Samedi 3, Balaruc

Chez moi
Chez moi

Dimanche 4, Balaruc

Je publie aujourd’hui mon carnet de février. Immédiatement, un inconnu commente sur Facebook, un de ces commentaires inutiles qui font perdre du temps à tout le monde. Et nouvelle envie de fuir ces lieux numériques à mille lieues de ce qui importe pour moi.


De gros nuages noirs de pluie remontent de la Méditerranée et l’eau de l’étang verdit, pendant qu’à l’horizon une lumière blanche perce des nuages moins épais, traçant un contour éblouissant. Je ne photographie pas, ce spectacle se joue dans une infime frange qui pour être appréciée impliquerait de grossir démesurément mes images.

Soir
Soir

Lundi 5, Balaruc

Je rentre d’une clinique où une charmante dermatologue, férue d’astrologie, m’a découpé dans le dos deux carcinomes basocellulaires.


Je ne peux pas tout écrire, je ne peux pas parler des gestes de trop qui me font me sentir comme une merde. Si je tenais un journal intime, publié après ma mort, ce serait possible, je me moquerais des conséquences, là c’est tout différent, je ne peux pas parler de ce qui me touche dans ma chair. Ce soir, je suis vraiment une merde. Paradoxalement, il m’est plus facile de parler des choses intimes dans un roman que dans ce carnet.

Mardi 6, Balaruc

Pyrénées, le matin
Pyrénées, le matin

Jeudi 8, Balaruc

L’étang
L’étang

Vendredi 9, Montpellier

Nous rejoignions des amis à Montpellier. Ils assistent à une conférence de Pierre Lemaitre. Nous nous glissons en haut de l’auditorium, où sont rassemblées une centaine de personnes. Un Goncourt fait juste quatre fois plus que moi, c’est assez dramatique en fin de compte. L’écrivain ne fait plus rêver personne sauf les écrivains eux-mêmes. Lemaitre est sympathique, il aime les lecteurs, il veut partager avec eux des émotions. Il incarne la version politiquement correcte de l’écrivain.

Samedi 10, Balaruc

La technologie ne nous protège pas de nos penchants, elle les envenime en démultipliant notre puissance d’action.


J’aimerais écrire en collaboration avec une IA, utiliser des outils pour me stimuler, m’envoyer dans des directions imprévues… jusqu’à ce que cette IA finisse par écrire mieux que moi.

En écoutant Pierre Lemaitre, je me suis dit que les auteurs de genre, ceux qui veulent avant tout faire plaisir à leurs lecteurs, qui écrivent pour cette raison, pourraient très vite être remplacés par des IA. De mon côté, j’écris d’abord pour moi, d’abord pour m’arracher quelque chose et seulement après je trouve une satisfaction de le transmettre. Les IA ne peuvent que m’aider, jamais elles ne seront à ma place, même si peut-être à leur tour elles finiront par avoir quelque chose à s’arracher des tripes.

Dimanche 11, Balaruc

Je viens de rénover mon blog, notamment en plaçant une image en tête des billets, comme il est de bon ton de le faire aujourd’hui. J’ai surtout optimisé le machin pour que le rendu soit compatible avec tous les appareils de lecture. Une tâche à laquelle je m’applique une fois par an, question de ne pas perdre la main. Un constat : de plus en plus de code est nécessaire. Le temps du HTML est bien loin derrière nous.


Je vois passer un appel pour une bourse d’écriture numérique où il est expliqué que le format ePub 3 doit être mis en avant. Comment dire ? Si dans le monde numérique une innovation ne prend pas au bout de dix ans, on peut en conclure qu’il s’agissait d’une mauvaise idée. C’est le cas de l’ePub 3, qui avait l’espoir de nous aider à créer des livres enrichis sans trop plonger dans le code. Mais cette approche ne permet pas d’exploiter toute la puissance des appareils de lecture, voilà pourquoi il est désormais plus simple de créer des applications avec des frameworks comme React Native. Adieu l’ePub 3.

