Jeudi 1er, Paris

J’ai commencé la journée par Europe 1, puis j’ai enchaîné avec les amis… et, peu à peu, ils éveillent des envies, parce que la ville avec son agitation impose d’exister ou de succomber. Y venir, y charger des désirs et s’enfuir.


Il est 20 h, j’ai marché jusqu’à la cour carrée du Louvre, un endroit où j’aime voir défiler les touristes en selfie perpétuel, les Parisiens indifférents, les joggeurs qui se gargarisent à la pollution suffocante.

J’ai déjeuné rue du Paradis avec Lilas, et Hubert m’a proposé de revenir rue du Paradis en soirée, mais je suis vidé, à force de me tendre, de me goinfrer d’images et de paroles, d’être surpris par ce Paris qui se transforme, cette rue du Paradis qui n’a plus aucun rapport avec celle que je croisais tous les jours en 2004. C’est désormais le repère du bio et du végan, centre de l’hypsterisation générale, qui me fait bien rire tant tout cela n’est qu’une posture passagère et ridicule.

Vous jouez un jeu et vous n’en êtes pas conscients. Rien ne me laisse croire le contraire. Je n’étais peut-être pas plus conscient durant mes années parisiennes, mais la ville ne se voulait pas autant à la mode. Je vois Paris comme quand on ne voit pas un enfant d’une année et qu’on le trouve changé. Lui vieillit, Paris ne fait que se transformer, pierre à pierre, et je viens au Louvre à la recherche d’un point de stabilité, un point où je peux me dire que je suis dans ma ville, celle où j’ai le plus joui, le plus souffert aussi, celle où je suis devenu adulte.

Vendredi 2, Paris

Je critique Paris, le bruit, la pollution, l’agitation inutile, l’hipsterisation des devantures, mais j’en reviens toujours avec des idées plein la tête.

Samedi 3, Balaruc

J’ai plongé presque par mégarde dans l’histoire de la guerre d’Algérie, cette guerre où la vie de mon père s’est jouée, et donc la mienne. Des questions me viennent, que je ne peux plus poser à mon père, et je vais devoir lui inventer une vie qui ne sera que possiblement la sienne.


Ce soir, je regarde la finale de la coupe des clubs champions avec Tim, comme je le faisais avec mon père, et peut-être qu’il n’existe pas de moment plus intense entre un père et son fils. Et je dois écrire sur mon père pour que cette communion soit possible au-delà d’un match de foot regardé devant la TV.

Dimanche 4, Balaruc

Je souffre rarement de la page blanche, sauf quand je veux écrire sur quelque chose en particulier. Il me faut alors écrire sur autre chose, aller où ça passe.


Un auteur me demande de l’aide pour la promotion de son nouveau livre. Je lui réponds : « Écrire un livre est bien plus facile que de le faire connaître. » Parfois, je devrais me taire. Nous vivons tout de même dans un étrange monde, où le marketing est l’art le plus subtil.

Mardi 6, Balaruc

Une fois par mois, je dîne avec des copains auteurs. On a une liste de diffusion où on annonce qui vient. Il y en a toujours pour dire qu’ils ne viennent pas, ce dont nous n’avons rien à faire, puisque la plupart des membres de la liste ne viennent jamais. En analysant ce phénomène, on pourrait en tirer de profondes conclusions psychologiques sur le narcissisme inhérent à notre communauté.

Mercredi 8, Balaruc

Il n’existe pas un grand roman sur la guerre d’Algérie, qui mettrait en scène tous les protagonistes, les Européens de différentes nationalités, de différentes conditions, idem pour les Arabes et les Berbères, certains pros français, d’autres pros FLN ou d’autres organisations. Je n’ai pas l’intention d’écrire cette version de La Guerre et la Paix.

Vendredi 9, Balaruc

En même temps que j’écris quelques lignes sur mon père, j’entame une phase de replis numérique. Je passe mon temps à lire sur le Net, mais pas à discuter, donc je me fais invisible. Et je ne m’en porte pas plus mal.

