Oui, vingt ans déjà, mais peu de gens savent que Rezonance, le premier réseau social, est né à Genève, tout comme le Web et juste huit ans après lui.

Demain, je participe à la célébration en donnant une conférence lors d’un First organisé par Rezonance. En anticipation de cet évènement, Geneviève m’a posé quelques questions. Tout d’abord quelques mots sur elle.

Quand j’ai publié Le peuple des connecteurs en 2006, Geneviève a été la première à m’inviter à parler en public. En arrivant à Genève pour participer à mon premier First, je ne m’attendais pas à tomber nez à nez avec des dizaines de connecteurs.

À l’époque, je n’avais fait que postuler leur avènement et je ne pensais pas qu’ils étaient si nombreux à être pénétrés par la pensée réseau. Je suis rentré chez moi boosté pour des semaines, et depuis, à chacun de mes passages à Genève, le même miracle se répète.

Sans Geneviève, sans ses connexions, sans son réseau, je n’aurais pas rencontré Didier Pittet, je n’aurais pas écrit Le Geste qui sauve, aujourd’hui traduit en seize langues. Rezonance a transformé ma vie et a contribué à l’orienté dans une direction que je n’avais pas prévue. J’aimerais en dire autant des autres réseaux sociaux, qui malheureusement quant à eux m’ont poussé en 2011 au burn-out numérique. D’avoir tiré de cette expérience malheureuse J’ai débranché n’arrive pas à me contenter. Rezonance démontre que les réseaux peuvent être respectueux des hommes et des femmes, qu’ils peuvent nous rapprocher plutôt que nous opposer dans une course vaine à l’audience et à la visibilité. Nous avons besoin de nous rencontrer, pas de nous mesurer les uns aux autres. C’est ça que j’ai toujours trouvé chez Rezonance.


— Thierry, qu’est-ce qu’un réseau ?

— En math, un réseau est un graphe qui interconnecte des points. La carte du réseau, sa représentation, est en même temps le réseau. Par exemple, si on prend Internet, les câbles qui relient les serveurs deviennent les traits sur la carte et les serveurs les points. Nous autres sommes des points d’un réseau social interconnectés par les liens que sont nos relations d’amitié, de travail, de transaction…

Les trois architectures de Paul Baran
Les trois architectures de Paul Baran

On décrit les différentes formes possibles des réseaux sociaux en parlant de leur topologie. Dans un réseau centralisé, tous les acteurs sont connectés à un acteur central, le hub ou nœud du réseau. La carte ressemble à une étoile, voire à un arbre ou à un organigramme quand de nouvelles étoiles poussent à l’extrémité des branches initiales. On retrouve cette structure dans beaucoup d’entreprises.

À l’opposé du réseau centralisé, on a le réseau distribué. Sa carte ressemble à un grillage, chacun des nœuds étant connecté aux nœuds voisins par un nombre sensiblement égal de liens. Le meilleur exemple est le réseau routier : toutes les agglomérations sont connectées aux agglomérations voisines, avec quelques axes transversaux qui lient les grandes villes.

Entre les réseaux centralisés et les réseaux distribués, on a les réseaux décentralisés. Il faut imaginer des centaines, voire des millions de réseaux en étoile dont les hubs sont interconnectés entre eux. Voici à quoi ressemble Internet ainsi que nos réseaux sociaux.

Au trois principales topologies de réseau, centralisée, distribuée et décentralisée, on peut ajouter des dizaines de configurations intermédiaires ou hybrides. Les empereurs romains disaient « Celui qui possède la carte possède le territoire. » Cette proposition n’a jamais été aussi vraie. Désormais on pourrait affirmer : « Dis-moi à quels réseaux tu appartiens, je te dirai qui tu es. »

— Ou en sommes-nous aujourd’hui, comment les réseaux ont évolué ?

— Quand on étudie les peuples premiers, il semble qu’ils se structurent soit en réseaux centralisés, avec un chef à la tête du groupe, soit en réseaux distribués, où tout le monde est plus ou moins connectés avec tout le monde, selon une structure très démocratique, très horizontale.

Les réseaux décentralisés ne sont apparus qu’avec la sédentarisation, en même temps que les structures sociales se complexifiaient. Ainsi la décentralisation accompagne la complexification. Les corps de métier se forment parallèlement aux structures administratives et militaires, chaque fois avec leurs chefs, leurs hiérarchies, qui font apparaître autant de réseaux en étoile entrelacés. Avec la spécialisation et la décentralisation, l’intelligence collective augmente, ce qui explique le succès des réseaux décentralisés.

