Dans le milieu des activistes numériques, on entend souvent dire que nous devons passer d’une société de la rareté à une société de l’abondance. Services, produits, temps libres, œuvres d’art, travail, énergie, communication, et même la monnaie devraient être démultipliés pour notre bien collectif.
Impossible de ne pas penser à l’Évangile de Jésus-Christ selon saint Matthieu, chapitre 14, versets 14 à 21 :
Le soir étant venu, les disciples s’approchèrent de lui, et dirent : Ce lieu est désert, et l’heure est déjà avancée; renvoie la foule, afin qu’elle aille dans les villages, pour s’acheter des vivres. Jésus leur répondit : Ils n’ont pas besoin de s’en aller ; donnez-leur vous-mêmes à manger. Mais ils lui dirent : Nous n’avons ici que cinq pains et deux poissons. Et il dit : Apportez-les-moi. Il fit asseoir la foule sur l’herbe, prit les cinq pains et les deux poissons, et, levant les yeux vers le ciel, il rendit grâces. Puis, il rompit les pains et les donna aux disciples, qui les distribuèrent à la foule. Tous mangèrent et furent rassasiés.
Sans doute ne faut-il pas chercher plus loin l’origine de cette idée selon laquelle l’abondance serait toujours plus souhaitable que la rareté. Il s’agit presque de bon sens, l’abondance de nourriture étant préférable à sa rareté. Et celui capable de nous faire passer de la rareté à l’abondance serait un guide et un sauveur, et nous devrions l’admirer. Pas étonnant que les chantres mégalomanes de la Silicon Valley aient songé à endosser ce rôle.
Si je suis passager de la station spatiale internationale, je souhaite disposer d’énergie, d’oxygène et de nourriture en abondance. Je sais que la rareté de l’une de ces ressources menacerait ma survie. Ce raisonnement peut-il se généraliser à toutes les situations ?
Dans bien des niches écologiques, l’abondance de nourriture a impliqué la multiplication des espèces jusqu’à la saturation de l’écosystème et son effondrement, parce que l’abondance implique la croissance et, dans le cas d’un système fermé, d’atteindre inévitablement un maximum. L’abondance des cyanobactéries a ainsi saturé l’atmosphère en oxygène brûlant la plupart des premières formes de vie terrestre.
Autre exemple, l’abondance de CO? dans l’atmosphère n’est pas spécialement souhaitable. Ou l’abondance de truands dans la société, ou de psychopathes ou de je ne sais quels pervers. En Allemagne, durant les années 1920, l’argent est devenu si abondant qu’il a fini par ne plus avoir de valeur. Tout ça pour dire que l’abondance n’est pas toujours une bonne chose et que même la rareté peut parfois être souhaitable. Comme souvent nos idéologies numériques sont mal dégrossies, empreintes de bonnes intentions et d’idées reçues que nous ne prenons guère le temps de questionner.
Sommes-nous plus heureux depuis que nous avons des amis en abondance sur Facebook ? Pour ma part, j’étais plus heureux sur le Net quand j’y croisais moins de monde mais plus intimement, donc quand mes relations étaient plus rares mais de meilleure qualité. Notre confiance ne peut pas être accordée de manière illimitée. Nous avons besoin de temps, d’une histoire et de rencontres répétées pour que peu à peu nous entrions dans la sphère privée de nos amis. La limitation de nos journées à 24 heures limite nos amitiés (limite postulée par Robin Dumbar). L’idée selon laquelle la technologie pourrait nous aider à dépasser cette limite est sans doute une autre illusion.
Quoi qu’il en soit, le Net nous a habitués à l’abondance. Par exemple, abondance d’œuvres d’art, et particulièrement de textes, domaine que je connais bien. Sommes-nous des lecteurs plus heureux ? Plus curieux ? Plus nombreux ? Quand on constate que les best-sellers vendent toujours plus au détriment de la diversité, j’en conclus que l’abondance n’a guère été positive. D’un côté elle a donné à tous les auteurs l’illusion qu’ils pourraient se créer un lectorat, d’un autre elle a fait paniquer les lecteurs, les poussant à se réfugier sur les valeurs sûres, c’est-à-dire celles plébiscitées par les autres lecteurs.
L’abondance de textes n’est peut-être finalement bonne pour personne, surtout pas pour tous ceux qui écrivent et qui nourrissent des espoirs de succès insensés, pas davantage pour les lecteurs qui, effrayés par l’abondance, réfrènent leur curiosité, et se retrouvent nourris aux mêmes sources que tous les autres, donc semblables à eux, transformés en des espèces de clones, alors qu’une société vivante se doit de cultiver en son sein la diversité qui implique une plus grande intelligence collective.
Ce phénomène de concentration de l’audience sur les têtes de gondole pousse les créateurs méprisés à se regrouper en cercles consanguins, d’où fusent les anathèmes envers tous ceux qui n’auraient pas leur carte du parti. J’assiste de loin à ce spectacle avec un certain effroi et j’en viens à préférer lire les best-sellers que la confiture littéraire issue des cénacles qui ont mal digéré Maurice Blanchot.