J’ai mis en veilleuse mes projets Wattpad, qui ne suscitent pas suffisamment de commentaires et d’interactions pour que l’écriture publique ait un quelconque intérêt. Wattpad a d’ailleurs beaucoup changé en deux ans. Les auteurs y consacrent plus d’énergie à socialiser qu’à écrire, faisant passer la littérature après le marketing.


Isa revient d’une balade au village avec une mauvaise nouvelle : la mairie veut construire une promenade devant chez nous, quitte à rogner sur le domaine maritime. Mais qu’est-ce que la préservation du littoral pour une municipalité qui investit des millions pour construire un boulodrome couvert alors que les citoyens n’ont même pas de piscine ?

Dimanche 11, Balaruc

Dans Progress, Johan Norberg affirme que le monde va de mieux en mieux, si on peut dire qu’un monde proche du burn-out écologique va de mieux en mieux. Il s’appuie sur des données chiffrées pour dire qu’il y a moins de violence, moins de pauvretés, moins de mortalités… Je ne conteste pas ces données absolues, simplement nous autres humains ne sommes sensibles qu’aux données relatives. Et quand l’écart entre les pauvres moins pauvres et les riches toujours plus riches se creusent, j’ai du mal à croire que le monde va mieux, surtout quand de plus en plus de gens se sentent appartenir à cette classe des pauvres moins pauvres. Un peu de psychologie ne fait jamais de mal aux maths.

Lundi 12, Balaruc

Hier soir, à 22 h, on s’est souvenu que c’était une journée électorale.


J’écris sur mon père, sur l’Algérie, je lis des horreurs…


Sur Wattpad, des milliers d’auteurs ne me suivent que pour que je m’intéresse à eux. Je préfère écrire pour moi que pour eux. Je me fiche de leur plaire. Je veux juste essayer de me plaire, et c’est déjà difficile.

Mardi 13, Balaruc

Nuit horrible, chaude et moustiquée. Pas d’entrain ce matin, alors je décide de mettre en vente ma KTM qui croupie dans le garage depuis 2001 avec tout juste 2 000 kilomètres au compteur. Je n’ai plus envie de faire de la moto et maintenant que les garçons approchent doucement de l’âge d’en faire, je veux me débarrasser de cet engin de mort.

Je passe chez mon garagiste récupérer les pinces de batterie qui sont dans notre voiture. Oui, notre voiture est chez le garagiste après une rupture de la courroie de transmission que nous avions pourtant fait changer il y a un an. Restons calmes. J’explique que je veux redémarrer ma moto pour la vendre. « C’est quoi comme moto ? » me demande un client. Une KTM LC4 640. Le voilà qui vient avec moi à la maison, m’aide à la démarrer, et l’affaire est conclue. Pourquoi ce n’est pas toujours comme ça la vie ?

Jeudi 14, Balaruc

Je me demande si je suis encore de mon temps. Il m’intéresse de moins en moins. Alors j’ai besoin de faire du sport, pour éprouver le monde d’une manière moins intellectuelle.

Vendredi 16, Balaruc

Un écrivain qui ne s’intéresse pas à ses outils d’écriture c’est comme un cuisinier qui ne choisit pas ses casseroles, une couturière qui ne choisit pas son fil, un boulanger son four.

Samedi 17, Balaruc

Depuis trop longtemps, nous écrivons pour être lus, et notamment par les journalistes, chroniqueurs, critiques, influenceurs… Nous écrivons pour acquérir une position sociale, nous écrivons donc pour nous-mêmes, mais pour une mauvaise raison, ou un mauvais côté de nous-mêmes, parce qu’il est plus aisé d’acquérir une position sociale par un travail ordinaire, un engagement politique ou associatif, ou ne serait-ce qu’aller faire du vélo avec des amis.

Cette quête détournée de la position sociale par l’écriture est d’ailleurs paradoxale : puisqu’elle passe par la solitude de l’écriture. Se vouloir avec les autres, reconnus par eux, tout en se coupant d’eux le plus clair du temps.

