La profusion des formes
La profusion des formes

Le titre de ce billet n’a pas de point d’interrogation. Je veux parler d’une méthode pratique, tout au moins la mienne, que j’applique avec mes textes et les textes des autres.

Qui écrit a besoin de se relire. Il est vrai que je me relis peu quand je blogue. Il est bien rare que la rédaction d’un billet s’étende sur plusieurs heures, encore moins sur plusieurs jours. J’ai rarement le temps de m’habituer à mes billets, habitude qui m’empêcherait de vraiment les lire, comme cela finit par être le cas pour des textes plus longs.

Néanmoins, je lis au moins de trois manières différentes mes billets. Une première fois dans mon éditeur de texte en Markdown, sous leur apparence brute. Une deuxième fois à travers le correcteur orthographique Antidote. Une troisième fois, juste avant de les publier, dans le mode prévisualisation de WordPress. Changer de perspective m’aide à mieux me relire.

Après publication, il m’arrive aussi de me relire dans mon agrégateur RSS ou dans mon mail, quand je reçois ma newsletter envoyée automatiquement. Il n’est pas rare que je trouve encore des coquilles, que j’arrange quelques phrases, que je nuance des propos.

David Hewson écrit :

Editing is about perspective, and the more viewpoints you can gain the better.

Quand j’écris des textes longs, je multiplie les points de vue sur mes textes. Grâce à Ulysses, je peux d’un clic les transformer selon une multitude de mises en page. J’aime en changer, passer d’un look moderne à un look plus classique, resserrer ou au contraire aérer, adopter un style manuscrit ou au contraire livre imprimé, voire passer du grand format au poche. Chaque fois, ma vision du texte s’altère quelque peu, jusqu’à ce que ces tours de passe-passe n’y changent plus rien et que j’estime mon travail terminé. Il me faut alors donner le texte à lire à d’autres pour que leurs regards neufs m’aident à renouveler le mien. Et alors parfois tout recommence, un peu comme quand je laisse un texte reposer durant des mois.

Je finis par charger mes textes sur mon iPad et je relis stylet en main, comme si je relisais sur papier, annotant à l’ancienne le manuscrit, écrivant dans les marges, entre les lignes. J’aime ainsi échanger avec mes éditeurs. Finalement le document est corrigé sous Word en mode suivi de corrections, et encore une fois la perspective change.

Vous le voyez, je reconnais que l’apparence d’un texte et son interface de lecture influencent ce que nous lisons. Ce qui est vrai pour l’auteur est aussi vrai pour les lecteurs. Maintenant, une fois un texte peaufiné, son apparence déterminera-t-elle sa réception ? Oui, mais déterminera-t-elle la tenue du texte, ses qualités littéraires, sa profondeur, sa signification ? Je l’admets pour certaines œuvres qui font de leur forme leur objet, mais j’en doute pour la plupart des autres.

Discutant de ce sujet sur Facebook, j’ai demandé si Salammbô lu en poche ou en grand format ou sur une liseuse était un texte différent. Je ne le pense pas. On étudie Salammbô, peut-être dans une certaine édition, avec un certain appareil critique, mais on n’étudie pas Salammbô suivant qu’il est imprimé en Garamond ou en Helvetica. Ce que les universitaires appellent paratexte n’est alors guère signifiant, en tout cas pas d’une signification très profonde et qui mérite de s’éterniser.

Repensez à mes textes qui dans mon atelier changent sans cesse de forme. Quelle est leur forme justement ? Ils en possèdent une infinité. Et il en va de même pour les lecteurs qui peuvent les lire en papier sous différents formats, sur liseuses avec différentes feuilles de style, différents réglages, puisque tout cela est paramétrable. Cette profusion formelle devrait forcer à étudier les textes et pas se chercher des excuses pour ne pas le faire en passant des heures à discuter de leur apparence.

Pour autant, je peux décider de travailler certaines formes plutôt que d’autres. Voilà pourquoi je passe du temps à fignoler le template de mon blog, sachant que tout cela n’est pas déterminant, même si ce n’est pas négligeable. Je ne peux ignorer que je lis les blogs des autres avec un agrégateur, donc hors du Web.

J’espère ainsi répondre à Anna-Maria Wegekreuz qui quand je dis que mes mots sont les mêmes dans toutes ces formes, dont d’ailleurs la plupart m’échappent, me dit : « C’EST FAUX. Les mots ne sont pas les mêmes, car ils ne sont pas lus pareil. » ou quand je dis que la signification doit être cherchée dans le texte, pas dans le paratexte, me dit encore : « C’EST FAUX. Le texte et le paratexte ne sont pas séparables. On ne peut lire l’un sans l’autre, ce qui ne nous autorise pas à négliger le texte. »

Justement, aujourd’hui texte et forme peuvent être séparés par la démultiplication formelle, et même texte et paratexte. Quand vous lisez ce billet sur mon blog vous ne voyez pas le même paratexte que dans votre mail, votre agrégateur, quelqu’un qui aurait copié ce billet, l’aurait converti en PDF…

Oui, les mots ne sont pas tout à fait les mêmes quand on change de perspective, mais vouloir étudier toutes leurs déclinaisons à travers toutes les formes possibles est impossible. Donc, ce travail ne me paraît guère intéressant, sinon à faire une étude de design, et alors étudier l’impact d’une interface sur un texte, ce qui est passionnant, mais concerne que très peu le texte lui-même.

Je vois le danger de ce que j’affirme, surtout pour moi qui suis anti-essentialiste. Je ne pense pas qu’il existe un texte en soi, je viens de le répéter. Tout texte dépend d’autres textes, de l’époque, du lecteur qui lui même se transforme sans cesse, du sens des mots qui s’altèrent avec le temps… On n’a pas besoin pour nier l’idéalité d’un texte d’affirmer que sa version poche ou grand format diffèrent. Une telle affirmation n’est souvent qu’un prétexte pour retarder le moment où on étudiera le texte lui-même.

Cette polyphonie de formes possibles ne doit pas nous empêcher de penser nos interfaces, parce que tout reste à faire, parce que demain nous verrons les textes autrement, que la lecture sera peut-être plus agréable et que de nouvelles possibilités apparaîtront pour nous autres auteurs. Ce à quoi je travaille avec ma géolecture. Je suis conscient que si ce texte était lu en livre, il ne serait pas le même que lu sur l’écran d’un smartphone sur les lieux où il a été écrit. Reste que ce texte est un cas particulier. Oui, dans certains cas particuliers, le rendu du texte le transforme, mais cela vaut que pour très peu de textes, ceux qui cherchent à jouer formellement des possibilités nouvelles, par rapport à la majorité qui s’en moquent (tant bien même ils résultent de ces possibilités nouvelles, par exemple ce billet de blog).

Il est temps d’étudier les textes à l’âge de la profusion formelle et à l’âge de la profusion des paratextes, travail qu’Oriane Deseilligny a esquissé avec son étude sur One minute.

PS : Cette histoire c’est un peu comme si les biologistes disaient qu’un poisson rouge n’est plus le même poisson rouge quand on le change de bassin (idée qui me vient en illustrant le billet, donc sous l’influence de sa forme telle que vue sur mon blog — comme quoi la forme change l’écriture).