Mon époque ne me satisfaisait plus ou c’est ma façon de vivre qui ne me satisfait plus, ce qui revient un peu au même, l’époque me poussant à vivre d’une certaine façon et ma façon de vivre m’incitant à juger mon époque d’une façon semblable.
Nous avons imaginé un beau modèle théorique : l’abondance devait nous rendre plus heureux. Dit comme ça, j’admets que c’est incompréhensible, surtout pour les adeptes du marxisme. Au début, on a la société de consommation, construite sur une abondance factice, car l’argent, fer de la guerre de cette société, n’a jamais été abondant. Nous avons à notre disposition un amoncellement de biens que pour la plupart nous ne pourrons jamais nous payer. La société capitaliste et de consommation est donc une société de la rareté : rareté des temps libres, rareté de la monnaie, rareté de la représentation politique, rareté du travail pour ceux qui veulent travailler, rareté de la notoriété… tout est rare et tout s’achète dans ce monde.
Avec l’avènement d’internet, nous avons songé à dynamiter ce modèle. Nous allions créer la véritable abondance : textes, musiques, films, informations, et même les amitiés, allaient devenir réellement abondants, et gratuits. Pour la première fois, tout devenait possible sans que l’argent entrave quoi que ce soit, avec même le rêve que bientôt les imprimantes 3D nous fabriqueraient des objets gratuits. Nous devenions tous des producteurs, tous des consommateurs, nous dépassions le capitalisme.
Nous avions un présupposé implicite : plus de choix allait entraîner plus de démocratie, plus de bonheur, plus d’harmonie. Cette implication aussi n’est pas évidente. Nous avions imaginé que, face à des rayonnages infinis où tout est gratuit, chacun de nous choisirait des biens différents. Nous avons appelé ça, la longue traîne. Si chacun de nous choisissait à sa façon, nous devenions originaux les uns par rapport aux autres, et cette originalité irréductible de chacun devait entraîner un grand bonheur, puisque chaque rencontre, chaque interaction, devait nous surprendre et nous enrichir.
Tout ça c’était de la théorie, de l’utopie politique, de l’idéologie à deux balles. Parce la véritable abondance a entraîné la saturation, ce à quoi n’avait jamais rêvé le capitalisme soucieux de maintenir le désir. Quand on répète invariablement une stimulation, elle finit par ne plus procurer d’effet, il faut constamment augmenter la dose jusqu’à l’overdose. Rassasiés, nous sommes devenus moins sensibles, moins sujets à l’étonnement ou à l’émerveillement. Tout est devenu normal, ordinaire, commun. Surtout, nous avons commencé à paniquer. Devant les rayonnages du tout gratuit, nous avons commencé par ne plus réussir à choisir. Perdus, déboussolés, nous avons eu besoin d’être rassurés. Nous avons alors tendu les mains vers ce qui semblait le plus populaire, le plus aimé, le plus encensé. Plutôt que nous différencier les uns les autres, nous avons commencé à nous imiter. Plus de choix s’offraient à nous, moins nous en voulions. Les best-sellers plutôt que disparaître comme nous l’avions espéré sont devenus encore plus best-sellers, annihilant toute concurrence de moindre importance.
Le rare et le précieux, l’unique et l’irréductible, l’intense et l’indépassable ont été remplacés par l’abondant et le gratuit, le même et le semblable, le fade et le commun. Vous ne ressentez peut-être pas la même chose que moi, mais je suis désolé de vous dire que vous ne m’envoyez pas des signaux positifs. Au contraire, vous me saturez de messages copiés-collés, d’émotions de pacotilles, de propos lénifiants. Vous pourriez croire que j’ai perdu toute capacité à m’émerveiller, mais non. Il me suffit de quitter le monde de l’abondance, celui d’internet en l’occurrence, de me frotter à la nature, à la mer, à la montagne, à la garrigue, à quelques livres anciens et oubliés, pour ressentir des émotions merveilleuses.
Je suis conscient de participer à la saturation. Je devrais me taire, me débrancher une fois de plus, mais cette passivité est en elle-même un refus du risque qui approche de l’intensité. Je pourrais alors vous bombarder de messages méchants, vous spammer sans fin, jusqu’à ce que fatigués vous me rayez de vos listes d’amis. Combien faudrait-il de temps pour que mes comptes sociaux s’assèchent ? Un temps sans doute infini. Parce que face à la saturation, il est impossible de rajouter des stimulus. Même une accumulation d’insultes bien ciblées passerait inaperçue.
Pour changer ce monde que je dépeins, il me faut donc changer la perception que j’en ai, donc il me faut changer de façon de vivre. Je dois me détourner de l’abondance pour chercher le rare, je dois renoncer au gratuit et lui préférer le précieux, je dois renoncer à l’opium numérique au profit de l’intensité… Je déteste le verbe « devoir » parce qu’il ne contient aucun « comment ». Savoir ce que je dois faire ne me dit pas que faire.
Je ne peux pas combattre l’abondance, je ne peux que m’en protéger. Mais j’arrive à une impossibilité : m’en protéger, veut dire en protéger les autres, ne pas y contribuer, donc cesser de publier. Je me heurte à mes contradictions, peut-être sommes nous tous frappés par le même dilemme, provoqué par l’abondance, puisque qu’elle autorise tous les possibles et que nous ne pouvons nous opposer à eux tous.
Un piège s’est refermé sur moi, auquel la réponse de Thoreau ne peut me satisfaire. Mais quelle autre réponse donner ? Surtout, comment vivre dans la contradiction puisqu’il n’existe aucune autre possibilité quand on a décidé de ne plus célébrer l’abondance ?
C’est assez simple en fait. Je devrais imiter les artistes qui ne produisent que des œuvres uniques. Ils souffrent sans doute aussi de l’abondance, mais ils ne l’alimentent pas, contrairement aux artistes qui donnent dans les arts immatériels.
Mais écrire pour un seul lecteur n’a guère de sens. Je dois donc m’accepter comme producteur d’abondance dans un monde qui crève de l’abondance, non pas directement, en elle-même elle est plutôt positive, mais parce que ses effets psychologiques sont nocifs. « Trop de choix tue le choix. » Quel serait donc le bon niveau de choix ? Ce niveau n’existe pas, c’est moi qui dois changer, qui dois apprendre à vivre dans un océan alors que jusque là je me suis baigné dans des ruisseaux.
Je dois apprendre à vivre l’abondance, je dois la dominer, je dois m’en servir comme une force et ne pas me laisser terroriser par elle. En cas de panique, je dois me réfugier dans mon jardin, je dois me ressourcer, je dois apprendre à devenir un homme numérique, et le chemin ne fait que commencer. Il est épuisant, souvent désespérant, mais les explorateurs des mondes nouveaux sont-ils d’une manière générale moins désespérés ? Arrive un moment où ils ne découvrent plus rien de neuf, et où ils doivent s’installer, construire, et la tentation est grande d’élever les mêmes villes que celles quittées dans l’Ancien Monde.
Ma pensée vagabonde, je cherche un passage du Grand Nord entre d’innombrables icebergs. La glace a toutes les chances de se refermer sur moi, avant que je connaisse à nouveau l’extase. Mais peut-être j’aurais la force de gagner la terre, de la parcourir, de tomber sur un pont ancien… et je serais obligé d’admettre que ce qui est rare me touche avec une force tout aussi rare.