Aurélien Grosdidier m’a pointé vers un article fort intéressant au sujet de la différence entre un logiciel open source et un logiciel libre.
Dans les deux cas, le code est ouvert, accessible, modifiable. Pour les promoteurs de l’open source, cette ouverture impliquerait la collaboration de plusieurs développeurs, la plus grande résilience du code ainsi que sa qualité. Benjamin Mako Hill, l’auteur de l’article, relève qu’en pratique la plupart des logiciels open source ne sont l’œuvre que d’une personne, qu’ils sont bugués et pas nécessairement supérieurs aux logiciels privatifs. Voilà pourquoi, selon lui, il ne faut pas se revendiquer de l’open source.
Par opposition, un logiciel libre peut être l’œuvre d’une seule personne, il peut être bugué, il peut être imparfait, mais il est avant tout libre, de sorte que sa liberté intrinsèque se propagera à toutes ses versions ultérieures. Le choix du libre serait un choix éthique et non pas technique, ce que résume Richard Stallman :
L’open source repose sur l’idée qu’en permettant aux utilisateurs de modifier et redistribuer le logiciel, celui-ci en sortira plus puissant et plus fiable. Mais cela n’est pas garanti. Les développeurs de logiciels privateurs ne sont pas forcément incompétents. Parfois ils produisent un programme qui est puissant et fiable, bien qu’il ne respecte pas la liberté des utilisateurs. »
Un logiciel libre respecte donc les quatre libertés essentielles des utilisateurs : la liberté de l’utiliser, de l’étudier, de le modifier et d’en redistribuer des copies, modifiées ou non.
Alors que je discutais avec Narvic des différences entre open source et libre, il a évoqué une vidéo humoristique où une nana vante une tisane bio avant de finir par dire que « C’est bio mais c’est pas bon. » On pourrait tourner la même vidéo au sujet du logiciel libre. Oui, souvent, c’est libre mais c’est pas bon. Alors pourquoi s’entêter à faire du libre ? (On ne va pas débattre du bio.)
La raison est bien sûr éthique. Ça devient tout de suite très compliqué. Mais quelle éthique ? Selon quel philosophe ? Quelle définition ?
Je vais me placer dans à la suite de Spinoza qui oppose éthique et morale. L’éthique, c’est ce qui est bon ou mauvais pour moi, ma communauté, l’humanité éventuellement, cela à un moment donné. La morale, c’est bon ou mauvais dans l’absolu, en tout temps et tout lieu, c’est comme Dieu par rapport au Diable. L’éthique est relative (le venin est bon pour le serpent et pas pour ses proies), elle évolue, elle se transforme. La morale, non. Elle nous tombe dessus depuis une réalité supérieure.
Je me demande si en parlant d’éthique les promoteurs du libre ne parlent pas souvent de morale au sens de Spinoza. Par exemple, il me semble qu’ils ne discutent guère de la notion de liberté elle-même. Ils invoquent sans cesse ce concept sans révéler qu’il ne va pas de soit, sauf si on pense qu’il existe une liberté supérieure, transcendante, essentielle. Et d’ailleurs, ils évoquent « les quatre libertés essentielles ». L’utilisation du mot « essentiel » est en soi un indice d’un penchant vers l’idéalisme philosophique.
La liberté n’est pas un absolu. J’ai déjà discuté de sa relativité. Je suis ingénieur de formation, programmeur depuis tout petit, ma liberté d’utiliser un logiciel n’est pas la même que celle d’un utilisateur moins formé. C’est tout le problème. Les défenseurs du libre évoquent une liberté idéale. Dans l’absolu, nous avons la même liberté d’usage (quitte à nous former — comme si cela était nécessairement possible, pour des raisons cognitives, de temps, d’envie, de désir…, quitte à recourir à un tiers, mais faut-il encore en ressentir le besoin). La liberté se heurte souvent de plein fouet à nos inégalités.
