Est-il nécessaire de redéfinir le livre numérique ?

Nous sommes bien obligés de l’admettre, le livre numérique n’a pas encore conquis les foules, parce que les éditeurs traditionnels lui ont souvent barré le chemin avec des prix prohibitifs et des DRM, parce que les appareils de lectures restent inconfortables, parce bien des avantages du livre papier n’ont pas été intégrés… Cette liste pourrait s’étendre longuement.

Pourquoi encore parler de livre ? L’information s’est fluidifiée, elle déborde les contenants, et le livre paraît à ce regard bien désuet, à moins de le repenser, de le redéfinir, peut-être pour le renouveler et le différencier des autres formes de diffusion.

C’était quoi un livre ? Je dirais un objet contenant du texte et permettant de le lire. On pourrait donc généraliser cette définition : tout système contenant du texte éventuellement enrichi et offrant la possibilité de le visualiser est un livre.

Cette tentative de définition distingue deux éléments : le système de visualisation et l’information. Quand on parle de livre, on confond souvent ces deux éléments : d’un côté, le papier, l’encre, la reliure… ; de l’autre, le texte, la couverture, les illustrations…

Le livre est-il le contenant ou le contenu, ou les deux ? A priori, les trois réponses sont envisageables.

  1. Si le livre est le contenant, le support, le média, on peut en déduire qu’une tablette, un téléphone, une liseuse… sont des livres. Non, ça ne marche pas, à moins de limiter ce contenant à quelques technologies anciennes.
  2. Si le livre est le contenu, tout texte est un livre, peu importe comment il est visualisé. Ça ne marche pas, non plus. Un texte affiché sur un blog ou imprimé sur un journal n’est pas nécessairement un livre.
  3. Un livre serait donc un contenant et un contenu, une alchimie entre ces deux éléments. Du papier avec du texte imprimé. Un fichier avec du texte formaté de telle façon qu’il puisse être lu par divers systèmes de lecture. Mais alors tout fichier HTML transmis sur le Web serait aussi un livre. Ce n’est manifestement pas toujours le cas.

Un livre, c’est donc un contenant, un contenu et autre chose. Cette autre chose n’est pas simple à délimiter. Est-ce qu’un roman est un livre ? Est-ce qu’il reste livre si je le lis sur le web ? J’ai envie de répondre oui, tout en sachant que d’autres textes lus sur le web ne sont pas des livres, ou pas encore des livres. L’autre chose fait la différence, elle tient à la nature du texte, à sa finition, à son ambition, à son histoire, à sa mise en forme, à sa pérennité, à son unité…

Au-delà de ces qualités de nature esthétique, il en existe d’autres, plus terre à terre et propres aux livres papier : ils sont transportables, on peut les prêter, les lire en tout anonymat… On pourrait exiger que le livre numérique s’approprie ces qualités et n’appeler livre numérique qu’un objet les mettant en œuvre.

Un livre numérique serait donc un contenant, c’est-à-dire un fichier, un contenu, c’est-à-dire un texte éventuellement enrichi, disposant de certaines qualités essentielles.

Le plus difficile reste à déterminer un ensemble de qualités. Chaque éditeur peut s’engager sur certaines, pas sur d’autres. Voici celles qui me paraissent importantes :

  1. Autonomie Le fichier a besoin d’énergie et d’un code pour être lu, mais n’exige aucune connexion (ainsi un roman lu sur le Web ne serait pas considéré comme un livre électronique).
  2. Respect Le fichier ne contient aucun code pour récupérer des informations au sujet du lecteur (et, idéalement, il devrait refuser de tourner sur des systèmes ne respectant pas cette règle).
  3. Instanciation Le fichier existe dans l’appareil de lecture, non pas seulement lors de la lecture, mais aussi longtemps que le lecteur le désire (sur le Web, on streame les contenus).
  4. Multiple Le fichier existe dans tous les appareils de tous les lecteurs, ce qui revient à dire que le livre existe en plusieurs exemplaires.
  5. Résilient Détruire une instance n’affecte pas les autres instances (ce qui n’est pas le cas d’un roman stocké sur un serveur web).

On peut jouer avec ces qualités, en ajouter, en retrancher, et ainsi définir des écoles qui chacune aura une conception différente du livre électronique.

Par exemple, on pourrait exiger que le livre électronique soit échangeable ou prêtable. En l’état de la technologie, cela revient à autoriser sa libre duplication, ce qui pose un problème au regard du droit d’auteur (et explique, en partie, la réticence des éditeurs à pousser le livre électronique).

Demain, on achètera un livre électronique pour le stoker sur une feuille électronique. On pourra le lire, puis donner cette feuille à un ami, exactement comme nous le faisons avec les livres papier. On aura même peut-être des fichiers déplaçables, mais pas duplicables. On peut tout imaginer.

Il ne fait aucun doute que l’avenir est à la lecture électronique, sous toutes ces formes, et parmi elles il existera demain des livres et nous les reconnaîtrons sans hésiter comme nous le faisons aujourd’hui, objets indépendants, durables, intimistes, respectueux de la confidentialité… C’est ça les livres et ça devrait rester comme ça, électronique ou pas.

Et si, à côté de mes textes publiés sur le Web, j’écris encore des livres, c’est parce que j’attache de l’importance à ces objets qui existent sans un fil à la patte. Cette possibilité de la déconnexion me tient à cœur. J’ai souvent besoin d’être seul avec des textes, que ce soit dans mon lit ou dans une vallée perdue miraculeusement privée de réseau.

Maintenant, on ne doit pas trop perdre de temps avec ces questions. Peu de gens lisent des ebooks parce que l’expérience de lecture n’est pas à la hauteur, la faute non aux éditeurs, car créer des ebooks c’est un jeu d’enfants, mais aux développeurs d’interface, qui ne voient dans le livre qu’un business secondaire.

Il est certain que s’il existait un engouement pour la lecture numérique de livres nous autres auteurs explorerions les possibilités de la forme avec plus d’entrain, et ferions exploser plus franchement le format ePub, qui n’est autre qu’une façon d’encapsuler le Web.

Je commence à réfléchir à ces questions avec mon projet de Géolecture, tout en rêvant d’une version non linéaire de One Minute. Le véritable livre numérique ne pourra être qu’applicatif. Encapsuler des bouts de Web, ne nous amènera pas loin. Peut-être devrions-nous réserver l’appellation de livre électronique à des livres impossibles sur papier ou en ePub. Alors, autant dire que l’âge du livre électronique n’a pas encore commencé. Nous sommes depuis le début que dans l’homothétique, tout au plus mitonné de quelques liens et capsules audio ou vidéo.