Capitelle
Capitelle

Lundi 12, Paris

En transit à Charles de Gaule, direction Bucarest. Durant le vol jusqu’ici, j’ai retrouvé Proust, je l’ai repris au milieu d’une phrase laissée en plan lors du vol retour depuis l’Islande l’été dernier, sans douleur, sans question, comme si je rentrais chez moi après des mois de voyage. Proust parle de la mort et de ceux qui ont un pied dans la tombe, lui-même à cette époque n’était plus très vaillant, et dire que je suis déjà plus âgé que lui, que je n’ai pas produit la moindre œuvre qui puisse se comparer à la sienne même si en volume j’ai écrit plus que lui.

J’ai hésité à prendre mon appareil photo et des images m’assaillent à travers la baie vitrée de la porte 35L du terminal E. Il pleut, il fait soleil, les contrastes explosent, les carlingues brillent. Mais déjà trop de lumière, trop de soleil, l’instant parfait est passé. Il peut revenir, si un avion surgit au moment où les nuages se positionneront à la perfection.

Retro gaming
Retro gaming

Quand je me connecte au Wifi, je dois cliquer la case « 50+ », il n’y a rien au-dessus. Voici les petites brimades que je dois désormais apprendre à subir.


Il m’arrive souvent de m’imaginer mort, brutalement, et alors que mes proches reconstituent mes derniers instants à travers mes dernières phrases, mes dernières photos, enfouies dans un disque dur, peut-être dupliquées dans le cloud et immédiatement rescynchonisées sur les machines que je n’aurais pas emportées avec moi, et qui n’auraient pas péri avec moi. Ça pourrait être le sujet d’une fiction. Les derniers moments d’un tel, un texte en spirale, avec toujours de nouveaux détails qui surgiraient. Ce scénario me paraît si évident qu’il a déjà dû être écrit cent fois.

CDG
CDG

Mardi 13, Bucarest

Le téléphone me réveille à quatre heures. Je décroche : rien. Je raccroche. Il sonne encore. Je tapote tous les boutons et ça cesse. Je me recouche. Vingt minutes plus tard, on frappe à ma porte. « Did you ask to be awake ? » Moi : « No !!! »

Du coup, 2 heures plus tard quand je dois vraiment me lever, c’est assez difficile. Dehors, il fait un jour gris, et depuis c’est toujours gris. Il pleut. Nous traversons la ville pour aller visiter un hôpital spécialisé dans les maladies infectieuses.

Nous passons devant l’ancien palais de Ceau?escu. Un horrible empilement de béton, une horreur architecturale qui se donne des airs de Potala. Bâtiments gris, arbres gris, rues grises. Impression d’être dans une ville qui se remet avec difficulté d’une guerre. Murs branlants, ruines, terrains vagues, et soudain une villa 1900, au toit rococo, à nouveau des bâtiments lépreux, avec chacun leur bloc de climatisation accroché sous les fenêtres. Toute la ville n’est qu’une vaste banlieue, et pour le moment je n’ai fait que tourner autour de son cœur.


Il pleut des cordes. J’ai tenté une sortie, avant de vite rentrer, fuyant les voitures éclaboussantes. J’ai discuté avec Didier, avec les organisateurs du forum où demain je signe des livres, j’ai fait la sieste pour récupérer de ma nuit épouvantable. Il pleut toujours autant. Et dans le couloir, quand j’y prête attention, j’entends les deux gardes du corps en poste devant la chambre voisine. Ils ne cessent de discuter. Oui, le gars d’à côté a des gardes du corps !


Un ami définit le grand artiste : « Il joue une musique si envoûtante qu’on ne veut plus rien manquer de lui une fois qu’on l’a découvert. » Je ne dois pas être un grand artiste parce que mon public ne semble pas grandir d’année en année, même si je multiplie les productions. J’ai un autre problème, je ne vois plus guère d’artistes pour m’inspirer cette passion obsessionnelle qu’évoque mon ami. Depuis longtemps j’ai dépassé l’âge de la dévotion.


Je saute dans un Uber pour me rapprocher d’un autre grand hôtel, le Hilton, enseigne suffisamment prestigieuse pour se situer près du cœur de ville. Je marche au hasard, à la recherche de la gravité des rues, et je ne la trouve pas. Quelques boutiques, quelques cafés, tout de suite je transperce la zone propre sur elle pour me retrouver nez à nez avec les façades quadrilatérales ponctuées de climatiseurs. Les gens semblent marcher sous la menace de snipers, peut-être une vieille habitude dont ils n’arrivent pas à se départir et donc ceux qui n’ont pas connu la dictature auraient hérités.

