Mercredi 1er, Balaruc
Un mail me fait bondir. Au sujet de ma géolecture. Soi-disant, dans mon projet, je n’en dis pas assez sur mon intention, un mail qui laisse entendre que la bourse ne m’est pas encore réellement accordée.
Sur le coup, j’ai envie de tout envoyer balader. Quelle idée de demander son intention à un artiste. Un ingénieur a l’intention de construire un pont parce qu’on lui demande de faire passer des voitures au-dessus d’une rivière. Un artiste n’a qu’une intuition, la conviction qu’il existe quelque chose à gratter dans une direction. Son intention est seulement d’explorer l’autre berge.
Je suis donc obligé de mentir pour répondre à ce mail, plutôt que de dire vraiment ce que je pense sur l’absurdité de la demande, faite de toute évidence dans la plus grande ignorance des ressorts du processus créatif.
Je dois parler d’un texte que je n’ai pas écrit comme si je l’avais écrit. Je dois encore une fois vendre un produit qui n’existe pas encore. C’est déprimant.
Jeudi 2, Balaruc
Idée d’une opération marketing : sur le modèle de Ragdoll, créer le dossier marketing d’un livre pour réussir à le vendre dans le monde entier alors que le livre lui-même n’est pas écrit. Et pourquoi ne pas faire de cette idée même un livre, le sujet de l’opération étant l’opération elle-même ?
Vendredi 3, Balaruc
Isa me dit que je ne parle que d’une partie de moi dans ce journal. On m’y voit rarement bricoler, m’occuper des appartements que nous louons, travailler à notre revenu de base… Tout simplement parce que ces tâches ne me passionnent pas.
Samedi 4, Tignes
Nous skions dans la poudre entre les rafales de blizzard. Nous avons quitté Sète hier en fin d’après-midi après la sortie du collège de Tim. Route sous la pluie, puis sous la neige. Et la température qui baissait sans cesse jusqu’à ce que nous soyons obligés de mettre les chaînes, ou plutôt les chaussettes. Tim a résumé la montée en disant qu’il n’avait jamais autant stressé.
Dimanche 5, Tignes
Me voilà pris dans une querelle numérique avec des gens dont j’ignore à peu près tout et qui s’est traduite par un billet sur les à-valoir. Dixit l’éditeur incriminé : « Ta prose bourrée de mépris me donne juste envie de gerber… » Mon billet ne me semble pourtant pas méprisant, il ne fait qu’énoncer une pratique de plus en plus commune dans l’édition. Mais je comprends que ça puisse gêner aux encoignures un spécialiste de cette pratique, tant bien même il ne s’enrichit pas avec.
Je serais un grossier personnage. Je ne mettrais jamais les formes quand je discute avec les gens. Entendez : je leur balance mes vérités sans chercher en les enrober pour qu’elles soient moins douloureuses.
Tout cela à cause de mes mauvaises manières. Mais je les emmerde les manières. Je suis un auteur, j’ai le devoir de tout faire péter pour aller droit au but.
J’entends ces critiques depuis toujours, comme si ma façon d’être hérissait le poil de beaucoup de gens. Je ne vous demande pas de m’aimer. Je suis entier. Quand un débat s’engage, je regarde les arguments et je les attaque sans penser à celui qui les a formulés. Il pourrait être une machine, ça ne changerait rien à ma réaction. Quand j’attaque un argument, je n’attaque pas la personne qui argumente et je ne m’abaisse jamais à des attaques ad hominem. Alors qu’en face, ça tire à boulets rouges sur ma personne.
Étrange civilisation. Tout le monde veut s’exprimer, mais peu de gens acceptent qu’on réagisse avec franchise à leurs expressions. Il faudrait que nous soyons entre gentlemen, à ne jamais critiquer ce que les autres disent, surtout pas publiquement. Je n’ai vraiment pas envie de jouer cette comédie.
Pourquoi est-ce que je parle de tout ça plutôt que de notre journée de ski, pas de blizzard aujourd’hui, mais neige incessante avec visibilité plus que limitée ? Je ne peux pas. Que les gens refusent de discuter m’attriste, on n’avancera pas ensemble, nous resterons chacun dans nos bulles, persuadés que nous détenons la vérité.
