Prendre de la (h)auteur
Prendre de la (h)auteur
  1. Prendre des auteurs qui publiaient avant le Net, puis qui se sont abondamment auto-publiés sur le Net, tenter de voir si leur écriture, leurs thématiques, leurs formes se sont transformées, si leurs œuvres abordent des sujets nouveaux, provoquent des émotions nouvelles ou pas (hors de question d’exclure l’émotion, le plaisir, sous prétexte qu’on est universitaire). Cette étude commence par les textes et finit par les textes. À travers eux, elle tente d’écrire une histoire en mouvement.
  2. Prendre un auteur très actif sur le Net, comparer ses textes auto-publié en ligne et ses textes édités par des éditeurs traditionnels, textes qui n’ont jamais touché le Net, qui n’ont jamais été pensés pour lui, mais qui peut-être sont traversés par lui. Existe-t-il des différences ? Déjà sans doute par ce qu’acceptent de publier les éditeurs, limitant d’eux-mêmes pour des considérations économiques le champ de la littérature contemporaine traditionnelle.
  3. Prendre des textes de nombreux auteurs actifs sur le Net et d’autres qui ne le sont pas, tenter de trouver des convergences et des divergences, et peut-être faire émerger des particularités de la littérature auto-publié en ligne. Qu’est-ce qui change ? Est-ce que quelque chose change ? Ne pas oublier que la notion d’édition est assez récente.
  4. Est-ce que l’œuvre d’un auteur se transforme quand il passe du traitement de texte (Word, Page…) à l’éditeur de texte en Markdown ? Est-ce une question qui ne concerne que l’auteur ou est-ce que tout cela influence son œuvre ? Subsiste-t-il dans les textes des traces de leur moyen de production ? Est-ce qu’écrire sur MacOS, c’est comme écrire sous Windows ou Linux ? Surtout est-ce que l’outil colore l’œuvre ? Et donc qu’une curiosité pour l’outil se traduit par des œuvres plus curieuses ?
  5. Est-ce que le template de publication en ligne façonne l’œuvre avant même qu’elle soit publiée ? Est-ce que tous ces auteurs qui utilisent le même template ne font pas finalement que se ranger dans un même moule à gaufres ? Ne serait-il pas vital pour eux de se démarquer graphiquement pour que leur pensée s’envole ? Est-ce qu’un template fait école ? Et tout cela à discuter encore une fois en étudiant les textes eux-mêmes.
  6. Un auteur codeur produit-il des œuvres comparables à celles d’un auteur simple utilisateur, donc inféodé aux codes des autres, forcés de suivre leur route ? Existe-t-il pour les uns et les autres des différences à la fois esthétiques et théoriques ? Les uns sont-ils plus libres ou plus audacieux que les autres, ou est-ce que tout cela finalement ne change rien ?
  7. Existe-t-il des œuvres qui par leurs formes auraient été impossibles sans le numérique ? Chercher de telles œuvres, montrer en quoi elles poursuivent l’histoire de la littérature, alors que peut-être celles éditées ne font que la répéter, faute d’oser se confronter à la modernité. Montrer en même temps que bien des œuvres dites numériques ne diffèrent en rien des œuvres éditées. Que le passage au numérique n’est qu’une façon d’échapper à la non-publication traditionnelle.
  8. Lire les sites hors de la galaxie littéraire, ceux qui ne se revendiquent pas comme littéraires, c’est-à-dire n’ont pas toujours ce mot à la bouche, ne se connectent pas avec ceux qui l’ont, ne les paraphent pas sans cesse, jusqu’à imiter leur style narratif et même leur mise en page, lire peut-être les plus littéraires d’aujourd’hui parce qu’ils avancent sans se regarder le nombril… je pense à Agnès Maillard, Seb Musset, Laurent Gloaguen, Lionel Dricot… Et qu’à ma connaissance les universitaires ignorent parce qu’ils regardent le web littéraire avec des œillères, ne le regardant qu’avec les yeux de la critique traditionnelle, n’avançant que timidement en territoire étranger, sans couper le cordon ombilical qui les relie à leur maternité d’origine.
  9. Montrer que la littérature contemporaine est multimodale, multiformelle, que se juxtaposent au sein de la même œuvre des essais, des coups de gueule, des rêveries, des fictions, des commentaires, des critiques, des romans, des thrillers, des récits, de la poésie, des séries, des esquisses, des confidences, des photos, des vidéos, des listes, des inventaires… montrer que tout cela mis ensemble est œuvre et que ceux qui se veulent seulement « littéraires », qui écartent les sous-genres, s’interdisent la théorie, la méchanceté, la révolte, le populaire, le politique… et se réfugient dans le cocon douillet de la littérature institutionnelle ne sont finalement que des nostalgiques du passé (remarquez que ces nostalgiques sont hyper liés entre eux, qu’ils accaparent et revendiquent le titre d’auteurs numériques, qu’ils ostracisent les auteurs plus originaux qu’eux, qu’ils brouillent le regard de la critique naissante et ne lui exposent pas nécessairement ce que fait de mieux le web).
  10. Prendre tous ces sujets en même temps, commettre une véritable étude de la littérature contemporaine, sans se concentrer uniquement sur la partie émergée de l’iceberg, c’est-à-dire la seule littérature éditée sur papier. Et alors, peut-être, en tirer des conclusions, comme le ferait un historien qui nous regarderait de très loin, et pourrait enfin y voir clair sur ce que nous vivons.

PS : Une remarque. Les cinq sites qualifiés plus haut de littéraires et dont les littéraires ne parlent jamais (ou presque, je ne veux pas généraliser) n’ont pas de dépôt légal BNF, c’est-à-dire de numéro ISSN, pas plus que mon propre blog. N’est-ce pas un signe de l’enferment de la littérature pseudo numérique ? Certains auraient droit à un ISSN, d’autres pas. Je sais bien que nous pouvons tous demander un ISSN, mais alors pourquoi certains le reçoivent-ils automatiquement et pas d’autres ? Je vois beaucoup de discrimination dans tout ça, une volonté de faire communauté, église, donc de s’enfermer et de s’étouffer. Le numéro ISSN est presque devenu un macaron pour dire ce qui est littéraire ou ne l’est pas.