Sur la fiche Wikipédia de la ville, j’ai aperçu le bâtiment néoclassique de la Banque Nationale, je la prends pour destination, toujours à la recherche d’une âme, d’un flux. Sans doute qu’il pleut trop. Les gens courent sous leur parapluie et comme moi regardent leurs pieds et surveillent les voitures pour ne pas se faire éclabousser.

Je finis par atterrir dans une galerie avec des bars où les mecs fument le narguilé. Glou, glou, glou, on dirait des enfants qui aspirent le fond d’un verre avec une paille. C’est assez crispant, assez crade, j’ai l’impression qu’ils crachent dans vases pleins d’une eau boueuse. Moi, je sirote en silence une infusion à l’aloe vera.

Depuis que j’ai quasiment arrêté le sucre, je suis devenu un buveur d’eau chaude parfumée. Je découvre de nouveaux plaisirs, une forme de lenteur, parce que l’eau chaude doit d’abord refroidir.

J’ai aperçu quelques boutiques bios et je trouve bien étrange que les hôtels de luxe ne se soient pas mis au bio. Ce matin, la nourriture était surabondante, mais sans que son origine ne soit qualifiée. Un signe que les pseudo riches n’ont aucune conscience éthique, ce qui explique pourquoi nos politiciens sont incapables de se mettre d’accord pour lutter contre le réchauffement climatique.

Ce matin, j’ai vu un blogueur expliquer comment publier une histoire qui marche alors qu’il n’a jamais publié d’histoire qui marche. Je trouve ça stupéfiant. Je me demande si les gens s’entendent, si ce blogueur m’entend pouffer de rire. Je suis capable d’expliquer comment je foire mes histoires, tout juste capable de dire si les phrases des autres tiennent ou non. Les miennes, je ne les vois presque plus, elles m’échappent à la vitesse de mes pensées, et même souvent les précèdent. J’ai atteint la félicité littéraire. Ne plus avoir besoin de penser à la littérature.

Bucarest est une ville sans énergie, la chape communiste pèse encore sur ses épaules, comme tous ces nuages si épais, si empilés, qu’ils en deviennent indiscernables. La nuit approche, je vais reprendre mes zigzags, cette fois dans le but de regagner mon hôtel.

Maison des architectes
Maison des architectes

Mercredi 14, Bucarest

Je discute avec le commercial d’une boîte américaine habitué aux hôtels de luxe. Il confirme ma théorie : « Le Bio, pour eux ce n’est pas un business. Ils n’y passeront que quand ils ne pourront pas faire autrement. »


Je signe des Le geste qui sauve, ou plus précisément des Mâinile curate salveaz? vieti offerts aux participants du congrès sur l’hygiène médicale, 500 exemplaires. Assez gêné quand des gens qui l’ont déjà lu me disent combien ce livre a changé leur vision de l’hygiène et les aide au quotidien. Je préfère recevoir des critiques méchantes, j’y suis plus habitué qu’aux éloges auxquelles j’ai du mal à croire et qui me touchent peu, alors que les critiques me forcent à me remettre en cause.

Mercredi 14, Brasov

En fin d’après midi, nous quittons la lépreuse Bucarest pour Brasov. Bientôt la route approche la chaîne enneigée des Carpates, avant de se faufiler entre des haies de sapins et de maisons colorées, aux façades sculptées. Impression d’être quelque part à mi chemin entre les hauts plateaux mexicains et les Rocheuses. Nous atteignons la ville tant vantée, et nous voilà installés dans un nouvel hôtel de luxe si moderne que je dois pisser dans le noir parce que je ne réussis pas à allumer la lumière. Et puis, c’est la nouvelle conférence de Didier devant une salle bondée, et moi après de signer non-stop pendant une heure, parfois j’ai envie d’exploser de rire tant les gens se pressent autour de moi quitte à m’étouffer. Mais que de joie chez tous ces membres de la gent médicale. Nous sommes merveilleusement accueillis et peut-être que demain des vies seront sauvées à cause de tout ce qui aura été glissé dans les esprits. Je participe à ma petite échelle à cette noble œuvre. Pendant que Didier parle, je découvre la mort de Stephen Hawking. Je le croyais immortel.

