Depuis quelque temps une question me turlupine. Pourquoi aucune élite intellectuelle ou financière s’intéresse à l’avant-garde de la littérature numérique ?

En peinture, en musique, en architecture, dans tous les arts, des mécènes soutiennent la création. Certes ils ne le font pas toujours en philanthropes, investissant sur des œuvres uniques et plus tard monnayables, mais ils démontrent une réelle passion pour l’art. Alors pourquoi pas dans le champ où j’exerce ?

Réponse 1 Notre champ n’existe tout simplement pas. Il est une illusion pour ses acteurs, une sorte de passe-temps ni plus ni moins digne que le macramé. Je dois être un peu stupide de réussir à me faire émouvoir souvent avec force par mes contemporains numériques. Je dois être encore plus stupide de tenter d’expliquer pourquoi un champ nouveau pour la littérature s’est ouvert grâce au Net.

Réponse 2 La littérature d’avant-garde n’a jamais attiré les philanthropes. Une hypothèse fausse, car à Paris nos auteurs à succès se retrouvent dans les salons comme au meilleur du XIXe siècle.

Réponse 3 Les philanthropes contemporains ne sont que de nouveaux riches sans culture, avec pour seule référence le succès. Ils appliquent en art la même grille d’analyse que pour leur business. Je ne peux nier cette possibilité, mais je me refuse à généraliser.

Réponse 4 L’avant-garde numérique ne s’est pas encore constituée. Elle est encore encombrée d’imitateurs, en si grand nombre qu’ils cachent sous leur glose les rares innovateurs.

Réponse 5 La littérature d’avant-garde est un non-sens, une invention du XXe siècle, une anomalie. La littérature parle toujours de la vie. Une œuvre numérique ne se révèle pas par des lasers tournoyants, des feux d’artifice ou des panneaux 4×3. Je crois qu’il s’agit de ma réponse préférée, ma réponse manifeste :

Une œuvre littéraire numérique ne se différencie pas en première analyse d’une œuvre littéraire qui ne serait pas numérique.

Il existe une continuité depuis la plus haute antiquité, continuité induite par le langage lui-même, continuité que je revendique (je pense à une continuité qui ressemble à un escalier avec des marches plus ou moins hautes).

Un commentateur me dit :

Sans doute qu’une littérature numérique, pour faire rêver quelques élites en tant qu’avant-gardisme, ne peut pas se limiter aux mots.

Telle est la position officielle de toutes les institutions qui soutiennent la création numérique en littérature. Dans les œuvres mises en avant, il y a plus de lumières que de mots, plus d’effets spéciaux que de poésie, la littérature étant réduire à quelques légendes projetées en lettres géantes dans le ciel.

Chaque fois que je suis invité dans une institution, ça me rend furieux. Parfois je découvre des œuvres intéressantes, mais pour moi il s’agit d’installations, d’animations, de sculptures… La littérature reste autre chose : elle implique l’immersion d’un lecteur dans un texte, elle implique de lire, elle implique de prendre du temps.

Pour ma part, je me suis toujours adressé à des lecteurs. Quand j’utilise du code, et j’ai souvent eu besoin de code soit pour produire mes textes soit pour les diffuser, j’ai tenté de le rendre invisible pour que toujours le texte numérique ressemble à un texte qui ne le serait pas. Le numérique se cache dans les possibilités créatives qu’il ouvre pour moi.

Quelques exemples.

En 1991, quand j’écrivais Équinoxe d’automne, une macro m’aidait à mesurer l’équivalence temporelle de mes phrases, selon une narration qui se voulait maniaquement linéaire. Un texte donc qui aurait été impossible sans ordinateur.

En 1996, j’ai peut-être créé le premier livre Web de l’histoire avec Pensé de Sicile, le code n’a pas été utilisé lors de l’écriture, mais pour la diffusion, c’était aussi une première pour moi.

Je passe sur La quatrième théorie écrit sur Twitter et en même temps reconstruit dans sa continuité par un code pour faciliter les commentaires et les interactions, sans quoi cette expérience d’écriture live aurait été impossible.

Mon code le plus souterrain est celui utilisé pour ce blog, pour replacer mes billets dans leur continuité, selon le mode rouleau, code qui m’a poussé à reprendre la rédaction de mes carnets de routes et à les publier tous les mois, carnets qui ont toujours été au centre de mon travail.

Bien sûr, je ne peux ignorer One Minute, mon roman le plus novateur qui s’appuie sur deux codes, celui de Wattpad grâce auxquels j’ai diffusé les épisodes quotidiens, celui d’Ulysses qui a rendu possible la rédaction de ce texte.

Enfin, il y a ma Géolecture, qui pour le coup est une application, donc autant un programme qu’un texte, mais dans laquelle j’ai tout fait pour que le texte ait une place prépondérante, le code étant au service du texte et non le contraire.

Tout ça pour dire que j’ai tantôt codé moi-même, tantôt utilisé d’autres codes, pour réussir à extirper de ma tête des textes qui sinon n’en seraient jamais sortis. En ce sens, cette littérature est profondément numérique, même si en première analyse elle ressemble à la littérature non numérique de mon temps. Mais qui se penchera sérieusement sur One Minute découvrira que j’ai secoué le cocotier en profondeur.

Je ne suis pas un auteur baroque, j’aime les textes minimalistes, j’aime vivre dans des espaces minimalistes, j’aime la discrétion dans les moyens. Projeter des textes dans un espace 3D ne m’attire pas. Le texte doit être le plus pur possible, sans rien pour freiner son intrusion dans le cerveau du lecteur, cela en attendant qu’adviennent les prévisions de Julius Gregarius.

Parce que les promoteurs des arts numériques ignorent souvent tout du code, il se laissent abuser par des projets tape-à-l’œil, qui soit n’ont rien de littéraire, soit sont numériquement dépassés, telle cette idée de publier des feuilletons sur mobile que je sais être en ce moment soutenue (réveillez-vous, nous sommes innombrables à faire ça sur Wattpad depuis 2006).

Les bourses, les incitations, les prix, il faut les distribuer aux auteurs qui font de la littérature numérique qui ne se donne pas pour telle, qui a avalé le numérique, qui l’a totalement digéré, et qui ne végète pas dans le mythe mort-né des années 1990, à la belle époque des CD-ROM et de Director.

Numériques ou pas, nous sommes avant tout des écrivains. Nous produisons des textes. Ne nous confondez pas avec l’inspecteur gadget.