Depuis mes derniers articles sur la liberté, cette question me turlupine. La liberté excessive dont nous disposons sur le Net, celle par exemple de prendre une photo et de la publier tout de suite, n’est-elle pas une condition préliminaire à la servitude volontaire, avant qu’elle ne devienne servitude tout court ?
Comment est apparu l’esclavage ? C’est un mystère. Une hypothèse : on prenait les prisonniers de guerre et on leur imposait des travaux forcés. Qui dit travaux, dit une forme de sédentarisme. On imagine mal des chasseurs-cueilleurs imposer à leurs esclaves d’aller chasser ou cueillir, deux activités qui exigent une grande liberté de mouvement. Leurs prisonniers, ils les mangeaient ou les tuaient.
En revanche, dès le début du néolithique, on a des esclaves, dont on retrouve les cadavres autour des sépultures de leurs maîtres. Quelque chose s’est produit. Des guerres bien sûr, avec des prisonniers, mais jusqu’à l’antiquité elles n’ont pas opposé des armées, ce qui n’était pas propice à fournir des esclaves en grand nombre. Il s’est peut-être produit autre chose.
J’imagine un scénario. Grâce à l’agriculture, la nourriture est devenue plus abondante. On a eu du temps pour aider ceux qui étaient dans le besoin, et peut-être ceux qui en avaient moins besoin, mais se montraient persuasifs. Cela gratuitement bien sûr. Et puis encore et encore jusqu’à ce que l’aide généreuse devienne une obligation.
Je ne suis pas sûr que les choses aient été aussi simples. La monnaie n’existait pas encore lorsque l’esclavage a été inventé. Le troc, oui bien sûr, mais le plus souvent les gens coopéraient gratuitement, et certains ont sans doute su exploiter ce travail gratuit pour accroître leurs privilèges.
Le capitalisme était déjà en germe. C’est quoi d’ailleurs le capitalisme ? Grâce à Narvic, j’ai été à l’école de Braudel et Schumpeter. Il y a capitalisme dès qu’une ressource quasi gratuite en un endroit peut être revendue avec un bénéfice considérable en un autre. Des esclaves revendus en Amérique. Des épices revendues en Europe. Du pétrole revendu partout. Le capitaliste n’est pas tant celui qui commerce que celui qui investit dans le commerce sans se salir les mains. Il fait travailler son capital.
Aujourd’hui, il existe une nouvelle ressource quasi gratuite, les informations que nous publions sur le Net, informations qui une fois traitées par les algorithmes sont revendues au prix fort sous forme, par exemple, d’emplacements publicitaires ciblés, voire personnalisés.
Proposer des ressources gratuites sur le Net, c’est donc collaborer par le bas au capitalisme 2.0, c’est lui donner ses conditions de possibilités, c’est soi-même s’offrir comme matière première… l’esclavage n’est pas encore là, mais peut-être pas loin.
Le processus est pervers…
- On gagne en liberté quand on vit dans un environnement peu coercitif : côté État, côté travail, côté personnel… On a alors plus de choix, plus de possibilités existentielles.
- Nous vivons confortablement, sans réel besoin de l’assistance des autres, nous sommes moins proches d’eux, nous ne cultivons pas les liens… nous nous isolons.
- Cette isolation doublée de bonnes conditions de vie nous laisse du temps libre. On photographie, on écrit, on commente sur les réseaux sociaux, on blogue…
- Comme nos contenus ont été créés sur du temps libre, on ne cherche pas à les marchander.
- De petits malins créent des plateformes pour nous rendre service, pour faire connaître nos œuvres, pour nous mettre en relation avec nos amis, et, au passage, ils réussissent à gagner quelques cacahuètes avec nos informations, cacahuètes qui multipliées par millions font des fortunes.
- Ces petits malins deviennent de plus en plus riches, puis rejoignent la cour des oligarques.
- Peu à peu, nous sommes obligés de subir leurs injonctions. Par exemple, Google impose sa loi sur le Net, définissant jusqu’à la façon dont les sites doivent être dessinés pour être référencés efficacement. Il s’agit d’une dictature souple.
- La coercition fait donc sa réapparition. Certains auteurs jusqu’alors libres donnent leur exclusivité à certaines plateformes et renoncent ainsi à une partie de leur liberté, sans vraiment prendre au sérieux la menace, puisqu’à leur échelle elle est insignifiante, mais, cumulée, elle fait raz-de-marée.
- Jusqu’où ? Peut-être jusqu’à une nouvelle forme d’asservissement, un asservissement engendré entre la gratuité d’un côté et son extrême valorisation d’un autre.
- Ainsi, depuis son apparition, le capitalisme n’a jamais cessé d’explorer de nouveaux territoires de jeu, et nous ne sommes qu’au début de l’exploitation de la ressource cognitive humaine. Le capitalisme 2.0, ou capitalisme cognitif, s’appuie d’un côté sur des cerveaux disponibles, de l’autre sur des IA pour les exploiter. Il fait de nous des prolétaires.
