contacter un éditeur avec qui je pourrais m’entendre, je me fends d’un mail. Juste pour dire coucou. Je colle ma mini bio, renvoie vers le blog, dis que je suis open pour discuter. L’autre ne me répond même pas.
Pourquoi encore discuter avec les éditeurs ? Je n’ai plus rien à me prouver en leur arrachant leur accord. J’ai franchi cette étape plusieurs fois. Reste que j’aime travailler avec eux, ça me sort de la solitude de l’écriture, ça me pousse à retravailler un cran plus loin mes textes. Est-ce que ce plaisir paye les déplaisirs de la négociation ? De moins en moins.
La solution est toute simple : me déclarer 100 % indépendant alors que je le suis pas vraiment pour mes textes longs, ce que nous appelons encore trop souvent des livres. J’ai écrit il y a deux ans un Manifeste d’indépendance des auteurs, je ne l’ai pas publié parce que moi-même je n’ai pas franchi le pas.
Il ne s’agirait pas de renoncer à l’édition, mais de traiter les éventuels éditeurs comme des partenaires commerciaux. Quand j’ai un texte, par exemple One Minute, je le publie. Si un éditeur s’y intéresse, il peut le diffuser sur une zone géographique et linguistique, mais sans disposer des droits.
Les oiseaux chantent de plus en plus fort. Ils cherchent à me détourner de mes pensées sans grand intérêt. Elles n’ont que le pouvoir d’embêter la plupart des auteurs, un embêtement de privilégiés. Des gabians ricanent, ils ont bien raison. Tout ça se termine dans les tombes alignées devant moi. Et le seul plaisir, c’est cette intensité du moment, cette irruption de sensations, qui engendre des mots pour la démultiplier, peut-être la photographier, pour que plus tard une relecture suffisent à raviver l’instant.
Je me fiche bien qu’un éditeur mette son nez là-dedans. J’écris pour ma jouissance, sans me préoccuper de celle des lecteurs, rares pour ces exercices qui me font pourtant plus de bien que toute autre écriture, et qui, quand je les lis chez les autres, me réjouissent tout autant. Ils me donnent à vivre des vies, et donc intensifient la mienne, bien au-delà des pauvres tentatives du romanesque contemporain.
Je suis un enfant gâté. Je n’ai pas le droit de me plaindre. Je suis payé pour écrire Résistants, pour m’amuser avec la littérature sociale. Des éditeurs veulent ce livre encore en gestation. Mais il ne le veulent que parce qu’ils devinent la bonne affaire. Ils savent que les laboratoires spécialisés dans l’hygiène hospitalière ont acheté 50 000 exemplaires du Geste qui sauve. Ils se disent que le filon est profitable. Le problème, il le serait d’autant plus pour moi si j’éditais ce texte seul. Je n’ai de raison de donner à un éditeur les textes profitables que s’il prend le risque de publier ceux qui ne le sont peut-être pas. Je n’ai surtout plus envie de marchander comme je l’ai fait avec L’âge d’homme, c’était une grosse erreur.
Parfois, j’ai l’impression d’être un VRP. Je déteste cette nécessité que nous avons de plaire pour essayer d’étendre notre lectorat. Encore une illusion. Le plus souvent même avec un éditeur nous ne vendons pas. Nous ne faisons qu’ajouter une ligne à notre CV, ce que notre activité en ligne ne réussit pas encore à faire, même si notre vie esthétique se joue là et nulle part ailleurs.
Je suis encore loin d’avoir renoncé au monde, d’avoir abandonné l’espoir de toute reconnaissance, je ne vaux pas mieux qu’un autre, surtout pas mieux que ceux qu’on n’entend pas et qui ne sont pas moins heureux.
Je viens de m’asseoir devant la tombe de Paul. Tout en bas des marches, les chalutiers rentrent au port. Immobile, le regard papillonnant dans le calme, j’éprouve une sensation d’éternité. Les secondes s’écoulent en laissant leur marque. Elles rapent, s’allongent, dévalent le sablier au ralenti. Si je devais choisir entre la gloire et la possibilité de cette jouissance, je renoncerais immédiatement à la première. Sauf que ce genre de choix n’a aucun sens. C’est un pari enfantin. Une promesse qu’on se fait pour se rassurer quant à l’imprévisible avenir.
Une vague musique techno se lève sur les tombes. Elle n’arrive pas à y être déplacée, tant l’éternité avale tout. C’est plutôt moi avec mon impatience maladive qui ne suis pas à ma place. Même pas. Je me calme peu à peu. Je sais cet apaisement provisoire. Il suffira d’une lecture, d’un message pour m’enflammer. Alors résister, repenser à l’alignement des blocs de béton et des simples pierres grises, arrachées à nos garrigues.
Il pleuvrait, ce serait plus difficile. Au contraire, avec le printemps, le temps s’arrête pour quelques heures. Autant repousser le moment de choisir, d’autant quand ce choix se résume à pas grand-chose et que le faire ne changera rien à ma vie. J’y vois le risque d’une radicalisation, et je n’ai peut-être pas besoin de ça. Je devrais plutôt travailler à m’arrondir qu’à découper bêtement le monde en noir et blanc. Je défends la complexité, je suis anti-essentialiste, mais je me comporte souvent de façon binaire.
Sans doute je dois apprendre à vivre sans effectuer le choix qui me turlupine. Ne fermer aucune porte, ne pas pour autant chercher à en ouvrir de nouvelles. Laisser les choses aller d’elles-mêmes comme si j’avais l’éternité devant moi. C’est peut-être le cas. Pourquoi écrire sinon ? Surtout quand on ne recherche pas les succès chiffrés. J’aspire à cette solidité de la roche au-dessus de la mer. J’aimerais poser des blocs hétéroclites les uns à côté des autres pour qu’au final un édifice identifiable prenne forme.