La région Occitanie propose à une bourse d’écriture : « Permettre à des auteurs, des illustrateurs ou des traducteurs de s’interroger sur de nouvelles formes d’écriture à l’ère numérique. Les accompagner dans leurs projets de création, encourager les expérimentations et les innovations. Toute œuvre littéraire en français ou en langues de France, conçue selon un format numérique, sur toute forme ou support technologique, pourra faire l’objet d’une bourse de création numérique. Tous les genres sont autorisés (narration, poésie, théâtre, livres pour la jeunesse). »

J’ai rempli un dossier, proposant de développer ce que j’ai appellé la Géolecture.

L’idée

En juillet dernier, en joutant à Pokémon Go, je me suis dit : « Et si plutôt que de chasser des Pokémons, nous chassions des textes qui, peu à peu, formeraient une histoire. » Ça m’est apparu comme une évidence. D’autant que, par le plus grand des hasards, Via Fabula à Toulouse travaille sur la technologie ad hoc.

Via Fabula

Via Fabula est une startup toulousaine qui propose une application de lecture interactive tenant compte de l’environnement : heure, météo, localisation… L’application repose sur des histoires à déroulement multiple (sur le principe d’une arborescence, genre livre dont vous êtes le héros), les embranchements étant choisis par le lecteur ou en fonction des circonstances (la non-linéarité se dissimule alors pour offrir une expérience de lecture immersive : le meurtre est survenu à deux pas de là où vous lisez).

À ce jour, Via Fabula a publié trois livres numériques adaptatifs : un thriller, un livre jeunesse et un court récit fantastique pour adolescents. Ces trois titres bénéficient d’un environnement graphique et sonore complet (dans des univers très différents).

Narration linéaire ou non-linéraire ?

Dans tous les domaines, les artistes ont cherché à créer des œuvres narratives non-linéaires. Elles sont toujours restées marginales. Après quarante ans de micro-informatique, vingt ans de Web, aucune œuvre non-linéaire majeure n’a jamais réussi à se faire remarquer. Dans le monde littéraire, tout a commencé et s’est terminé en 1987 avec Afternoon a story.

On ne peut plus accuser la technologie de nous faire défaut. Je crois tout simplement que nous ne sommes pas faits pour les histoires non-linéaires (peut-être parce que nous naissons, vivons, puis mourons). Nous cherchons des expériences immersives et, jusqu’à ce jour, les narrations non-linéaires nous en arrachent (sauf dans les jeux vidéo, mais c’est une autre affaire, et ce sera aussi une autre affaire pour la narration quand nous serons capables d’utiliser des IA).

Si les grandes histoires d’aujourd’hui restent construites avec un début, un milieu et une fin, c’est tout simplement parce que nous aimons entrer dans une rivière qui nous emporte sans que nous puissions en changer la direction, sinon en nous en évadant par l’imaginaire.

Les œuvres numériques doivent prendre en compte notre goût pour le linéaire (à moins que leurs auteurs ne cherchent pas à être lus).

La lecture non-linéaire

La plupart des narrations non-linéaire existantes souffrent du même problème : le lecteur est enfermé dans une combinatoire restreinte. On prétend lui donner de la liberté, mais on ne lui offre que quelques choix sommaires. C’est avant tout frustrant.

Mais ce n’est pas parce que la narration non-linéaire ne marche pas que la lecture non-linéaire est impossible. Le Web nous démontre le contraire. Un blog est typiquement une œuvre non-linéaire. Le lecteur navigue à son gré de billet en billet. Saute sur un autre blog, revient, repart.

Dans L’alternative Nomade, j’ai montré qu’Internet s’apparentait à un territoire sur lequel nous redevenons des nomades. Nous nous promenons de site en site, de lien en lien, sans que les auteurs puissent contraindre nos mouvements, et encore moins les anticiper (en théorie).

Le nomadisme étant une caractéristique centrale et fondatrice de la vie numérique (même si Facebook cherche à nous sédentariser), toute œuvre nativement numérique, contrairement à une œuvre homothétique, doit s’inscrire dans cette perspective. Le lecteur doit toujours être en mouvement.