Les effets pervers de l’abondance ne manquent pas. Sur le Net, il a fallu créer des plateformes pour gérer cette abondance, Google en tête. Conséquence : de rares acteurs s’enrichissent pendant que les producteurs d’abondances sont paupérisés. Conséquence plus large : les riches s’enrichissent toujours plus, accentuant un déséquilibre qui nous met tous en danger. Paradoxalement l’abondance ne profite parfois qu’à une élite, élite sélectionnée parce que dans l’abondance notre esprit grégaire nous pousse à chercher des repères, repères que nous sanctifions et élevons très haut au-dessus de nous, recréant une forme de rareté.
Les artistes ont souvent bénéficié de la rareté. Une peinture est déjà précieuse parce qu’elle est unique, ce qui entraîne une relation privilégier entre le créateur et son collectionneur. Les photographes ont souvent détruit leurs négatifs pour donner à leurs images le statut d’œuvres. La rareté peut avoir des vertus. C’est sans doute le cas pour le Bitcoin, une monnaie rare par nature, rareté qui explique la spéculation.
J’en arrive à questionner le revenu de base qui reviendrait à distribuer de la monnaie aux citoyens, donc à rendre la monnaie abondante dans le but de fluidifier les échanges et de donner à tous les moyens d’une subsistance digne. Peut-être que cette bonne intention se révélera perverse. À l’échelle de la société, ne risque-t-elle pas de créer un effet best-seller, un effet Google ? Peut-être que la monnaie doit rester rare comme certaines œuvres d’art.
Il n’y a pas de fatalité. La seule manière de répondre à cette question est d’expérimenter comme nous le faisons avec ?1, la monnaie libre par nature abondante, tout le contraire de Bitcoin même si la technologie sous-jacente est identique. Reste un nouveau paradoxe : pour entre dans la zone économique ?1, il faut être certifié par cinq de ses membres, il faut entrer dans la toile de confiance, cette fameuse confiance qui elle est limitée. D’ailleurs, dans la zone ?1, nous ne pouvons accorder notre confiance à plus de cent personnes. Il y a donc au cœur de cette monnaie qui se veut abondante la reconnaissante des bienfaits de la rareté, comme si les choses qui n’étaient pas rares ne pouvaient pas avoir de valeur.
Pourquoi alors diffuser gratuitement ce texte ? Pourquoi le verser dans un océan d’abondance plutôt que d’en faire une chose rare qui serait réservée à mes abonnés ? Peut-être parce que je m’en tire pas trop mal avec mes quelques centaines de lecteurs. Peut-être parce que basculer dans la rareté implique de vendre, de faire du marketing, et que je n’aime pas trop ça. Peut-être par habitude, parce que je n’ai pas encore admis que l’abondance pouvait être pernicieuse.
L’abondance implique des gestionnaires d’abondance, exactement comme les riches recourent aux services de gestionnaires de fortune. Nous avons rêvé d’autogérer l’abondance, que chacun y mettrait du sien, que nous l’emprisonnerions dans une toile étroitement tissée. Nous avons présumé de notre puissance collective tout comme des technologies à notre disposition. À ce point de son histoire, le Net nous démontre notre impuissance collective à gérer l’abondance. De fait, nous avons remis les clés de notre nouveau royaume à quelques superpuissances.
Je dis tout ça et je ne sais pas quoi faire, sauf à vendre mes textes longs, donc à les raréfier, ce n’est peut-être qu’un premier pas, sans que je sois sûr que sa généralisation soit la bonne solution, même si je suis tenté de le penser. Il existe une abondance de traitements de texte libres et gratuits et j’en utilise un de non libre et de payant, parce qu’il leur est supérieur à tous. Cette abondance de traitements de texte ne m’est d’aucune utilité, tout comme l’abondance de texte n’est d’aucune utilité à la plupart des lecteurs, sinon aux robots de Google. Et si l’abondance ne profitait qu’aux machines ? Et si, par-devers moi, j’étais devenu une sorte de pile énergétique pour alimenter la matrice ? Et si le Net était devenu un écosystème où je ne serais qu’un bout d’ADN produisant quelques protéines indispensables au développement d’un être supérieur ?
L’abondance a quelque chose d’inhumain. Elle est de l’ordre du fantasme. Une façon de nier notre mortalité, notre corps, notre physiologie la plus élémentaire. L’abondance a tué le Net des origines, elle a tué le réseau, elle est peut-être dangereuse, une sorte de cancer qui se développe aveuglément. Soudain, elle me fait peur. Je devine une immense vague qui fonce sur nous. Soit je me glisse dans une bouée de sauvetage, en espérant surnager à la surface et rester visible, soit je m’enterre dans un abri, loin du tumulte, soit je ne fais rien et attends passivement qu’il soit trop tard. En publiant ce nouveau texte, je choisis l’option bouée, bien conscient que je pourrais être écrasé par les innombrables bouées plus grosses que la mienne. Le Net est devenu un tsunami de bouées de sauvetage.
PS : peut-être que j’aime les paysages parce qu’ils sont rares et que je n’en profite jamais assez.