Comment faire payer Google ?

Constat : les plateformes web utilisent nos données, l’or numérique, pour les revendre avec de fantastiques bénéfices. Nous en sommes au stade du capitalisme cognitif.

Le principe du capitalisme selon Braudel : financer les entreprises qui obtiennent une ressource à faible prix (les esclaves, les matières premières, nos données…) pour les revendre ailleurs ou sous une autre forme afin de maximiser la marge.

Mécaniquement, le capitalisme fabrique des ultrariches à la conscience éthique plus que limitée (puisqu’ils profitent de la faiblesse des populations ou de leur ignorance pour exploiter leurs ressources). Historiquement, les États ont dû réguler le capitalisme pour que les richesses produites bénéficient à l’ensemble de la société (vision sociale du monde, que je partage).

Au XXIe siècle, rien n’a changé. Tous les internautes minent l’or numérique et ils le donnent aux plateformes, par principes peu nombreuses, qui concentrent tous les bénéfices, sans rien reverser aux producteurs. Nous avons donc besoin d’une intervention de l’État, quelle que soit la définition que nous donnons de cette entité régulatrice.

Pour les plateformes, le deal est simple : on prend vos données et on vous les échange contre des services. Initialement, nous avons tous accepté ce contrat. Il nous paraissait équitable. Et puis il est vite apparu que des services ne remplissaient pas le frigidaire ni ne permettaient pas de payer les impôts (comme toujours, on nous a fait croire le contraire, on nous a fait croire que la prospérité serait partagée).

Le capitalisme cognitif comble nos besoins supérieurs sans couvrir les étages inférieurs de la pyramide de Maslow. Dans le même temps, il capte une partie de plus en plus grande des flux financiers, qui n’irriguent plus le reste de la société, ce qui conduit à une accentuation des inégalités, à une paupérisation des internautes, à commencer par ceux qui traditionnellement produisaient des données (les journalistes, les auteurs, les musiciens, les photographes…).

Nous devons donc trouver un mécanisme compensatoire afin de contrôler le capitalisme cognitif, pour l’empêcher de nous fabriquer un monde sans pitié.

On peut envisager au moins deux grandes méthodes d’action :

  1. Taxer drastiquement les plateformes.
  2. Faire payer les données brutes, et donc rompre le deal avec les plateformes.

Dans les deux cas, nous obtiendrions des revenus qu’il faudrait ensuite redistribuer pour tenter de réduire les inégalités. Le problème est donc double : il faut capter des ressources et les redistribuer.

La taxation a l’avantage de ne rien toucher au modus operandi actuel. L’État intervient après coup. C’est lui qui récupère les ressources et les redistribue. On a parlé de la nécessité d’un mécénat global pour les créateurs, qu’il faudrait donc étendre à tous maintenant que nous sommes tous des créateurs de données.

Je n’ai jamais apprécié cette approche. Je ne suis pas partisan de toujours plus d’État même si je sais que l’État est indispensable. Quand on peut minimiser son rôle, on doit le faire.

La redistribution par un service de l’État n’est pas sans poser de problème : qui touche, selon quels critères ? J’ai peur que tout cela n’entraîne des discussions sans fin et que l’organisme de redistribution grille la plus grande partie de la ressource. Mais que les choses soient claires, je préfère encore cette approche à l’inaction actuelle.

Ces derniers temps, je songe à la possibilité de la seconde approche : en terminer avec la gratuité numérique, relever le prix de l’or numérique… Si nous cessons de donner, nous coupons les vivres aux plateformes, nous pouvons leur imposer de nous payer. Réciproquement, dans l’intervalle, quand nous donnons, nous alimentons le capitalisme cognitif. Voilà pourquoi j’ai supposé que distribuer des contenus sous licence libre participait activement au capitalisme cognitif, donc au creusement des inégalités.

J’ai donc évoqué l’idée de monétiser ce qui est gratuit, depuis le début du Net. On m’a répondu que la monnaie c’était ringard. Avant de lancer de telle affirmation, il faut peut-être en revenir à l’Histoire.