Quand je démonte un argument en trois salves, on ne revient pas sur mes salves, mais on insiste sur leur brutalité et leur côté lapidaire, comme si cette propriété empêchait la véracité. Tiens, cette réponse qui m’a été faite était elle aussi une attaque ad hominem. On ne prend pas la peine de me répondre, mais on me reproche ce que je suis, ce que j’incarne, ma façon de parler et non ce que je dis. Au final, je ne suis peut-être pas celui qui a de mauvaises manières.
Lundi 6, Tignes
Après une belle journée de poudre, je descends enlever la neige qui recouvre la voiture et je découvre que j’avais laissé deux des fenêtres ouvertes !
Mardi 7, Tignes
J’apprends que l’éditeur qui méprise les à-valoir refuse de rendre les droits des livres qu’il n’exploite plus vraiment. Il s’accroche à la cagnotte qu’il s’est créée en pillant les jeunes auteurs. L’un d’eux m’a dit : « Il n’a effectué aucun travail éditorial, en plus. » La logique est simple : plus cet éditeur signe de contrats, plus il diffuse de livres, plus il a de chances sur le long terme d’accumuler des miettes. Et ça se dit éditeur !
Jeudi 9, Tignes
Mardi, Émile percute son frère. Aujourd’hui, un de ses oncles. Veut-il se casser une nouvelle jambe ? La glisse le grise à tel point qu’il est capable de traverser une autoroute sans regarder à droite et à gauche. Je ne suis pas sûr que mes mises en garde soient efficaces.
Dans Résistants, j’ai écrit « les cheveux en vrac », le correcteur remplace par « les cheveux en bataille » selon la triviale expression consacrée. J’ai écrit « sortie tout droit de Star Trek », le correcteur remplace par « sortie directement de Star Trek ». Son job est-il de me corriger ou d’écrire à ma place ?
Crise de folie avec notre XBox. Émile lance par erreur une procédure de vérification de son compte et nous tournons en rond pendant deux plombes, Microsoft envoyant un code à un email qui n’existe pas, l’amusant zer@emile.com, saisi par Émile lors de son inscription et que Microsoft a accepté sans sourciller. Je déteste ces incompétents. Vous voulez une usine à gaz, achetez une XBox.
Vendredi 10, Tignes
Nous enchaînons les noires pendant que le Mont-Blanc et les Grandes Jorasses nous narguent.
Bourse pour la géolecture confirmée.
Dimanche 12, Balaruc
Je raconte à Isa, restée à la maison pendant que nous étions à la montagne, m’a mésaventure avec l’éditeur contre les à-valoir. Je lui parle de la liste de diffusion où la conversation s’est déroulée. Isa résume la situation : « Celui qui a créé cette liste voulait sans doute inconsciemment réseauter et non discuter sur le fond. » Oui, voilà pourquoi tout à mal tourné. Je ne suis pas quelqu’un qui réseaute et cherche à préserver les susceptibilités des uns et des autres pour éventuellement en tirer avantage ultérieurement. Je ne fais jamais de calcul social.
Lundi 13, Balaruc
Réveil troublé, peut-être sous l’influence de la grisaille qui nous a accueillis à notre retour des Alpes, peut-être à cause des murmures du monde. De voir plusieurs des candidats à la présidentielle se revendiquer Chrétien, ça me fait flipper. Je devrais me réjouir du chaos, peut-être le signe qu’un nouveau pas a été franchi dans la complexité, faisant entrer la moindre élection dans le domaine de l’imprévisibilité.
Je lis avec une certaine horreur Le Cercle, une critique de la société hyperconnectée. Héroïne cruche, qui ne pose jamais les bonnes questions, qui ne fait pas marcher son cerveau, et qui accepte les règles d’un jeu de plus en plus pervers. J’ose espérer que personne ne lui ressemble, mais je n’en suis pas si sûr.
Il ne me reste plus qu’à relire les épreuves de Résistants. Ce livre sortira dans deux mois sans que j’en éprouve la moindre fierté. J’espère simplement avoir bien travaillé.
Perec a évoqué l’idée de lister tous les lits où il a dormi. Je songe à explorer avec Google tous les endroits où j’ai vécu.
Je crois que je devrais développer moi-même ma géolecture. Si je ne la code pas, je n’en serai pas vraiment l’auteur. Et la disjonction entre le fond et la forme m’empêchera d’aller au bout de mes idées.
