Pour les libéraux, les libertaires, les libristes, les anarchistes… la liberté serait un indépassable, un état à poursuivre quoiqu’il en coûte parce qu’il ne pourrait qu’en découler des bénéfices. C’est malheureusement trop beau pour être vrai.

Un exemple. Les oiseaux migrateurs volent en flotte sans être sous les ordres d’un quelconque chef. Ils sont totalement libres d’aller où ils veulent, mais ils ont bien compris que s’ils décident de faire route seuls, ils ont plus de chance d’y laisser leur peau. La liberté absolue n’existe pas. La liberté, toujours relative à l’histoire de chacun, est réponse à un jeu de contraintes. Il existe tout au plus une liberté optimale dans une situation donnée pour un individu donné. Perdre de vue ce fait, c’est s’aventurer en terrain dangereux, car totalement idéaliste.

Un autre exemple. Sur le Web des origines, nous étions libres de créer des liens vers les sites que nous voulions. C’était une totale liberté. Vingt ans plus tard, nous avons fabriqué Google et Facebook, deux monstres qu’aucun amoureux de la liberté ne peut vraiment apprécier.

La liberté associée à la passion, au mimétisme, au panurgisme, à la folie pourquoi pas, peut conduire à l’apparition de structures ennemies de la liberté. Google a fini par pénaliser nos liens, qu’il assimile à de la publicité concurrente des siennes. Facebook nous emprisonne dans ses pages, allant jusqu’à nous mettre en garde quand un lien pointe vers le Web extérieur. Et j’en passe.

Conscients de ces problèmes, les libristes nous adjurent de fuir vers des services qui seraient moins nocifs, mais qui en fait ne le sont provisoirement que par leur manque de succès. Que les foules y débarquent et la même histoire se répétera parce que les racines du mal n’ont pas été interrogées : la liberté mal employée peut conduire au pire. Oui, c’est bête, la liberté ne vient pas avec un manuel de bon usage. Quand on pouvait faire n’importe quoi sur les routes, la mortalité y était plus grande qu’aujourd’hui.

Paradoxalement, la liberté n’est féconde que si un jeu de règles la contraint. Tous les artistes ont compris intuitivement ce mécanisme, notamment les poètes. La versification ne réduit pas la liberté créatrice, mais au contraire l’exacerbe.

La liberté féconde naît dans l’interdépendance, avec les liens réciproques. Elle se multiplie en même temps que les liens se multiplient (démonstration dans L’alternative nomade). La liberté n’est pas préalable, une chose héritée des dieux, mais un objectif vers lequel on tend sans jamais l’atteindre vraiment.

Des amis rêvent de créer une fédération de communes libres : plus indépendantes de l’État, elles se connecteraient entre elles. Quelle différence alors avec le Web ? Les liens établis en toute liberté pourraient conduire à l’apparition de deux ou trois supercommunes qui écraseraient toutes les autres. Aucune loi naturelle ne nous protège du mimétisme, c’est même lui qui est naturel. Nous devons le combattre par des forces humaines, par des inventions culturelles.

Il ne suffit pas de créer des communes libres, comme la ZAD de Notre-Dame des Landes, pour qu’elles s’interconnectent entre elles de manière égalitaire et respectueuse. Un petit déséquilibre initial, un petit avantage en nombre de liens pour une commune, peut la propulser à la tête d’un empire.

Est-ce une fatalité ? Je ne crois pas, mais nous devrions commencer par cesser de parler de liberté à tout bout de champ, c’est valable pour le logiciel, la monnaie, le Web, les communes. Dans la pratique, il s’agit de changer l’organisation des liens qui nous relient les uns aux autres.

Par exemple, pour les communes, de se libérer d’une partie de la tutelle de l’État pour se lier à d’autres communes. Plutôt que de communes dépendantes de l’État, nous aurions alors des communes interdépendantes. Pas question de liberté dans tout ça (parce que l’interdépendance de pair à pair peut être bien plus contraignante que celle qui nous lie à l’État).

Reste le mimétisme. Comment le combattre ? Il faut des lois, des règles, des gardes fous… des instances culturelles, en ce sens qu’elles sont créées pour combattre les forces purement naturelles. L’État est l’une de ces instances, il a beaucoup de défauts, mais il a réussi à nous amener à notre degré actuel de liberté (pas satisfaisant, j’en conviens, puisque par exemple cet État mène des guerres que je réprouve, mais plus satisfaisant, il me semble, que dans les époques antérieures).

Nous devrions d’ailleurs appelé État l’organisation où se discute les règles et où on s’efforce qu’elles soient appliquées. Cet État n’est pas nécessairement centralisé, pas nécessairement gouverné ou représenté, mais il est nécessaire. La liberté seule ne suffit pas à organiser les hommes et les femmes.

Imaginez un Web où on aurait interdit à un site de recevoir ou d’émettre plus de 500 liens. Nous aurions aujourd’hui une tout autre topologie. Elle ne serait peut-être pas plus démocratique, mais elle serait différente. Je ne sais pas a priori quelles règles seraient bonnes pour organiser un réseau de communes ou un tout autre réseau, je sais simplement que nous avons besoin de règles qui, en quelque sorte, dominent l’organisation (ce qui n’empêche pas de les faire évoluer).

Nous ne pouvons donc pas nous désengager du global, de quelque chose au-dessus, et nous réfugier en dedans d’entités qui seraient autonomes, où nous vivrions en épicuriens dans notre jardin. Cet enfermement, en l’absence de règles régulatrices, pourrait même s’avérer définitif.

On marche vers la liberté en marchant avec tous les autres humains, non pas en se cloîtrant avec ses coreligionnaires. Voilà pourquoi, même si je ne supporte plus les réseaux sociaux comme Facebook et Twitter, j’ai du mal à m’attarder sur Diaspora ou équivalent. Rien dans ces espaces underground ne diffère par rapport à ce qu’étaient les autres à leur début. Je ne n’ai pas envie de vivre de perpétuels recommencements.

Tout reste à inventer. Nous avons les technologies de pair à pair, reste à penser les institutions pour mener leur développement harmonieux.

En attendant, j’ai tendance à voir le mail comme la meilleure technologie sociale du moment. Il est de pair à pair, décentralisé, bien moins ostentatoire que le Web, ouvert et en même temps intimiste, mon adresse m’appartient, mes données aussi… Remettons aux goûts du jour les listes de diffusions plutôt que répéter ce qui n’a pas marché.

Que Diaspora soit libre ne le protège en rien du mimétisme, seulement du capitalisme, c’est très insuffisant, surtout insuffisant pour que ses qualités nouvelles surpassent le désavantage que constitue économiquement le rejet du capitalisme.

En résumé, qu’un service, un logiciel, une commune… soit libre ou pas ne m’intéresse pas. Je veux connaître ses interdépendances et quels gardes fous ont été mis en place pour éviter la concentration des pouvoirs, tout en lui ouvrant les portes de l’ensemble de l’humanité.

Le mail a d’une certaine façon réussi ce tour de force. On peut joindre tout le monde, tout le monde peut nous joindre. Pas besoin de s’inscrire, on crée une adresse et on peut la créer chez soi si on veut.