- Dès qu’un éditeur me propose un beau chèque et me promet une belle distribution, je cours publier chez lui.
- Si on m’accordait un des prix littéraires honorés par l’industrie du livre, je l’accepterais, parce que je suis vaniteux et donc dépends des on-dit.
- Dès que j’ai moins de lecteurs, je me persuade que je suis un auteur raté. Je n’existe que par mes lecteurs, même si je voudrais pouvoir clamer que je n’écris que pour moi.
- J’ai commencé à écrire quand j’étais encore chez mes parents, puis j’avais un boulot de journaliste, puis par intermittence j’ai dépendu de ma femme… Aujourd’hui, je peux écrire ce que je veux parce que je loue quelques appartements, en partie seulement payés par mes revenus d’auteur. J’ai toujours été un auteur financièrement dépendant de tiers ou d’activités non artistiques.
- J’ai longtemps clamé que les institutions ne m’avaient jamais soutenu et maintenant elles viennent de m’accorder une bourse, encore une dépendance.
- Je dépends des avis de mes proches et de mes éditrices, j’ai besoin de leurs encouragements, sinon je me décourage.
- Pour exister en tant qu’auteur, je dépends des libraires, des chroniqueurs, des médias, des salons et des médiathèques qui m’invitent à parler en public, d’OVH qui maintient mon site en ligne, d’Amazon qui vend en direct les livres que j’autopublie (et dont les chroniqueurs ne parlent pas parce qu’ils sont autopubliés), de Google qui fait qu’on me trouve sur le Web, des universitaires qui m’invitent à leurs colloques et parfois me citent…
- Je suis intellectuellement lié à des centaines d’auteurs, morts pour la plupart. Mon travail d’aujourd’hui dépend du leur. Me déclarer indépendant serait les trahir.
- Ma vie n’est que dépendances, et plus j’en noue de nouvelles, plus je me sens libre, car chacune de ces dépendances perd du poids dans le réseau de plus en plus dense que je tresse.
- En 2006 et 2008, j’ai écrit une déclaration d’interdépendance, jugeant anachronique la volonté d’indépendance, quelle soit politique, philosophique ou esthétique. Je suis plus que jamais un auteur interdépendant.
- C’est parce que je suis interdépendant, donc lié, que je peux dire non à ce qui me déplaît, attitude qui peut passer pour de l’indépendance d’esprit, mais qui n’est que la manifestation d’une force contraire. Je dis tout ce qui me semble mettre en danger nos interdépendances, ainsi que les miennes.
- J’ai peur de l’indépendance parce qu’elle m’a trop longtemps fait souffrir, à l’époque où j’écrivais dans mon coin, dans une solitude vertigineuse. J’étais indépendant quand tout le monde ignorait que j’existais et que même mes amis se moquaient de ce que j’écrivais. J’étais indépendant quand j’imprimais mes propres livres sur ma laser, les reliais moi-même et qu’aucun éditeur ne voulait de moi. J’étais indépendant quand j’apprenais le métier, quand j’étais en train de me construire et de me singulariser. C’est une phase de la vie qu’un auteur doit sans doute traverser avant de pouvoir se reconnaître lui-même comme auteur, et alors naître dans l’interdépendance.
PS : Je sais bien que l’expression « auteur indépendant » peut être comprise comme « auteur à son compte » par opposition à « auteur à compte d’éditeur », mais cette acceptation d’indépendant me paraît si peu littéraire que j’ai du mal à la juxtaposer à celle d’auteur. Si on utilise souvent la notion d’auteur indépendant, c’est parce qu’elle est plus sexy, et surtout ouvre plus de perspectives, qu’auteur à son compte, preuve que dans l’indépendance on recherche plus qu’un statut commercial, comme une injonction illusoire à la liberté, qui impliquerait une liberté de ton tout aussi illusoire. Souvent, on finit auteur indépendant quand on n’a plus d’autres choix, ce qui est bien le contraire de l’indépendance idéale et fantasmée.