Je dois en revenir à une écriture plus immédiatement personnelle. Admettre que j’écris toujours pour moi, et que sinon je donne dans le journaliste ou dans l’activisme. Renoncer à écrire pour changer le monde. N’écrire que pour me changer moi-même, et déjà m’accepter moi-même. Et si ce travail finalement intéresse des lecteurs, parce que oui je le partage, aucune raison de le garder secret, je ne peux qu’en être heureux, parce que j’aurais été homme, communicant, social… Et donc ne pas écouter les éditeurs, ignorer leurs classifications, leurs injonctions commerciales, leur business… Encore un paradoxe de l’écriture : c’est le meilleur moyen d’être pauvre et des entrepreneurs tentent de nous prouver qu’il pourrait en aller autrement. Ils entretiennent une illusion dont ils sont les principaux bénéficiaires.

Je dois donc tout oser, ne rien m’interdire, ne pas penser à vous, je dois être moi, jusqu’au fond de moi, du moment que je jouis en écrivant, de cette jouissance que le succès ou l’insuccès n’influencera pas. Beau programme qui lui aussi se heurte au principe de réalité, à ce besoin d’être avec les autres parmi eux.

Dimanche 18, TGV pour Genève

Je m’endors, quelqu’un me tape sur l’épaule, j’ai envie d’insulter le contrôleur qui comme tous ses collègues ne peut laisser les voyageurs tranquilles, et finalement, il s’agit d’un passager qui s’installe à côté de moi.


Je vais passer la semaine avec les spécialistes mondiaux de l’infectiologie, des antibiotiques, de l’hygiène… question de boucler la boucle de Résistants. J’ai raté quelque chose avec ce livre. Je n’en suis pas satisfait, les médecins non plus, et les lecteurs ne se l’arrachent pas. C’est un échec sur trois tableaux, j’ai fait trop de concessions à l’édition business et j’ai échoué à faire du best-seller une contrainte. J’ai parfois envie de tout recommencer, faire du Crouzet. Le plus effrayant : constater que les gens n’en ont rien à faire du problème de la résistance, comme celui du réchauffement climatique, ils laissent ça aux autres.


Après le jeu de rôle durant les années 1980, après Internet durant les années 2000, j’en suis à devoir chercher un nouveau champ propice à l’extase, à la fois intellectuelle et sociale. L’écriture a connecté mes deux épiphanies, l’écriture devra me conduire à la troisième, mais je ne la vois pas encore se profiler, alors qu’elle est peut-être déjà présente dans ma vie. Je pourrais écrire sur le vélo, la course, les randonnées… devenir un écrivain outdours. Parce qu’écrire tout court ça ne me suffit pas. Je ne vais pas passer mon voyage jusqu’à Genève à décrire chacun des passagers du TGV. Je me suis amusé à ces exercices quand j’apprenais à écrire, mais ils ne me contentent plus, même s’ils pullulent sur les blogs littéraires.


Je change de train à Lyon. Comme je ne vois pas de wagons de première, j’interroge les contrôleurs. L’un me répond : « Nous y sommes pour quelque chose nous ? Vous croyez que nous sommes des magiciens ? Que nous pouvons faire apparaître des wagons ? » Pendant ce temps, le second contrôleur hoche la tête d’un air approbateur.


Je commence à lire Stealing Fire, un essai qui raconte comment la Silicon Valley tente de simplifier l’accès aux états modifiés de conscience grâce à la technologie. Je trouve tout cela d’une naïveté déconcertante. Pour l’instant, les auteurs semblent oublier que c’est le chemin qui fait l’extase plus que l’extase elle-même. Le but de la Silicon Valley serait d’utiliser les états modifiés en vue d’une plus grande efficacité. Encore un truc détestable de notre époque : l’utilitarisme à outrance.

J’ai toujours eu le don de modifier mes états de conscience, sans recourir à des subterfuges, tout comme comme Gandhi ou Sri Aurobindo, un don que j’ai hérité de mon père et que j’ai peut-être transmis aux enfants, une particularité de nos cerveaux comme l’expliquent mes auteurs californiens (qui en avant-propos racontent qu’ils ont voyagé partout dans le monde pour mener leur enquête… mais, excepté Moscou, je ne vois aucun endroit hors des US).


Peut-être que j’écris, que je modifie ainsi mon état de conscience, parce que je n’aime pas mon état de conscience ordinaire. Je ne suis qu’un toxicomane finalement. Alors pourquoi je donne à lire mes textes, qui ne sont que des prétextes à l’extase ?