Comment conjuguer notre goût pour la linéarité narrative et le nomadisme numérique ? Peut-être en créant des histoires à lire en se déplaçant dans l’espace physique. Le succès du géocaching et de Pokémon Go nous prouve que les gens aiment explorer les territoires à l’aide de leur smartphone. Ça vaut la peine d’expérimenter la géolecture, une exploration plus poétique, une façon d’augmenter la réalité grâce à la littérature.

La géolecture

L’histoire est linéaire, mais les chapitres ne se débloquent que si les lecteurs se trouvent au bon endroit au bon moment, voire que s’ils interagissent entre eux.

L’histoire est attachée à un territoire. Ce que nous aimons dans les romans, c’est les détails réalistes, les faits qui les ancrent, qui leur donnent de la chair. Un héros n’est pas dans un café quelconque mais, comme Perec, dans le café de la Mairie place Saint Sulpice à Paris, et plus particulièrement dans la salle haute avec ses fenêtres qui s’ouvrent sur la rue des Canettes, avec ses banquettes en moleskine orange.

L’histoire est contextualisée en fonction de la saison, de l’heure, de la météo, de la présence ou non d’autres lecteurs dans les environs.

L’histoire est interactive, les lecteurs pouvant la commenter, poster des photos, chaque chapitre s’accompagnant d’un mur de discussion.

Montpellier, un samedi après-midi

Pourquoi commencer par Montpellier ? Parce que j’habite à côté et parce que l’écriture d’une géolecture implique une présence sur le terrain. Je pourrais tout aussi bien envisager une autre ville, comme Sète par exemple, ville haute en couleur avec une grande communauté artistique et le passage de beaucoup de touristes. Le lieu reste à discuter. Il faut voir la géolecture comme une attraction à inscrire sur les guides de voyage.

À ce stade de la réflexion, il m’est difficile de donner une idée précise du texte. On ne peut que fabuler. Quand le lecteur ouvrira l’application, il verra un court texte du genre : « Si tu veux me retrouver, rendez-vous samedi à midi sur les marches du théâtre. » Bien sûr, ce texte sera plus détaillé, plus mystérieux, il faut que ça sonne comme le début d’un thriller avec un mystère qui plane.

Ce n’est qu’une fois là le jour J à l’heure H que le lecteur pourra lire la suite. Il ne sera peut-être plus tout seul.

J’imagine une sorte d’enquête architecturale qui à travers une balade contemporaine ferait voyager dans le passé de la ville et ses couches superposées. La lecture se déroulerait jusqu’en fin d’après-midi.

Je voudrais que toute la poésie du texte se concentre dans la contextualisation. Que les mots, découverts sur l’écran de la tablette ou du téléphone, poussent le lecteur à regarder, à suivre des perspectives, à explorer des recoins qu’il ne connaît sans doute pas même s’il est familier des lieux.

Les lecteurs pourront se croiser, dérouler la lecture en même temps, lui donner une dimension sociale en écrivant des messages pour que les lecteurs ultérieurs puissent les lires.

J’imagine une sorte de mise en abyme : le texte lui-même étant le commentaire d’un texte plus ancien. Il se composerait de couches, chacune rédigée par des promeneurs imaginaires, chacun avec son point de vue, avant que les lecteurs réels interviennent sur les murs associés aux chapitres.

La technologie

Je compte m’appuyer sur la technologie Via Fabula, sans doute dans une interface simplifiée à l’extrême, du type de ce que nous trouvons dans les lecteurs d’ebooks.

Le lecteur lit son chapitre (ou écoute sa version audio). Quand il le termine, il a accès au mur qui l’accompagne, il peut y poster textes et photos.

Il n’accède au chapitre suivant qu’une fois au bon endroit. L’histoire se poursuit ainsi de suite.

Le texte sera disponible sous forme d’une application iOS et Android. On pourra éventuellement en tirer une projection réductrice sous la forme d’une narration classique.

Si l’expérience est concluante, il sera facile pour moi et d’autres auteurs d’envisager de créer d’autres histoires (je développerai une extension Markdown pour faciliter la codification de la narration). Une nouvelle possibilité littéraire s’ouvre à nous : mettre l’espace au service de l’écriture et de la lecture. Utiliser le pouvoir des mots en même temps que la puissance des lieux pour faire vivre aux lecteurs de nouvelles expériences immersives.

On peut rêver. Peut-être que demain les géolectures deviendront aussi symboliques des villes que leurs monuments.