« […] je vois ce que le numérique change à mes propres pratiques, comment il fait déborder mon écriture vers d’autres formes que celles que j’imaginais initialement […] » Cécile Portier
Il existe beaucoup de raisons à ce débordement, en voilà une esquissée.
- En tant qu’artiste, le numérique nous arrache du territoire, en ce sens que de n’importe où nous pouvons atteindre une audience dispersée à travers le monde, ou tout au moins une région linguistique.
- Les métropoles attiraient les artistes par leur puissance à maximiser les rencontres et les audiences. Désormais, l’endroit où nous vivons, où nous créons, ne nous est plus imposé par ces nécessités (même si par ailleurs les métropoles grossissent toujours parce qu’instinctivement nous pensons y maximiser nos opportunités).
- La possibilité de créer hors des métropoles a étendu le champ d’exploration et le champ existentiel des artistes (les loyers plus bas hors des métropoles participant à cette équation). La possibilité d’un décentrage géographique engendre un nouvel imaginaire. Hors de leur métropole, les artistes ne sont plus des touristes en villégiature, mais des résidents, avec un ancrage fort sur le territoire, d’où l’émergence d’œuvres textuelles comme visuelles qui explorent les espaces longtemps délaissés.
- L’aspiration au terrain est d’autant plus forte que le numérique dématérialise nos vies et se développe en grande partie hors de nos corps. Plus le numérique nous aspire, plus le concret nous attire.
- Pour lutter contre la dématérialisation, consciemment ou inconsciemment, nous impliquons nos corps dans nos œuvres, pour nous les réapproprier et nous affirmer comme des êtres de chair (en attendant l’avènement du transhumanisme).
- Ce besoin de matérialité nous pousse à explorer nos villes, villages et paysages jusqu’aux territoires lointains à travers leur cartographie comme leur visualisation 3D. Nous réussissons de n’importe où à être partout. Et nous vivons même les voyages spatiaux par l’intermédiaire de robots.
- Ces tendances induites par la technologie impliquent une décentralisation de la création. Le créateur ne vit plus à côté de son éditeur ou de sa galerie. Il n’est même plus légitimé par ces institutions, mais seulement par son audience sur le Net, souvent minime, mais au moins aussi grande qu’elle l’était pour la plupart des artistes des capitales à l’époque prénumérique.
- Alors plus rien ne le retient, plus rien ne le limite, d’où le débordement.
- Pour les médias comme pour les institutions publiques, se pose alors un problème de médiation de la création. Si par le passé, pour repérer les créateurs, il suffisait de se tourner vers les organes de légitimation que sont les éditeurs, les galeries, les labels…, il faut maintenant chercher par soi-même les artistes là où ils s’expriment, sans intermédiaire. C’est un travail nouveau, encore très peu pris en compte. La plupart des journalistes, des bibliothécaires, des conservateurs… continuent de travailler à l’ancienne, c’est-à-dire en référence aux hit-parades, alors que la création réellement contemporaine échappe à toute tentative de classification et d’inventaire. En conséquence, faute d’une prise directe avec la création, ils ne la partagent pas avec le public, et même le désinforment en lui livrant seulement les œuvres pensées selon une logique datée.
- Par manque de culture numérique, nous restons donc souvent attachés à une vieille industrie culturelle centralisée, bien armée pour marchandiser la création, marchandisation qui à son tour attire les artistes, et les pousse à un recentrage d’un autre temps, au nom de vieilles images d’Épinal (le besoin d’un éditeur reste très vif chez la plupart des auteurs).
- Il faut donc expliquer et former le public, les créateurs, les bibliothécaires, les politiques… surtout les jeunes, pour qu’ils entrent en citoyen dans ce monde plutôt qu’en victimes de quelques publicités, nécessairement rétrogrades puisqu’elles procèdent de l’ancienne logique top-down.
- Le champ d’expérimentation s’est démesurément étendu, seule la curiosité nous arme contre cette expansion. En tant que créateur, nous n’avons jamais été aussi libres en même temps qu’aussi minuscules face la surabondance de créations. Le décentrage qui entraîne la multiplication brouille la médiatisation. Il nous fragilise et nous prive de statut social. Il nous force à nous inventer nous-mêmes.
PS : Texte préparé pour introduire la journée du festival numérique organisé dans le Loir-et-Cher où j’ai notamment rencontré Mathieu Simonet, Cécile Portier et Christophe Cointault.