Je signe
Je signe

Didier veut que j’écrive la suite du Geste qui sauve, ce qui impliquera que je voyage avec lui partout dans le monde, de quoi alimenter mon carnet de quelques photos exotiques.

Jeudi 15, Brasov

Je suis dans un autre pays, un autre climat, d’autres images. La ville est ancienne d’origine saxonne, presque orthogonale, et en même temps colorée. Je l’imagine aux beaux jours, sa place centrale envahie par les terrasses de café, avec dressée au-dessus d’elle l’église noire, jadis le dernier rempart de la chrétienté.

J’ai passé trois heures à arpenter les rues, à grimper sur les hauteurs, en compagnie d’Ana Maria, une danseuse qui joue à la guide pour se faire un peu d’argent. Je n’ai pas écrit, je n’ai pas photographié, parce que j’étais avec elle, à l’écouter, à comprendre sa ville, mais à travers elle, non pas à travers mes perceptions.

Je profite d’être seul et d’un rayon de soleil, assis à l’entrée de l’église noire pour me retrouver, encore sous le choc de l’opposition entre Bucarest ville neuve, plutôt artificielle, plate et sale, sans structure, et Brasov, capitale transylvanienne, centrée, organique, autour de laquelle poussent des villas et se devinent des chemins où j’ai envie de foncer en VTT. Difficile pour moi de comprendre comment on peut vivre à Bucarest quand à deux heures de voiture un tel joyau se cache au fond de sa vallée.


Je viens de manger un loup de la mer Noire, moins goûteux que ceux de mon étang, mais d’une fermeté parfaite. Me voilà seul sur la place centrale de Brasov, avec un Starbucks à ma droite et un KFC à ma gauche, un peu plus loin BMW vend une superbe voiture pour 18 000 euros, presque un cadeau. En Islande, tout était pour moi hors de prix, ici tout est presque trop abordable.

Notre hôte à déjeuner, un prospère homme d’affaires, raconte qu’en important des médicaments d’Europe de l’ouest en Roumanie et en les revendant en Europe de l’Ouest, on peut se faire 50 % de marge. Des gens font la même chose avec les bagnoles. D’ailleurs, j’ai acheté en septembre dernier une voiture initialement commercialisée en Roumanie. De l’absurdité d’un système où tous les peuples ne sont pas économiquement à égalité.


Je n’écris pas ce qui mérite d’être écrit, uniquement ce qui me passe par la tête. Plus tard je coupe, peu en général. La pratique du journal est un acte de franchise esthétique. Une façon de dire voilà comment j’écris quand je ne maquille rien. Je ne suis pas nécessairement franc, je peux l’être davantage dans un roman, parce que je peux y reconstituer des expériences intimes qui exprimées ici seraient simple déballage, voire exhibitionnisme, comme trop de gens le font sur le Net, à publier la photo de ce qu’ils mangent, de ce qu’ils boivent et qui meurent d’envie d’immortaliser leurs excréments.

Je devrais d’ailleurs être ignoble. Dès aujourd’hui photographier chacune de mes merdes et les poster en ligne. C’est ce que je ferais si j’étais un artiste plasticien désireux d’attirer l’attention et de provoquer le buzz. La simple idée de cette œuvre merdique me contente sans que j’aie besoin d’en faire l’expérience nauséabonde.

Aller jusque là serait reconnaître que notre civilisation n’a plus d’avenir, ce à quoi je ne crois pas quand je vois des gens comme Didier ou Andreea, ici en Roumanie, dédier leur vie à aider les autres, et je me sens presque minable de n’être que moi, de ne leur offrir que ma simple aptitude à aligner des mots.

J’ai écrit Le geste qui sauve par conviction, au nom d’un idéal de liberté et de partage, j’ai donné mon temps, j’ai donné mes droits, et désormais je reçois des invitations de gens absolument généreux, et je me dois à nouveau de leur donner de mon temps, entretenant cette relation et leurs espoirs.