  1. On a un monde sans commerce.
  2. Un monde avec le troc.
  3. Un monde avec les monnaies de type or (la monnaie a de la valeur, en elle même).
  4. Un monde avec des monnaies quasi virtuelles, mais rares (notre monde).
  5. Alors, pourquoi ne pas basculer dans un monde où les monnaies sont abondantes et donc favorisent les échanges entre les gens ?

Le développement de la monnaie accompagne le développement de la civilisation. Je vous le redis, jouez au moins une fois au jeu de la corbeille et vous comprendrez pourquoi la monnaie est utile, pourquoi on n’a pas mieux, mais aussi pourquoi on peut améliorer la monnaie. C’est un peu comme la démocratie, nous n’avons aucune raison d’arrêter son évolution au modèle représentatif.

La monnaie, c’est notre création, ce n’est pas une chose figée. Oui, l’euro et le dollar sont ringards, et surtout rares, car créés par des privilégiés, les banquiers (des plateformes très anciennes).

Quand je pense à rendre payantes les données sur Internet ce n’est pas en euros ou dollars, mais bien dans une monnaie abondante, une monnaie dont nous disposerions tous en quantité. Avec une telle monnaie, nous pourrions comptabiliser les échanges, les quantifier, et donc rémunérer à juste titre les producteurs.

Dans la pratique, Internet serait tout aussi fluide qu’aujourd’hui, simplement ceux qui bénéficient directement ou indirectement de la gratuité des données, seraient forcés à un reversement qui bénéficierait à la communauté. Dans ce cas, l’État fixerait les règles et veillerait à leur application, mais il n’aurait pas à gérer la redistribution qui serait automatique.

La nouvelle monnaie pourrait être encodée dans une nouvelle génération du protocole TCP/IP. Elle pourrait être partie intégrante d’un nouveau protocole, sur lequel se bâtirait un nouvel Internet, un Internet qui pourrait booter à côté de l’ancien, puis se substituer à lui.

À ce stade de ma réflexion, je suis donc plutôt contre la gratuité+taxation des plateformes et plutôt favorable à des micropaiements dans une monnaie abondante ainsi qu’à une refonte des protocoles.

Dans tous les cas, il s’agit de préserver la fluidité du Net, de lui redonner de l’horizontalité, de réduire les inégalités, de maintenir l’accès à la culture… Nous devons faire quelque chose pour empêcher le Web de se centraliser tous les jours davantage, et donc de créer en son sein des centres de super-pouvoir.

Notes

  1. Dans mon billet précédent, plutôt que de parler des plateformes comme je le fais en général, j’ai parlé des GAFAM. Sur Twitter, on m’a reproché de manquer de rigueur, de faire des raccourcis, sous prétexte qu’Amazon ou Apple ne profiteraient pas de la gratuité. Bien sûr, c’est faux. Par exemple, Amazon pompe les données d’usage des internautes pour ses algorithmes de recommandation. Amazon utilise également l’affiliation, et donc une masse gigantesque de contenus à côté desquels sont affichées des publicités. Pour Apple, c’est plus subtil. Des appareils sont mis à notre disposition pour que nous puissions accéder aux données gratuites. Sans la gratuité des données, lesdits appareils seraient bien moins utiles. L’ensemble de l’écosystème numérique actuel repose directement ou indirectement sur la gratuité de l’or numérique.
  2. Quand je propose de vendre nos données aux plateformes, je ne pense pas à les vendre aux internautes. Je n’ai rien contre le fait que vous lisiez gratuitement cet article, mais contre le fait que Google et d’autres puissent être les seuls à en tirer un bénéfice pécuniaire. On peut donc imaginer un mécanisme de monétisation intelligent qui garde le Web gratuit pour les usagers, mais pas pour les plateformes.
  3. On ma aussi dit que je confondais libre et gratuité. Tournez la chose dans tous les sens, un contenu libre est toujours accessible gratuitement. Le libre participe à la gratuité généralisée des données. Je vous laisse vous replonger dans les quatre libertés telles que formulées par Stallman. Bien sûr, un contenu libre ne peut pas nécessairement être utilisé à des fins commerciales (mais ça ne change rien à la gratuité).
  4. On m’a aussi dit que Google avait le droit d’exploiter Wikipédia, que c’était légal. Comme si toutes les choses légales étaient bonnes. Exemple, longtemps l’usage de l’amiante a été légal…