Stallman évoque les quatre libertés essentielles, mais sont-elles les miennes ? Est-ce que la possibilité de modifier le code est plus importante pour moi qu’être efficace dans mon travail avec ce code, qu’être confortable, qu’être créatif ? Je dois avouer que non. Ma plus grande liberté d’utilisateur : c’est de pouvoir changer aussi souvent que possible d’outils. J’attache une grande importance à l’ouverture de mes données, ce qui me permet de passer d’un logiciel libre à un logiciel privateur quand je le veux. Ce qui pour moi importe, c’est les fonctions et leur ergonomie.
L’éthique, je ne la mets pas dans le logiciel mais dans ma vie, dans ce que je fais, ce que je partage, ce que je donne. Je conçois très bien qu’un développeur distribue librement ses créations. Je le fais avec certains de mes textes, mais un texte libre n’est pas un bon texte, c’est juste un texte libre, une qualité guère importante pour un texte si personne ne le lit.
Je me demande donc si le penchant moralisateur des promoteurs des logiciels libres ne poussent pas ces logiciels dans une sphère déconnectée de la réalité. Je mange bio depuis des années, mais quand je ne trouve pas de produits bio satisfaisants je continue à acheter des produits non bio. Je ne suis pas un masochiste du bio, pas plus qu’un intégriste du libre.
Peut-être qu’en versant vers la morale, on oublie l’éthique spinoziste : relativité du concept, sa nécessaire impermanence, ses contours flous, fluctuants… Quand on programme un logiciel comme quand on écrit un livre, on ne le fait pas juste parce qu’il sera libre, ça ne peut pas suffire, ça ne doit pas suffire.
Quand on me dit qu’un traitement de texte est libre, ça ne m’avance en rien. Un logiciel privateur plus performant et capable de lire et d’écrire des données ouvertes me va tout aussi bien, et bien mieux s’il répond mieux à mes besoins.
On va me répondre que ce logiciel privateur risque de m’espionner. C’est une possibilité, mais j’ai encore confiance en mes semblables. Je crois qu’ils sont eux aussi doués d’éthique et que l’éthique n’est pas le monopole des promoteurs du libre. Mon éthique à moi : c’est de faire confiance par défaut, jusqu’à preuve du contraire. Et je fais confiance à un développeur qui cherche avec acharnement à libérer ma créativité.
Privateur n’est pas synonyme de manque d’éthique, ni même de réduction des libertés, tout juste de certaines libertés pour en favoriser d’autres.
Adopter le libre devrait être une position philosophique, un penchant, qui ne pourrait en aucun cas être exclusif, à cause des limites floues de tous les concepts. Peut-être alors on pourrait enfin entendre « C’est libre et, en plus, c’est bon. » C’est ce que je veux entendre. C’est à cette condition que le libre et toute la culture qu’il véhicule, et que j’aime, se développeront.
Le libre ne doit pas passer avant la qualité. Il doit aller avec elle. Pourquoi n’est-ce pas plus souvent le cas ? Peut-être encore à cause d’un autre excès d’idéalisme : le postulat selon lequel la liberté implique à terme la qualité (postulat évoqué par Stallman dans le texte cité plus haut). Oui, mais à quel terme ? Négliger le terme, c’est justement se placer dans une réalité transcendante, se détacher des contraintes pratiques et quotidiennes des utilisateurs. Si en attendant personne n’utilise un logiciel, le terme ne surviendra jamais… même en un temps infini.
Je suis un matérialiste anti-essentialiste. Pour moi, un logiciel est de la matière. La meilleure façon de le flinguer, c’est de le placer sur le terrain de la transcendance.
Plutôt que de libre, je préfère parler de domaine public et de biens communs. Il est important pour moi que le plus grand nombre d’œuvres qu’elles soient artistiques, scientifiques, philosophiques ou techniques soient accessibles au plus grand nombre. Voilà une position politique et philosophique purement pragmatique. Le domaine public inclut le libre et le déborde sans avoir besoin de recourir à des concepts philosophiques ambigus.