L’église noire
L’église noire

Vendredi 16, Burarest

Réveillé à 4 heures, une heure plus tard je suis à l’aéroport à attendre mon vol pour Paris, avec une idée qui me tourne dans la tête, celle d’un livre documentaire, peut-être même associé à un film, qui raconterait l’achat d’une BMW en Roumanie et mon trajet retour à travers l’Europe jusqu’en France où je la revendrai avec un profit de 10 000 euros, façon de dénoncer l’absurdité d’un monde globalisé de travers.

À l’hôtel, quand j’ai fait mon check-out une grande fille élégante, perchée sur de hauts talons, avec une robe légère qui révélait sans fard son corps élancé, faisait son check-in. Quand j’ai passé le portique d’entrée pour rejoindre la voiture qui m’attendait, trois filles en minijupe sortaient d’un taxi tout en piaillant d’excitation. Cette vie nocturne m’a toujours échappé et je n’éprouve pour elle aucune curiosité.

Vendredi 16, Paris

Les gens sont bouchés. J’explique que la décentralisation ne règle aucun problème si en même temps on ne corrige pas notre propension au mimétisme et ils me répondent qu’il faut toujours plus de décentralisation. Quand on s’est mis une idée dans la tête, il faut être capable de s’en défaire, au moins le temps de jouer avec et voir où elle nous mène. Voilà peut-être l’art de vivre en philosophe.

Samedi 17, Balaruc

Intéressant : nous serions en train de passer de l’âge de l’information à l’âge de la réputation. D’après Gloria Origgi, nous avons désormais tous accès à l’information, c’est la validation de l’information qui devient vitale, validation que nous effectuons en nous référant à la réputation de ceux qui propagent l’information. Si cela est vrai pour le grand public, cela reste faux pour les géants d’Internet qui jouent avec le big data, en s’appropriant nos informations sans notre consentement, sans même que nous nous en rendions compte. Vont-ils bientôt s’approprier notre réputation ? C’est déjà le cas puisque les plateformes font et défont les réputations, donc exercent un pouvoir sur tous les influenceurs, travail rendu possible grâce aux informations amoncelées. Nous n’avons pas changé d’âge.

Dimanche 18, Balaruc

Je suis confronté depuis hier au problème de l’obsolescence des données numériques. J’ai décidé d’autopublier mon roman Turista, écrit en 1999 au Mexique. Je n’ai eu aucun problème pour accéder aux fichiers textes, mais j’avais monté les planches illustrées avec XPress, logiciel que je n’utilise plus. Par ailleurs, les images sources n’étaient plus sur mon disque. J’ai dû déterrer des CD-ROM, installer des logiciels, je m’en suis finalement sorti, tout en me disant que notre mémoire est bien fragile, surtout la mémoire de nos projets qui ne sont pas devenus publics et que nous gardons dans nos tiroirs numériques à obsolescence rapide.

Soir
Soir

Mardi 20, TGV pour Genève

Je regarde mon vieux MakBookPro. J’ai dû le payer 1 600 €, il a plus de 4 ans, je l’utilise au moins 10 heures par jour, il me coûte donc 10 centimes de l’heure, un euro par jour environ. Comme je risque de le garder encore au moins un an, vu qu’Apple n’annonce rien de bien nouveau pour cette année, son coût finira par être négligeable au regard des services rendus.


Hier, un robot a tué pour la première fois un humain, plus précisément une humaine, Elaine Herzberg. C’était un accident, Elaine traversait une route hors des clous, reste que cette personne est la première à avoir été tuée par un robot autonome. J’imagine un petit récit, Tué par un robot, sur le modèle du Ravel d’Echenoz, qui raconterait les dernières heures d’Elaine, du robot, de ses créateurs… qui commenterait un moment charnière dans l’histoire de l’humanité, un moment que nous venons de vivre dans une relative indifférence.

Genève
Genève

Mercred 21, TGV pour Montpellier

Hier, j’ai rencontré Pablo Sevigne, on n’avait jusque là échangé que quelques mails. Nous étions habillés de la même façon, godillots, jean, pull, nous sommes deux secs, deux électrons libres, il se dit chercheur in(terre)dépendant, moi je ne suis même pas un chercheur, tout juste un regardeur, finalement rien d’autre qu’un artiste. Le discours théorique m’a toujours intéressé parce qu’il peut se mêler à l’art en nous aidant à établir des liens étourdissants. Je n’ai jamais eu besoin d’accumuler les notes de bas de page et d’étayer chacune de mes lignes (avec la mauvaise foi qui caractérise souvent les chercheurs en science humaine, écartant les références qui pourraient remettre en cause leurs affirmations).