Mardi 14, Balaruc
Je lis Pêcheur d’Islande de Pierre Loti. Et toute la poussière du XIXe me tombe dessus, j’étouffe sous la précision des descriptions, un cercueil se referme autour de moi. Je n’éprouve rien de semblable avec Flaubert ou Stendhal, mais avec Zola ou Hugo, oui, ce qui explique pourquoi je ne les ai jamais vraiment lus, un peu comme s’ils étaient morts avec leur temps. Ce sentiment ne m’a jamais quitté depuis mon adolescence, et même depuis mon enfance. Des textes m’attirent si puissamment vers un passé immémorial que j’ai envie de les fuir pour sauver ma peau.
Mercredi 15, Balaruc
J’ai encore écrit un billet politique, pour exprimer mon malaise, mais tout le monde s’en fiche : seul le spectacle intéresse…
Jeudi 16, Balaruc
Découverte d’un film d’archive où on verrait Proust en mouvement pour la première fois. Ce qui m’amuse, c’est de constater que son épaule droite et plus basse que sa gauche, exactement comme moi. Le penchant de l’écrivain. Me mettre dans la tête que dans cent ans nos successeurs trouveront nos images aussi désuètes. Alors, comment rester contemporain ? Comme Proust en dépassant son temps, sans pour autant le rejeter.
Quand j’ai commencé à écrire, je n’avais rien à dire, je voulais simplement divertir et me divertir (telle était mon intention). Puis j’ai voulu dire, et peut-être que j’ai cessé d’être écrivain.
Vendredi 17, Balaruc
Brume comme j’en ai rarement vue. Non seulement Sète est invisible, mais même le village au bout de mon nez, et puis le soleil explose, et c’est soudain le printemps.
Samedi 18, Balaruc
Ballade en VTT de 40 bornes. Lors de chaque ascension, je suce la roue d’un retraité de 79 ans. Il y a de l’espoir.
Je découvre qu’une Webcam installée par la municipalité zoome sur ma maison. Je peux encore me promener nu chez moi, mais demain, quand ces images seront en très haute résolution, parce que techniquement ça ne posera plus de problème ? Collectivement, nous sommes en train de dérailler. Lisez Le Cercle, et vous comprendrez.
Lundi 20, Balaruc
J’ai repris le nettoyage de L’Affaire Jonathan Deluze, ma campagne de jeu de rôle lovecraftienne écrite il y a trente ans et qui devrait être publiée l’année prochaine, avec une magnifique couverture de Caza.
Mardi 21, Balaruc
Depuis que j’ai un appareil photo, sans fonction Instagram, je ne publie plus mes photos en direct, pourtant la dernière chose qui m’amuse sur le Net social.
Mercredi 22, Balaruc
Jeudi 23, Balaruc
Débilitant travail de préparer le service presse de Résistants.
Vendredi 24, Balaruc
Trappist-1 possède sept planètes de type terrestre, peut-être toutes dans la zone où la vie est possible. Si vous vivions dans un tel système, nous serions déjà en train de voyager d’une planète à l’autre.
Proust ne serait pas Proust sur le film d’archive mis à jour, et donc ma parenté, côté épaule droite affaissée oubliée, quoique sur la photo de Proust à vingt ans, il tangue un peu.
Samedi 25, Balaruc
Mauvaise nuit, mais levé avec une idée à la fois exaltante et horrible : la certitude que nous coloniserons les planètes de Trappist-1, et toute la galaxie, et même au-delà. La solution est simple, presque déjà à notre portée : ne pas envoyer des humains, mais des ambrions humains accompagnés de robots couveurs et éducateurs. Absurde, pas si on voit comment la vie ne pense sur Terre qu’à se propager à tous les milieux, même les plus hostiles. Encore moins absurde quand je constate à quel point nous sommes des apprentis sorciers, capables d’imaginer remplacer les abeilles par des drones pollinisateurs.
Mardi 28, Balaruc
Je devrais chroniquer des livres, ça donne la fièvre aux éditeurs… Après ma sortie sur Ragdoll, l’éditeur francophone du livre a demandé un exemplaire de Résistants. Veut-il fourbir ses arguments pour me descendre ?