Je souffre sans doute d’une maladie commune à beaucoup d’auteurs. Nous écrivons pour enchanter nos vies, et nous espérons en suite que nous aurons des lecteurs, dans l’espoir d’être doublement enchantés.


Clim déficiente dans le train. Les contrôleurs, situés juste derrière moi, annoncent que des bouteilles d’eau sont à la disposition des passagers. Je vois deux ou trois personnes qui réagissent. Puis les contrôleurs annoncent que les bouteilles sont gratuites, et cette fois c’est la ruée vers l’eau.

Chaussures à l'hôtel
Chaussures à l'hôtel

Lundi 19, Chateau-Bossey

Pouquoi ne suis-je pas devenu médecin ou spécialiste ? Ou plutôt pourquoi n’ai-je pas continué dans la spécialité que j’ai étudiée ? Je serais invité comme les spécialistes qui m’entourent dans des congrès à travers le monde. Dans ma coterie, je serais une sommité. J’ai choisi d’œuvrer dans un domaine où il est bien difficile de devenir un expert reconnu. Pour nous autres écrivains, tout n’est que mensonges.


Les toubibs évoquent souvent des réseaux sociaux comme des outils des communications efficaces. Je n’ai pas le courage de leur dire que ces outils n’ont plus aucune puissance sociale, sauf cas exceptionnel, c’est-à-dire avec pas davantage de fréquence que les anciens médias top-down. De fait, c’est réseaux sont devenus top-down à leur tour, à cela prêt qu’ils ressemblent à la démocratie, en théorie n’importe qui peut se faire élire, mais dans la pratique seules quelques personnes profitent de cet ascenseur social, des personnes toujours prises en exemple par les promoteurs des services pour tenter de nous faire croire que nous pouvons tous également profiter de leurs business lucratifs.


Lire Stealing Fire me donne l’envie de publier Hyperonscience, un texte gardé dans mes cartons depuis plus de vingt ans, parce que j’étais incapable d’en être satisfait, mais qui parle de quelque chose d’essentiel dans ma vie : ces moments où nous vivons plus que d’habitude. J’écris pour les vivre, et, dès que j’oublie cet objectif, écrire finit toujours par me faire du mal.


Autour de moi, tous ces médecins et microbiologistes de l’OMS, du CDC, de l’ECDC… sont excessivement sérieux. La souffrance est leur quotidien, mais cela n’explique pas leur professionnalisme, ou plutôt ils sont strictement professionnels et oublient d’être eux-mêmes, personnels, complets. Je retrouve la même ambiance chez les éditeurs. Je ne suis pas devenu écrivain pour retrouver dans l’écriture le professionnalisme qui consiste à couper en deux les individus.


Je me suis évadé dans le jardin, pour une sieste, un long moment de méditation puis de lecture. Mes yeux fixent le lointain, des haies après les champs, le jet d’eau de Genève qui dépasse les arbres et se détache sur les pentes bleutées du Salève. Je n’ai aucune envie de regagner la conférence, d’écouter des paroles vides pour moi, trop administratives, pas assez inspirantes. C’est un à un que j’aime ces scientifiques, pas tous ensemble.

Je suis assis sur un banc, assez léger pour que je puisse le déplacer et l’éloigner de la lisière du soleil qui peu à peu vient me mordre les pieds. Les avions filent au-dessus du lac, du jet d’eau, de la ville et se posent derrière un bois. Les oiseaux piaillent sans interruption, un travailleur bricole, la brise manque de force pour agiter plus que mollement les bouquets d’herbe. Au-dessus des blés, la réverbération projette une vapeur huileuse, que j’imagine brûlante. Une église sonne dix-sept heures, le temps s’est effacé, il a dévoré l’après-midi, et je n’ai pensé à rien, je n’ai fait que regarder, dans un agréable état d’hébétude.

Ce moment est glorieux, mais il me laissera un peu déprimé, à moins qu’il me dicte soudain des idées et des rapprochements imprévus. Stealing Fire ne parle pas d’autre chose, d’expériences que je connais trop bien. Mon esprit s’est tendu avec tant d’acuité que le vent caresse mes bras avec une sensualité enivrante. Je ne suis pas encore capable de bouger, je continue mon école buissonnière.

