Ça trotte dans ma tête depuis quelque temps, depuis que j’ai vu que France Culture avait diffusé une émission intitulée « Livre numérique, histoire d’une révolution qui n’aura pas eu lieu. » Je n’ai pas pris la peine d’écouter, je connais la rengaine, d’autant que je rentre de Paris où, une fois de plus, j’ai été confronté à cette litanie. Je serais un ringard qui aurait misé sur le mauvais cheval, j’aurais perdu la bataille, je ne serais pas un moderne, mais tout au plus un geek.
Le discours est bien huilé. Le livre papier l’aurait emporté contre le livre numérique. « Nous éditons les véritables auteurs contemporains, clament les éditeurs avec pignon sur rue. Pour preuve, c’est eux qui se disputent les prix et pas vous, vous qui d’ailleurs n’existez pas à nos yeux, pas plus qu’à ceux des médias et guère plus à ceux des lecteurs. Et c’est nos auteurs que les universitaires étudient, commentent, institutionnalisent dans leurs colloques et séminaires. Certes, un moment vous nous avez fait peur, mais nous avons serré les rangs, nous sommes montés au front et nous vous avons laminés. Aucun écrivaillon du Net n’a réussi à s’imposer comme un des géants de la littérature contemporaine, et ceux qui avaient une petite réputation avant l’ont définitivement perdue. Nous avons gagné. »
Il n’est pas agréable d’être rangé dans la catégorie des perdants, d’entendre sans cesse parler des autres comme des génies, d’être méprisé, marginalisé. J’en arrive à douter, à me demander s’ils n’ont pas raison, j’ai parfois envie de jeter l’éponge et de me contenter de profiter de mon jardin.
Dans les temps troublés, il n’existe souvent pas de meilleure stratégie. Je finirai peut-être par effectuer ce choix, d’autant que mon jardin est plutôt confortable, plus que le leur d’ailleurs, et c’est peut-être un indice qui me prouve que je ne me suis pas trompé tant que ça. Parce quand je croise les vainqueurs ils ne me font pas rêver. Et si leur attitude n’était qu’une posture, qu’une façon de faire croire à leur grandeur ? Tout ça pour préserver un modèle déjà mort.
Qu’est-ce que ça veut dire « Livre numérique, histoire d’une révolution qui n’aura pas eu lieu » ? C’est quoi le livre numérique pour commencer ? Dans 99,9999 % des cas, la transposition homothétique d’un livre imprimé sur papier. C’est la même chose tout simplement, ça ne change rien d’un point de vue du texte.
J’aime le livre numérique parce que la lecture est pour moi plus confortable que sur papier et parce que ça nous permet de diffuser des textes d’avant-garde, ou à faible potentiel commercial, avec une grande liberté. Point.
Il n’y a jamais eu de révolution du livre numérique sinon dans le business, parce que si le livre numérique avait gagné la bataille il aurait remis en cause un modèle commercial bien huilé, mais je parie que d’ici quelques années il fera un retour fracassant, car ses avantages sont innombrables (et Amazon est loin d’avoir dit son dernier mot). Mais ça ne changera rien pour la littérature, parce qu’elle se joue ailleurs.
En moyenne, les socionautes lisent l’équivalent de 200 livres par ans. Désormais, le temps passé à lire sur le Net surpasse par un facteur 10, 50, voire 100 le temps passé à lire sur papier. Je n’ai même pas pris le temps de creuser les chiffres, tant c’est une évidence, suffit que je regarde autour de moi dans le TGV qui me ramène dans le Midi. La révolution du livre numérique n’a pas encore eu lieu, mais celle de la lecture numérique est consommée depuis longtemps. À ce jour, le livre numérique n’aura été qu’une tentative de faire du neuf avec du vieux, selon une stratégie conservatrice. La révolution s’est jouée autrement que prévue par les gourous du marketing. Nous lisons tous massivement sur support numérique, mais autrement qu’ils l’avaient imaginé, voulant nous enfermer dans des boîtes anciennes (cette évolution n’est encore rien comparée à celle annoncée par Julius Gregarius).
Et donc, d’après les éditeurs installés, les auteurs contemporains, ceux attachés à être dans leur temps, à le vivre, à l’explorer, à en jouir, se désintéresseraient de ce phénomène. Ils continueraient à travailler dans leur coin, dans leur tour, avec le soucis de ranger leur production dans des boîtes, ne se connectant que pour effectuer des recherches, n’ayant qu’un usage utilitariste du Net. Ça ne vous paraît pas étrange que toute une génération d’écrivains célèbres tourne le dos à son temps ? Qu’elle ne tente pas de toucher les lecteurs où ils se trouvent ? Qu’elle n’exploite pas les potentiels des supports inventés aujourd’hui ? Qu’elle ne soit pas curieuse ? Qu’elle ne teste pas de nouvelles formes, de nouvelles possibilités, qu’elle n’expérimente pas ?
Notre monde littéraire, celui qui se revendique comme tel, est tout simplement hyperconservateur. Il impose sa voix par le marketing (concédons-lui cette modernité-là), mais il se moque de la littérature, réduisant au silence ceux qui en rêvent encore.
Vous me direz que les socionautes ne lisent pas de la littérature sur le Net. Ça signifie quoi ? C’est quoi la littérature ? Tout texte a un potentiel littéraire qui dort en lui. C’est à nous auteurs de le faire jaillir, à nous d’inventer des formes, des manières, des récits adaptés à notre temps, sans pour autant chercher des audiences massives, mais avant tout de nous frotter à une matière que nos prédécesseurs n’ont pas eu la chance d’avoir à porté de la main.
Nous autres auteurs numériques souffrons d’un complexe d’infériorité. Nous en sommes encore à pleurer pour être édités par nos bourreaux, moi le premier, parce qu’ils ont réduit aux yeux de tous la littérature à ce qu’ils publient, et que ne pas être publié par eux revient à être une sombre merde. Si nous continuons ainsi nous finirons par mériter notre sort d’auteurs maudits par les rois du marketing.