Nous avons marché le long du Rhône dans l’après-midi, sous un soleil lumineux et face à une bise cinglante. Le soir nous avons encore discuté avec des amis. Pablo parlait de réseaux, des topologies favorables à l’auto-organisation et à la coopération (les réseaux complexes qui montrent une invariance d’échelle, soit les réseaux décentralisés) par opposition aux réseaux pyramidaux ou distribués. J’ai creusé tout ça dans L’alternative nomade.

Je n’ai pas réagi, peut-être parce que j’étais d’accord, peut-être parce que j’ai trop secoué ces idées et qu’elles ne me portent plus. Tout cela a chez moi produit son effet depuis longtemps. Ces données font partie de moi désormais, elles me constituent et se traduisent dans tout ce que je fais.

Je n’ai plus envie de convaincre, d’expliquer, de convertir. De toute façon, je n’ai jamais été bon pour ça. Et les années passants, mon cerveau devient moins performant pour la dispute. J’en reviens à l’art, à la littérature qui ouvre un champ transformatif pour ceux qu’elle intéresse encore. Tout ce que j’ai absorbé doit ressortir, prendre des formes imprévues, dans le but premier de produire des illuminations. En prime, je ne suis moi-même que quand j’écris. L’oralité est de moins en moins puissante chez moi. La fiction, le récit, c’est là où j’ai envie d’être, dans ce travail pour bâtir nos différences, ce travail de forcené pour nous arracher au mimétisme.

Montpellier
Montpellier

Jeudi 22, Balaruc

Je compile tout ce que je trouve sur Elaine Herzberg. Les médias ne parlent pas d’elle, mais de son tueur, à qui ils cherchent des excuses.

Soir
Soir

Vendredi 23, Balaruc

Je regarde mon écran, je regarde l’étang, je dois me remettre au travail et je n’y arrive pas. L’envie me manque, je dois pourtant plonger dans mon roman d’amour. « Devoir » un verbe sans doute excessif en la circonstance.

Mardi 27, Balaruc

Soir
Soir

Mercredi 28, Nîmes

Impression de vertige, assis sur le rebord abrupt de la Maison Carrée, après une belle conversation avec Arnaud Maïsetti, durant laquelle nous avons secoué nos désirs de textes et invoqué nos pères communs, avant de partager notre admiration pour Graq, chez Arnaud inconditionnelle, chez moi portée sur le Gracq post-romanesque.

Ce matin, nous avons testé ma géolecture nîmoise, en troupeau, ce qui n’est pas idéal pour ces textes que je pense pour la solitude méditative.

Tous les passants photographient la Maison Carrée, et moi, au premier plan, je me retrouverai dans des mémoires numériques peut-être partagées des milliers de fois, et plus tard des IA dénicheront ma trace en des lieux où j’ai déjà oublié être allé.

Une conf
Une conf

Jeudi 29, Nîmes

Fin du colloque sur la littérature numérique, riche humainement, riche par ses à côté, par ses rencontres, ses retrouvailles. Je suis frustré que nous n’en repartions pas avec des projets, que nous autres auteurs ne soyons pas davantage lus, étudiés, pris au sérieux, surtout quand j’écoute les présentations universitaires souvent en retard sur nos pratiques et propres discours réflexifs. En même temps, je n’en fais pas une histoire, je prends l’humain, la chair, j’abandonne l’intellectuel.

Ce matin, je suis arrivé à la Fac par le chemin du Tire cul, une rue en pente, à remonter comme une piste de ski, rue étroite et sinueuse, une rue qui par son nom éveille des envies d’histoires. Et puis je rencontre Peppe Cavallari, qui s’intéresse à l’odonymie. Je pense à ma géolecture nîmoise qui commence par une histoire de toponymes, histoire rendue possible parce que la rue Ménard longe l’université où se déroulait le colloque (et dire que Pierre Ménard devait être là).