La brise n’est que passagère. Elle agite un marronnier, mais pas celui planté à côté, qui paraît figé par une gangue de chaleur, ou une photo en couleur.

Mon corps m’a été donné pour jouir. J’oublie trop souvent cette évidence. Je me cherche des responsabilités, des devoirs, des soucis. Jouir s’est s’alléger : je possède trop de choses, et il me faut m’éloigner de chez moi pour rouvrir les portes de l’extase, ce qui me rassure, me prouve à répétition que je n’ai pas perdu le don.

Dans cet état, je ne peux écrire que dans mon carnet. Cette forme correspond à mes états modifiés de conscience. Je ne peux travailler à un texte plus long, par exemple le livre sur mon père. Le flot me porte sans que je puisse le diriger, ou ne tente de le faire. Je pêche les phrases de passage, tire sur ma ligne, et quand ma proie est remontée, j’attends la suivante.

Je suis dans le flot, mais sur un rythme différent de celui qui m’emporte quand je suis assis à mon bureau. Celui du carnet est pure jouissance, pure communion. Il n’a pas de but, sinon de me tendre vers lui même, de tourner les mots pour que je le perçoive mieux, alors qu’au bureau il est dirigé, orienté, peut-être que, trop contraint, il perd quelques puissances primitives et essentielles.

Dehors, face à un paysage campagnard, je suis sous l’effet d’une drogue surpuissante. Elle prend possession de moi et je m’abandonne à elle. Chez moi, je me domine, je canalise mon énergie. Il me semble que ça procure autant de plaisir, bien que sur des registres différents.

J’écris dans les deux cas au clavier, dans un cas sur le MacBookPro, dans l’autre sur l’iPad, avec les mêmes logiciels, ce n’est donc pas tant l’outil qui m’altère que la situation de mon corps, cette écriture en extérieur est plus physique, plus spirituelle, peut-être plus romantique.

J’aperçois une fleur à mes pieds, quatre corolles violettes, sur une tige torsadée. J’ai l’impression qu’elle vient d’éclore à l’instant, mais non, il me suffit de promener mon regard autour de moi pour faire surgir d’autres fleurs, d’autres feuilles, des détails sans cesse plus nombreux, dont le point commun est la pesante indolence estivale.

Les blés fument toujours, le jet d’eau s’est pincé en un étroit panache, preuve que sur le lac le vent ne souffle pas plus fort que sous les arbres, qui me crachent dessus leur pollen, qui plutôt que me féconder me fait éternuer. Je dois me moucher, revenir à une expérience plus primaire du corps.

Dans le flot, je ne perçois que les signaux agréables, comme si mon cerveau oblitérait tous les autres, se plaçant dans un état de pure jouissance. Quel intérêt évolutif que cette compétence ? Je suis peut-être en même temps plus sensible aux dangers. Mon père avait ce pouvoir, qui lui a sauvé la vie en Algérie, ainsi qu’à certains de ses compagnons.

Alors cette expérience du moment, c’est une pure perception, tous les signaux intégrés, corrélés. Je ne suis qu’un chasseur, j’arrive toujours à cette conclusion. Je ressemble à mon père plus qu’il ne l’a jamais admis.

Voilà peut-être que sans le vouloir j’en reviens à son histoire, et voilà peut-être comment je devrais finir mon livre sur mon père, en montrant que des routes opposées nous ont conduits à mener les mêmes vies.


Parfois je me demande si ma capacité à jouir n’est pas liée à l’incapacité des autres à m’imiter. Pendant que je suis sur mon banc, eux sont enfermés dans la salle de conférence. Ce soir, comment leur avouer que je me suis shooté tout l’après-midi avec un cocktail de drogues neurales exsudées par mon cerveau avec la même générosité que les blés transpirant sous la canicule ?

