Pour qui pêcher?
Pour qui pêcher?

Je suis nul en grammaire, je n’ai jamais réussi à m’y intéresser, peut-être parce que Steven Pinker, je crois bien que c’est lui, a montré que toutes les grammaires ne pouvaient qu’être incomplètes (ce qui serait métaphoriquement dans la logique du théorème de Gödel et nous autoriserait, nous autres écrivains, à toutes les libertés syntaxiques).

Suite à mon billet Pourquoi écrire en ligne ?, Arnaud Maïsetti a commenté sur Twitter :

« le verbe écrire est intransitif », écrivait Blanchot (et pour autant, l’enjeu de l’adresse central, décisive… recomposé par le web ?)

J’ai presque eu un moment de panique à la lecture de ce message. Transitif/intransifif sont des concepts flous pour moi, je ne suis même pas sûr qu’ils soient très signifiants. J’ai ouvert un dico. Écrire y est présenté tantôt comme un verbe transitif direct, « J’écris un billet de blog », tantôt comme un verbe transitif indirect, « J’écris à quelqu’un ». Pas de trace de la variante proposée par Blanchot.

Je cherche d’ailleurs où Blanchot aurait pu déclarer ça. Je commence par tomber sur un texte d’Isabelle Pariente-Butterlin où elle fait ainsi référence à Blanchot et écrit :

Car si écrire est un verbe intransitif, s’il n’a pas d’objet, que nous écrivions sur un support matériel ou un support immatériel [je ne vois pas ce qu’a d’immatériel mon clavier ou mon écran tactile] ne change rien au geste qui est le nôtre quand nous écrivons.

Je ne peux pas être d’accord avec cette induction. S’il était possible d’écrire pour écrire, de juste écrire, les outils influenceraient encore ce que nous écririons (longue démonstration dans La mécanique du texte). Le geste change sans cesse que nous le voulions ou non, surtout quand nous changeons d’outil. Il n’existe pas d’écriture dématérialisée. Écrire, c’est matérialiser en mots des pensées, des émotions, des impressions. En aucun cas, une écriture intransitive ne confondrait les supports d’écriture.

Je continue mes recherches et découvre que c’est Barthes qui se serait le premier demandé en 1966 si « écrire était un verbe intransitif ? », tout ça en accord avec la littérature de son époque, avec l’« écrire pour écrire » célébré par le Nouveau Roman. En tant qu’auteur de cette époque, Blanchot n’était pas en reste, un extrémiste d’une tendance pour moi mortifère, comme si la littérature avait tourné le dos au monde, comme pour le fuir, comme pour refuser l’Histoire qui avance, se tend vers le futur.

Mais même les nouveaux romanciers, même Blanchot, n’étaient pas des auteurs intransitifs puisqu’ils publiaient, donc écrivaient à des lecteurs, pour des lecteurs. Si une littérature réellement intransitive a existé, nous en ignorons tout, à moins qu’elle n’ait été découverte a posteriori dans des cartons oubliés.

Une chose au moins est sûre : une littérature en ligne intransitive est inconcevable, puisqu’au minimum elle a des robots comme lecteurs. Ou il faut imaginer des textes verrouillés, présents en ligne, mais inaccessibles, ce qui serait peut-être une belle technique marketing pour attirer les curieux.

L’écriture en ligne est mécaniquement transitive, nécessairement adressée : écrire en ligne, c’est en même temps publier. Le lecteur est toujours là, au moins potentiellement.

J’ai l’habitude de dire que j’écris pour mieux voir le monde, donc d’abord pour moi. Je suis mon premier lecteur. Mais savoir que je vais publier me force à prendre en compte les lecteurs, à ordonner ma pensée, à dépasser l’esquisse, et en conséquence je n’écris pour les autres maintenant qu’il est possible de tout publier. Cette prise en compte provoque une attente de commentaires, qui peut-être engendreront de nouveaux textes, toujours dans ce but de mieux voir, et alors naît la possibilité que si je vois mieux d’autres verront mieux, éprouveront mieux, jouiront mieux, penseront mieux, ce qui donne à mon écriture la possibilité de provoquer une extasis (voir à ce sujet l’introduction de ma géolecture). Voilà pourquoi j’écris : dans le but d’une double extase. Je suis un écrivain catégoriquement transitif, c’est-à-dire toujours en dialogue, et, de fait, je n’écris ni d’abord pour moi ni d’abord pour les lecteurs, j’écris pour nous.

Arnaud Maïsetti ajoute :

Il y a cette phrase du metteur en scène Vassiliev qui dit à ses acteurs : ne pas jouer pour, mais joue devant.

C’est exactement ça. J’écris devant le public, auquel je me joins. La possibilité du en ligne a transformé l’écriture en spectacle. Dans la discussion sur Twitter, Fabrice Marcoux parle d’un décentrement. Je me sais en train d’écrire, toujours en partie à la place du lecteur.

Pour autant, je ne suis pas sûr que cette question de l’adresse soit fondamentalement différente quand on publie en ligne ou sur papier. Un chroniqueur qui publie tous les jours dans un journal doit éprouver la même sensation, et les feuilletonistes du XIXe devaient aussi l’éprouver.

En fait, la question de l’adresse ne change qu’en regard de la possibilité d’une fréquence de publication bien plus grande, et surtout d’un déclenchement qui ne dépend plus que de la volonté de l’auteur, donc de sa disponibilité, et qui implique aussi la disponibilité concomitante des lecteurs.

La nécessaire transivité de l’écriture en ligne est une chance. Elle nous force à dialoguer, à imaginer, à raconter des histoires. Elle nous pousse à tourner le dos à la pseudo littérature intransitive de la seconde moitié du XXe siècle, cette littérature qui s’est souvent trop regardé le nombril, et que j’ai beaucoup aimée jusqu’à trop longtemps essayer de la copier, et qu’en ligne trop de gens continuent à mimer, refusant le dialogue, refusant le lecteur, refusant leur temps, ne publiant en ligne que parce que c’est possible, mais se fermant à ce que cela implique de radicalement neuf.