Parfois j’ai du mal à comprendre de quoi les universitaires parlent, ce qu’ils entendent par design me reste flou, chacun des mots pris un à un m’est familier sans que le discours global ne s’éclaire. Design d’interface, design d’interaction, design de navigation textuelle, design d’architecture narrative, de paragraphe, de phrase… Tout est design selon moi, et je sens le désir d’inventer des classifications qui permettent de parler de tout, mais au prix de contorsions destinées à tromper l’administration. Trop de perte d’énergie. Faire. Interroger le faire pour mieux refaire ou faire autre chose, autrement, ne pas s’épuiser à des circonvolutions qui me paralyseraient. Le théorique peut stériliser.

François se joue de moi
François se joue de moi

Samedi 31, Balaruc

Suite à mon article sur la mort de la littérature numérique, j’ai poursuivi la conversation à droite à gauche. Quelques coupés/collés de mes remarques.

« Il n’a jamais été question de transformer l’auteur en éditeur, ce n’est pas l’objet. Quand j’écris One Minute en ligne jour après jour tout au long d’une année (2015), je ne m’auto-édite pas, j’ouvre mon atelier (idem quand je blogue). Au bout d’un an, j’ai le premier jet d’un texte, qui même s’il a déjà été lu par de nombreux lecteurs, reste à éditer. J’ai d’ailleurs tenté de faire éditer ce texte qui est apparu à nos éditeurs traditionnels bien trop hors des clous du marché pour que ça les intéresse. Cet objet, que je diffuse désormais en livre, reste à éditer (travail d’édition qui a été effectué par Fayard sur mon roman écrit sur Twitter). Voilà pourquoi je parle d’auto-publication et jamais d’auto-édition (sauf quand ma langue fourche). »

« Dans la perspective de l’auteur, de la création, la capacité de s’auto-publier instantanément et à coût nul est une rupture de paradigme. Des œuvres d’un nouveau genre apparaissent, même si comme le montre François Bon il existe une longue filiation qui remonte à bien avant le numérique. Ce qui m’intéresserait de la part des universitaires c’est qu’ils étudient ces œuvres, qu’ils les lisent, qu’ils les critiquent et les comparent à d’autres qui n’ont pas suivi les mêmes chemins, éditoriaux, et peut-être trouvent en elles des propriétés remarquables. »

« Dire que l’outil façonne ce qu’on écrit, donc que le numérique façonne ce qu’on écrit, n’implique pas qu’il existe une littérature numérique. Ce qui me paraît intéressant, c’est en quoi nos œuvres produites grâce au numérique diffèrent de celles de nos contemporains produites avec moins de numérique. Est-ce qu’il existe une différence ? Une façon neuve chez nous ? Il me semble que ces questions, qui impliquent de se pencher sur les œuvres plus que sur leurs moyens de production, n’ont guère été abordées à ce jour. Et ce travail, nous autres auteurs ne pouvons pas le faire, nous pouvons parler de nos méthodes de travail, mais pas de nos œuvres. Nous ne pouvons pas être nos propres critiques. »

« Si par une analyse des textes, l’un de vous découvre une spécificité des œuvres produites numériquement, alors on pourra parler d’une littérature numérique. Pour le moment, personne n’a effectué cette démonstration. »

« Un colloque dont on reviendrait simplement heureux ne serait pas un colloque, mais des vacances. Finalement, j’aime bien les colloques, les para discussions y sont plus passionnantes que sur le Net. »

Je découvre que pour les universitaires parler de la littérature auto-publiée en ligne est quasi impossible, parce qu’elle n’a pas été adoubée par le marché, et parce que les institutions, qui devraient être indépendantes de ce marché, ne financent pas les travaux de recherche déconnectés du marché (nous avons donc en littérature une recherche inféodée au marché, ce qui n’est pas très surprenant).


Envie d’écrire un livre sur le pouvoir de la littérature, en évoquant les études qui montrent que la littérature nous grandit, nous rendant plus emphatiques, plus uniques, moins moutons de Panurge, un livre qui serait littéraire bien sûr, d’ailleurs il ne m’est jamais venu à l’idée d’écrire un livre qui n’était pas littéraire ce que les littéraires n’ont pas compris, surtout ceux du Net qui s’enferment dans leur prosodie décadente (et peut-être est-ce cette décadence qui justifie la mort de la littérature numérique).