Bossey 1
Bossey 1
Bossey 2
Bossey 2

Mardi 20, Chateau-Bossey

J’ai dormi comme un bébé, ce qui est bien rare. Est-ce parce que j’ai médité ? Parce que j’ai passé l’après-midi dans un état modifié de conscience ? D’après ce que je découvre dans Stealing Fire, ce serait bien possible.

Mardi 20, Genève

J’ai un hôtel hors de prix avec une chambre qui donne sur les voies de triage de la gare. Vue magnifique, mais je suis pas sûr de l’apprécier demain matin aux aurores. Je n’ai jamais compris pourquoi même les hôtels de luxe pouvaient être aussi bruyants, comme si les riches étaient prêts à accepter n’importe quoi ; bien sûr je ne parle que des riches de seconde zone, celle à laquelle s’illusionnent d’appartenir des conférenciers itinérants.

Trains
Trains

La ville est moins propice à l’extase que la campagne, parce qu’elle est bruyante, et surtout animée, construite pour attirer l’attention, donc déclencher des désirs. Bateaux qui invitent à traverser le lac, filles délurées, boutiques, pâtisseries, terrasses ombragées… Comment méditer dans ces conditions ? Je peux bien faire le vide en moi, mais cet exercice accapare toute mon attention, là où, à la campagne, il ne me demande aucun effort, laissant de la place pour que jaillissent des pensées.

Bleu Léman
Bleu Léman
Bleu Léman 2
Bleu Léman 2
Bleu Léman 3
Bleu Léman 3

Mercredi 21, Genève

Des journées passent plus vite que d’autres sans que sur un agenda elles soient plus chargées que les précédentes. J’ai couru au bord du lac ce matin, je suis arrivé à 10 heures au centre des congrès pour signer des livres, à m’en faire des ampoules, faut dire que Résistants est offert, puis je suis allé voir mon amie Geneviève, nous avons parlé de tout et de rien, j’ai fait une petite sieste dans son jardin, sous un grand arbre, pendant que les nuages dessinaient des cathédrales moutonneuses traversées de coups de tonnerre, me revoilà au centre pour une seconde séance de signature, avec entre temps quelques conversations.


Je suis assis en hauteur, et je domine les stands où les labos exposent leur camelote. Hommes en costume uniforme, femmes plus diverses, mais cela ne serait pas trop choquant s’il n’y avait pas un vieux monsieur derrière une machine à barbe à papa, avec près de lui une gamine tirée à quatre épingles en train de faire du gringue à un quadra dont je ne vois que la tonsure écrevisse. Ce spectacle est insupportable. Un apartheid !

Jeudi 22, Genève

Je cherche en vain la félicité de lundi après-midi. J’ai beau avoir fait ma sieste au bord du lac, je n’arrive plus à retrouver la lucidité. Je regarde les gens bêtement, plus vide qu’un moine zen, pas la peine de méditer, me suffit de m’abandonner à la canicule.

Dans la campagne, il est facile de se retrouver seul, et de s’estimer un privilégier du temps libre. En ville, cette illusion s’effondre. À chaque instant, une grande partie de l’humanité glande.

Un étrange jeune gars, court sur jambes, gros cul, buste en tonneau et cheveux tondus sur les côtés, ne laissant sur le crâne que quelques poils de quoi faire un petit chignon d’inspiration samoane, accompagne un type bien plus âgé qu’il suit à la façon d’un chien. Ils bricolent la douche du club de wakeboard, dont le bateau à la coque rouge et aux tubulures chromées ondule au bout d’un ponton. Un autre gars est là, bronzé jusqu’à l’os, du crâne à la raies de fesses, il est assis à une table sous un parasol RedBull. Il n’a pas une once de graisse, comme si le soleil l’avait desséché. Sur l’autre rive, verdoyante dans ses soubassements, une muraille de nuages s’accroche aux montagnes, l’une ressemble à un croc solitaire plantée dans la crème chantilly.


En fin d’après-midi, je retourne chez Genneviève, qui organise un atelier de connaissance de soi avec six personnes auxquelles je m’ajoute. Il faut répondre à la question « Quelles sont vos difficultés à mieux vous connaître, à mieux faire ce que vous désirez ? » Chacun des participants écrit ses réponses sur des Post-its.