Faut-il interdire le travail gratuit comme le réclament certains artistes ? Ça n’a pas beaucoup de sens. Est-ce que je travaille quand je publie une photo de coucher de soleil ? Non, pas vraiment. Sauf si un jour cette photo, plutôt que celle d’un photographe professionnel, finit sur la couverture d’un livre.
Quand je donne, je ne peux donc savoir si cela sera reconnu comme travail. Je donne d’abord parce que ça me fait plaisir, je donne parce que je n’ai pas envie de tout vendre, parce que le don en lui-même me paraît précieux, justement par opposition au capitalisme.
D’un autre côté, si nous continuons de distribuer sur le Net des informations gratuitement, nous creusons l’écart entre ceux qui donnent et ceux qui exploitent leurs données. Ce n’est pas simple.
Ford, le parangon du capitalisme 1.0, payait bien ses employés pour qu’ils puissent s’acheter des Ford. Désormais, les capitalistes 2.0 doivent faire en sorte que nous ayons du temps libre pour continuer à produire des contenus gratuits sur le Net.
Plus nous donnerons, plus on exigera de nous que nous donnions davantage. Je le ressens à ma petite échelle. Parce que je donne mes textes sur mon blog, on me demande de donner aussi des conférences gratuites, et quand je refuse, les gens ne comprennent pas, ils m’en veulent, ils me reprochent ma cupidité. « Mais nous payons vos frais ! » Comme si cela faisait vivre ma famille.
La force d’un système coercitif est de mettre sur le banc des accusés ceux qui refusent de jouer son jeu. Je pense aux TEDx, exemple même de ce processus. Dans cette organisation, tout le monde est bénévole, tout le monde est gentil… mon œil, car quelques-uns font leur beurre grâce à leur réputation acquise au nom des autres. Voici à l’œuvre le capitalisme 2.0, à une petite échelle, mais tous les mécanismes sont en place.
Et ils sont puissants, capables de digérer les utopies politiques à leur profit. Ainsi le revenu de base pourrait être une très mauvaise chose. En nous donnant plus de temps, il nous inciterait à donner plus, donc à nourrir le capitalisme 2.0. C’est assez flippant, et cela suffit à montrer qu’une idée qui vient du cœur peut être pire que le mal qu’elle entend combattre.
Il serait donc dangereux d’instaurer le revenu de base si, dans le même temps, les contenus gratuits n’étaient pas rémunérés… d’où l’idée, comme le propose Antonio Casilli, de financer le revenu de base en faisant payer ceux qui exploitent nos données numériques.
Un beau programme qui malheureusement exige un tout autre internet que le nôtre, un internet où nous serions propriétaires de nos informations, où nous pourrions les suivre quand des algorithmes les manipulent. Il faudrait mettre en place une traçabilité des informations, ce qui autoriserait leur facturation.
Cette méthode exige de démarrer un nouveau réseau ou de passer en force par l’État. C’est d’ailleurs souvent par la régulation top-down que le capitalisme a été combattu. Abolition de l’esclavage. Droit du travail. Alors pourquoi ne pas monétiser de nos informations, à seule fin d’accroître le coût de la matière première qui alimente le capitalisme 2.0.
À notre échelle, on fait quoi ? Nous pourrions décider de faire payer nos contenus. Ne plus rien publier gratuitement. « Vous voulez me lire ? Payez. » Ce serait se replier derrière le capitalisme 1.0. On ne peut pas dire que ce soit très alléchant, d’autant que l’artisanat n’est plus réellement possible à l’âge de plateformisation du Web, à moins d’en revenir à un artisanat hyperlocal, envisageable pour les fruits et légumes, mais moins quand on produit des idées ou du code… pourquoi pas après tout imprimer mes textes sur papier ?
Je pourrais aussi cacher mon blog. Interdire à Google de l’indexer, ne plus rien en dire sur les réseaux sociaux, interdire les liens vers lui… me créer un ermitage numérique comme il en existe de nombreux, bien cachés dans les replis du Web et dont les adresses circulent par mail.
Je ne suis pas sûr que se retirer du terrain de bataille soit la meilleure façon d’aboutir à la paix. Parfois, oui, si le mouvement est général et suivi. Comme Gandhi a encouragé les Indiens à cesser de consommer les produits anglais, il faudrait cesser d’alimenter les algorithmes, se soustraire à leur juridiction.
Mais, encore une fois, je ne suis pas sûr que ce soit la bonne stratégie, parce que ces algorithmes nous servent bien souvent, ne serait-ce que pour suivre l’évolution des épidémies. Je n’ai donc rien contre le fait de les alimenter, j’en veux à leurs propriétaires, à ceux qui investissent sur eux, oubliant de rétribuer tous les contributeurs, sans lesquels ils n’existeraient pas. J’en veux à l’égoïsme qui involue bien moins vite que n’évoluent les technologies.
En attendant, je tente d’être vigilant, mais ça me fait mal de savoir que ce billet de mise en garde se transforme déjà en une machine à fric pour les capitalistes cognitifs.