« Je viens tous les deux ans à Nancy chez mes beaux-parents. Quand je n’y suis pas malade, j’y suis plutôt créatif. Ce matin, après avoir écrit un petit texte sur l’art du bref, je suis allé courir au bord du canal. Je maintiens la cadence à 12 km/h. »
Voici une vulgaire entrée de journal, un ancrage pour la mémoire. Ce texte n’a aucun intérêt littéraire, pourtant il pose un moment de vie et participe à une histoire dont nous ignorons la suite.
Un journal, c’est une narration sans les couillandres assez répugnantes de la dramatique ordinaire. Hier, j’ai lu un très bon article de Sullivan Le Postec sur les séries TV de style chronique, où il s’agit simplement de raconter la vie, sans chercher de ressorts narratifs, un art pour lequel nous autres français ne serions pas très doués, j’en conviens. Quand j’écris des histoires, j’ai beaucoup de mal à simplement faire vivre les personnages comme le font les Anglo-saxons. Je me dis que la chronique est ma propre vie et celle de mes amis, et que je n’ai pas besoin de reconstitution. Pourtant, j’aime tenir un journal et lire ceux des autres, parce qu’ils m’offrent des chroniques sans artifice.
« J’ai marché jusqu’à la Fnac à la recherche d’un bouchon d’objectif pour mon nouvel appareil photo, un engin un peu gros sans doute pour que je m’en serve lors de mes promenades. Un monde fou dans ce magasin. Je me sens toujours perdu quand je retrouve les temples du consumérisme, un poil oppressé, impression d’être un nabot insignifiant prisonnier des rayonnages. J’ai pris l’habitude de tout faire en ligne, de choisir posément, surtout d’éviter la pression des autres humanoïdes. Je n’ai rien senti de semblable dans les rues commerçantes des rues andalouses la semaine dernière. Aucune boutique n’était trop immense, les rues les interconnectaient avec de profondes respirations. Une Fnac, c’est une sorte de piège assez désagréable. Bien sûr, je n’y ai pas trouvé ce que je cherchais. »
Dans un journal, la beauté jaillit de l’accumulation des fragments. Pour moi, il s’agit d’être toujours prêt à saisir quelque chose, de laisser le long travail du temps s’effectuer, alors parfois j’attrape un beau papillon. Beaucoup de parenté entre tenir un journal et prendre des photos.
Quand j’écris trop par ailleurs, il ne me reste pas assez de liberté de penser pour noter les idées passagères et observer les petits faits du quotidien. Je devrais être plus courageux, m’appliquer au journal avec la même régularité que le footing. Ce n’est pas si simple, parfois je n’ai plus envie d’écrire à force de trop écrire (et trop corriger). Pourtant je devrais témoigner de ces moments aussi, question de démystifier le métier d’écrivain.
« Je me suis assis dans le café de la Paix en face de la Fnac. Deux pies jacasseuses discutent dans mon dos. Je ne comprends pas ce qu’elles disent. Les mots me parviennent avec clarté, sans que je réussisse à les assembler en phrases intelligibles. Peut-être ces deux femmes utilisent un code. Je me déplace de quelques tables. Le garçon me demande si j’ai fui. Je lui réponds : pas assez loin. Alors il met de la musique pour que les fragrances sonores s’annulent. Pour une fois, j’apprécie la musique dans un lieu public. »
Depuis que j’ai mon appareil photo, je me dis que je pourrais doubler ce journal d’une version vidéo. Raconter des choses sur mon quotidien d’écrivain, montrer ma maison, mon bureau, les endroits où j’aime me promener. La vidéo me permettrait peut-être d’être plus intimiste, comme je l’étais quand j’écrivais ce journal durant mes années de trentenaire parisien (j’écrivais pour être lu plus tard, ça libère beaucoup plus les mots que quand on se dit qu’on sera lu presque tout de suite).
À l’époque, je confiais tout à mes carnets. Mes désirs, mes déceptions, mes frustrations. Je suis beaucoup plus réticent à déballer ma salade, peut-être parce que j’ai une famille, et surtout parce que j’ai une vie intime bien plus ordonnée que par le passé, sans qu’avant elle ait été le moins du monde déjantée.
Une sorte de sagesse s’installe en moi, qui parfois me fait froncer des yeux devant l’intérêt que portent les trentenaires à leurs histoires d’amour. J’ai vécu au même âge les mêmes transitions. Je serai bien incapable d’écrire à ce sujet, à moins de puiser dans mes carnets, ça ne serait pas trop difficile de faire de mes bribes des aventures, mais à quoi bon quand la vérité telle que je l’ai perçue est déjà écrite. Je me demande ce que j’éprouverais si je revoyais les films de Desplechin.
Le journal, c’est juste dire que cet après-midi de décembre 2016 je suis dans un café à Nancy. Qu’un serveur fait marcher un percolateur avec un bruit de Karcher. Il nettoie sa machine à café. Je l’entends taper contre le bois du bac à marc. L’odeur du bar de mon oncle me revient, ce café de la jetée où j’ai passé mon enfance, devenant gardien du baby-foot. Hier, ma mère m’a montré une photo de la terrasse, avec des parasols orange, bleus, jaunes. Un condensé d’années 1960.
Le journal autorise tout. La théorie, l’observation, le souvenir. Je m’y abandonne parfois comme sur une route, laissant mes mots se dérouler sans leur mettre la moindre pression. Écrire ne me procure jamais autant de plaisir. C’est comme ça et puis c’est tout. Je me fiche d’être lu, aimé, détesté. J’écris parce que c’est vivre. Raison peu suffisante, mais parfois quel soulagement de ne penser à rien, de lâcher ses coups pour le seul plaisir de l’art.