Sur un premier Post-it, j’écris « Souvent, je n’arrive pas à faire avec les autres. » Oui, parfois la solitude de l’écrivain me pèse, j’aimerais écrire du théâtre pour une troupe, où participer à des projets collectifs. D’un autre côté, je sais que ne suis pas très adaptable aux méthodes des autres.

Sur un second Post-it, j’écris « Parfois, j’écoute trop les autres pour leur plaire. » Avec une pensée pour Résistants, où, à force d’écouter trop de voix, j’ai fini par écrire un livre qui n’est pas de moi.

Finalement, j’ai été obligé d’admettre que j’étais assez conventionnel, même si depuis longtemps j’ai renoncé à vivre la vie à laquelle me destinaient mes études. Conventionnel en ce sens que souvent je me contorsionne pour être édité. J’espère ne plus jamais tomber dans ce piège.

Dimanche 25, Balaruc

Une animatrice bénévole de Wattpad m’annonce qu’elle a mis en avant Adam. Je réponds : « Super… je vais voir si ça fait bouger les vues. » Un petit échange s’en suit où je résume mes a priori quant à l’évolution vers la socialisation à outrance de Wattpad. Réponse de l’animatrice : « Eh bien ce n’est clairement pas notre expérience de la plateforme et pas, non plus, notre façon d’être autrices dessus. » Puis elle ajoute : « Excuse-moi d’être aussi directe, mais, je t’annonce un truc plutôt cool avec la mise en avant d’Adam et tu dois être la seule personne sur les quelques deux cent comptes que j’ai contacté qui ait une réaction aussi… blasée ? »

Je finis par comprendre que j’aurais dû m’extasier d’avoir été choisi (avec 200 autres), que j’aurais dû lancer des mercis à n’en plus finir, tout cela parce qu’une plateforme tente de me tondre la laine sur le dos (en exploitant au passage des bénévoles). Cet échange démontre ce que je pressentais, soit que Wattpad évolue vers la socialisation plutôt que vers la littérature, et que la plupart des jeunes qui y publient n’en sont même pas conscients. Parce que mon animatrice, en contactant 200 auteurs en son nom propre, ne fait pas autre chose que sa promo, tout ça bien sûr pour notre plus grand bénéfice collectif.

Mardi 27, Balaruc

J’ai fini par vendre ma KTM (oui, je n’ai jamais revu mon acheteur providentiel rencontré chez le garagiste). Expérience intéressante que de passer une annonce sur Leboncoin. « Vous avez les papiers en règle ? » Je réponds : « Non, c’est une moto volée ». Un gars m’envoie trente SMS et j’en renvoie autant avant qu’il me propose d’échanger ma moto contre sa voiture. Un autre me pose mille questions avant de me dire qu’il n’a que la moitié de la somme que je demande. « Pourquoi votre moto n’a pas roulé ? » veut savoir un autre. Je réponds : « Je préfère mon cabriolet. » Cet argument a été décisif.

Mercredi 28, Balaruc

Sortie en VTT mémorable. Quand nous attaquons la garrigue, le ciel noircit, quand nous arrivons à l’abbaye, ça pète de partout, des trombes d’eau se déversent sur nos têtes, nous tentons de basculer côté mer, c’est pire, la température s’effondre, 11°C indiquent les compteurs, nos pieds pèsent des tonnes, les chemins s’effacent, transformés en rivières, les éclairs frappent autour de nous, c’est comme si la canicule s’était soudain déchirée pour s’abattre sur nous. Nous claquons des dents, mais nous sommes heureux, vivants.

Jeudi 29, Balaruc

Lueur
Lueur

Vendredi 30, Balaruc

Des médecins se regroupent pour critiquer le gel hydro-alcoolique. Les cons. Ils prétendent que le gel contient des perturbateurs endocriniens. Ils ne peuvent pas regarder la formulation OMS : alcool, eau, glycérine. C’est tout. Après, que des labos mettent des merdes dans leurs produits, c’est une autre affaire. Ce n’est pas le gel qui est en question, mais certaines pratiques commerciales. Mais nos médecins mélangent tout, aussi parce que ça les emmerde de se désinfecter les mains, parce qu’ils s’en fichent d’infecter les patients.