À la veille d’une élection opposant un libéral à une populiste d’extrême droite, les penseurs politiquement corrects nous rabâchent sans cesse le même argument que voici formulé par Serge Joncour : « Ne pas aller voter dans de telles circonstances c’est laisser aux autres la responsabilité. C’est donc faire le choix d’être irresponsable. » Voilà qui pourrait être un bon sujet de dissertation pour le bac.

En première analyse, on peut être d’accord avec cet argument. Il faut faire barrage à la peste brune, il faut par tous les moyens l’empêcher d’arriver au pouvoir. Si je ne vote pas, si elle arrive au pouvoir, si elle piétine nos valeurs, je serais en partie responsable de son succès.

Mais ce n’est pas si simple, parce que si je vote contre elle, je suis bien obligé de voter pour son adversaire, dont les alliances aussi bien que les idées rétrogrades et par trop inadaptées à notre temps me paraissent également dangereuses.

En tant que citoyen responsable, j’en suis donc réduit à pondérer deux types de dangerosité. Celles de la peste brune, terribles, inacceptables, et celles plus sournoises de l’enfumage généralisé, apparemment plus inoffensives, car dans la continuité de ce que nous connaissons depuis des décennies, une continuité qui ne cesse à chaque élection de rapprocher la peste brune du pouvoir, à l’aide d’arguments de plus en plus effrayants que mes concitoyens acceptent avec de plus en plus de facilité.

J’ai donc le choix entre m’abstenir ou voter contre le mal incarné en même temps que pour une idéologie dominante qui, partout dans le monde, approche sans cesse davantage ce mal du pouvoir, tout en augmentant sa dangerosité.

Si je vote contre, je retarde donc la survenue du mal de quelques années, tout en sachant que cette survenue sera alors plus douloureuse, car plus profondément installée. Si je m’abstiens, je ne participe pas à cette escalade, j’agis en pacifiste.

Contre mon pacifisme naturel, je suis tenté d’acheter ma tranquillité pour quelques années encore. En deux mots : de collaborer en maintenant pour mes enfants un semblant de société républicaine, pour les femmes le droit à l’indépendance, pour la liberté de parole le simple droit. C’est l’option du dos rond, l’option conservatrice, une option en fait assez irresponsable, car elle revient à refuser la présence de la bête à nos portes.

Dans mes 100 raisons de ne pas voter, je dis : « Quand la démocratie met en position de gouverner des extrémistes, c’est signe qu’elle est malade, qu’elle doit être repensée. Voter contre l’extrémiste (et pour quelqu’un qui vaut à peine mieux que lui par son ambition dévorante de gagner le pouvoir), c’est retarder le moment de la remise en question, faire qu’elle soit plus douloureuse à la prochaine échéance. Il faut crever l’abcès. Mieux vaut que le barrage s’effondre avant que trop d’eau ne se soit accumulée derrière lui. »

Je ne vais pas pour autant voter pour le mal, afin de précipiter sa survenue, et donc assumer la responsabilité de ses actes. Mais en votant contre lui, je suis bien obligé de reconnaître que je participe à sa survenue prochaine, alors que l’eau sera plus haute derrière le barrage et que l’inondation sera dévastatrice. En votant contre lui, je vote pour un système qui ne fonctionne plus, un système déprimant et incapable de prendre en compte la complexité de nos sociétés.

En 2006, dans le premier chapitre du Peuple des connecteurs, évoquant le soir du 5 mai 2002, j’écrivais : « Le Président [Chirac] avait raison d’être grave. Malgré son succès écrasant, ses électeurs n’avaient pas voté pour lui, mais contre Jean-Marie Le Pen, son adversaire d’extrême droite. Nous n’avions pas plébiscité un candidat, mais éliminé celui qui nous paraissait le plus dangereux. Nous avions voté contre sans aucune ambiguïté. De nombreux analystes dirent que c’était un vote « faute de mieux ». Ils se trompaient : les connecteurs ne peuvent que voter contre, quels que soient les candidats en lice. »

Le vote contre est désormais tout ce qui nous reste. La démocratie représentative n’est plus qu’une pantomime. La véritable irresponsabilité serait de ne pas le reconnaître. Si je me contente de voter contre, je participe à cette farce. Si je vote contre, je sentirai un poignard me pénétrer le ventre chaque fois que le nouveau Président prendra des décisions inacceptables, chacune de ses bombes seront mes bombes, chacune de ses erreurs seront mes erreurs. Au regard de l’Histoire, je serai aussi coupable que lui car je l’aurai légitimé.

Si, le 7 mai, je décidais de m’acheter un temps de répit, j’aurais la responsabilité morale de le mettre à profit pour lutter contre la peste brune, mais aussi contre ce qui la provoque. C’est ne rien faire qui serait hautement irresponsable, bien plus que de ne pas voter.

Mais que faire ? Que reste-t-il lorsque comme moi on ne croit plus au modèle représentatif, encore moins à la dictature de la majorité, quand l’engagement local fonctionne sans réussir à se globaliser, et donc à peser ? Que faire pour que de nouvelles forêts poussent, assez puissantes pour dissiper les brumes de l’enfumage ? Après avoir tenté de proposer des réponses dans L’alternative nomade, j’en suis encore à rêver, et à me heurter à la difficulté de passer de la théorie à la pratique. Pendant ce temps, la gangrène morale gagne sans cesse du terrain.

La véritable question est donc : on fait quoi du temps gagné en repoussant cette fois encore le fascisme ?

Lire la suite : Le dilemme de l’électeur à la veille du second tour et Électeurs : souvenez-vous du 5 mai 2002.