Lors de l’avènement d’Internet, nous avons été quelques utopistes à croire et à prédire que la complexité toujours croissante ainsi que les possibilités technologiques nous aideraient à créer des réseaux toujours plus décentralisés, avec ce rêve que les hiérarchies seraient toujours moins présentes, donc les étoiles toujours plus petites. Nous espérions voir surgir une structure qui aurait la puissance de la décentralisation et l’horizontalité des réseaux distribués, ce qui aurait dû entraîner une explosion de l’intelligence collective, chose d’autant plus nécessaire que de plus en plus de défis globaux se présentaient à nous.

Mais il s’est produit tout autre chose. Sur Internet et avec Internet, nous avons négligé une loi mécanique des réseaux décentralisés : le winner-take-all, autrement dit des nœuds deviennent plus gros que tous les autres, concentrant un nombre faramineux de connexions, et de fait ils recentralisent le réseau, donc limitent l’intelligence collective. Le winner-take-all est une force physique, au même titre que la gravité, à laquelle on peut d’ailleurs la comparer : plus un nœud possède de connexions, plus il est lourd, plus il attire à lui de nouvelles connexions.

Pour éviter l’effondrement gravitationnel, il faut gouverner le réseau, le réguler… ce qui n’a pas été fait sur le Net et en conséquence nous avons hérité des Google, Facebook, Amazon, Twitter… Des entités bien éloignées de celles dont nous avions initialement rêvées, des entités qui profitent plus à leurs propriétaires qu’à l’humanité.

Aujourd’hui, on peut classer les réseaux décentralisés en deux catégories : ceux qui se sont effondrés, se transformant en trous noirs et en super puissance capitaliste, ceux qui ont résisté à l’effondrement. Je crois que Rezonance appartient à la seconde catégorie, parce que jamais n’y a été encouragé la course au toujours plus de connexions, parce que cette course n’y apportait pas de bénéfice. Au contraire, l’accent a été mis sur la qualité des relations et, comme nous le savons tous, il vaut mieux avoir dix bons amis que des centaines de connaissances.

— Comment les réseaux riment avec créativité humaine ?

— James Fadiman a découvert que les drogues psychédéliques stimulent la créativité parce qu’elles connectent des zones du cerveau éloignées et qui d’habitude ne se parlent pas. Elles facilitent la mise en relation d’informations distantes. Les réseaux sociaux peuvent avoir le même effet à l’échelle inter-cerveaux : en mettant en relation des gens qui ne se seraient jamais rencontrés, ils leur donnent la possibilité de se stimuler. Ainsi plus nous sommes interconnectés, plus de possibilités s’offrent à nous : nous recevons davantage d’informations, nous discutons avec davantage de gens, nos actions portent plus loin.

— Qu’est-ce qui freine la créativité ?

Dans un réseau déséquilibré par la winner-take-all, seuls les hubs bénéficient de l’effet de réseau, pendant que les autres nœuds sont réduits à l’esclavage. L’information circule alors à sens unique. Elle irrigue les hubs et elle assèche les nœuds périphériques. Il est bien difficile d’être créatif dans ces conditions.

Pour que le réseau stimule la créativité, il faut que le réseau soit de pair à pair, en ce sens que tout le monde doit être également connecté, également stimulé, également irrigué, ce qui implique que les liens soient réciproques, donc de qualité. Une montagne de liens sur Facebook ne nous rendra jamais plus créatifs.

— Quelle est la singularité de Rezonance ?

— C’est un réseau social numérique qui a pour but de rapprocher physiquement les gens sur un territoire relativement réduit, celui de la Suisse romande, et cela dans le but de les aider dans leur vie professionnelle. Cet encrage local et sa spécialisation l’ont empêché mécaniquement de grossir et donc l’ont protégé de l’embonpoint gravitationnel dont souffrent les réseaux globaux. Rezonance démontre que l’utopie d’un monde plus horizontal est possible, sans que le winner-take-all l’emporte. Bien sûr, tout cela n’a été possible que grâce à une gouvernance intelligente, conduite par une équipe qui n’a jamais eu les yeux plus gros que la tête.