Lundi 3, Balaruc

Par design, je pense forme, mais aussi possibilités offertes, ouvertures vers des choses qui n’étaient pas pensables avant.

Dimance 8, Marseille

Attente pour mon vol vers Tabriz, en Iran, via Istanbul. Tabriz là ville où Nicolas Bouvier et Thierry Vernet ont passé six mois durant l’hiver 1953/1954, bloqués par le froid et la neige. Dans L’usage du monde, Bouvier dit aimer le voyage lent, et moi, encore une fois, je me livrerai au voyage éclair, à cela prêt que je suis invité, que je ne sais pas combien de temps je resterai à Tabriz avant d’aller à Ispahan, Chiraz et Mashhad, périple qui me fera dessiner dans cet immense pays un V, dont Tabriz occupe le sommet de la branche ouest, Mashhad le sommet de la branche est, avec Ispahan et Chiraz à la pointe sud, Téhéran se trouvant à leur opposé, entre les deux sommets du V, Téhéran évité comme à dessein, tenue à distance.

Pour Bouvier, le voyage devait surprendre. Comme je n’ai rien prévu, rien préparé, comme je suis presque un passager clandestin embarqué avec Didier, que je rejoins à Istanbul, je m’attends à tout et à rien.

Dimanche 8, Istanbul

Pas le temps de mettre le nez dehors. J’ai relu dans l’avion l’arrivée de Bouvier à Tabriz.

Dans la nuit, la neige tombe, couvre les toits, étouffe les cris, coupe les routes… et on reste six mois à Tabriz, Azerbâyjân.

La ville lui apparaît cosmopolite, une ville au croisement d’un monde dont il cherche l’usage.

La ville n’est ni turque, ni russe, ni persane… elle est un peu tout cela, bien sûr, mais au fond d’elle-même elle est centre-asiatique.

Un habitant lui dit :

À présent… Le fanatisme, voyez-vous, c’est la dernière révolte du pauvre, la seule qu’on n’ose lui refuser.

Cet homme avait un don de prescience et Bouvier la lucidité de lui donner la parole…


Je lis toujours avec plaisir la newslletter de Philippe Castelneau : espace clos déconnecté du Web, lu comme un simple mail qui ne serait adressé qu’à moi, impression d’intimité comme quand nous nous retrouvons dans un café. J’ai de plus en plus besoin de cette littérature silencieuse, qui ne crie pas sur tous les toits : « Venez donc me lire ! »

Philippe évoque la difficulté de se glisser dans une contrainte. Moi, j’aime ça. Jusqu’au XIXe les peintres travaillaient à la commande, ce qui ne les empêchait pas de commettre des chefs-d’œuvre. Face à une commande, il s’agit de répondre aux attentes du commanditaire sans se parjurer. Dans tous mes textes, il me faut une contrainte plus ou moins clairement exprimée.


J’aime de plus en plus le thé, mais ni brûlant, ni tiédasse, ou alors très froid, frappé.


Partout dans l’aéroport du sucre, de la drogue en vente libre, à laquelle j’ai été addict et dont j’ai fini par me défaire quand j’ai compris qu’elle avait une emprise trop forte sur moi, et le pouvoir de me brûler les entrailles quelques heures plus tard. Je me demande quelle aurait été ma vie si j’avais renoncé vingt ou trente ans plus tôt, si j’avais dès cette époque compensé par une autre drogue, celle des endorphines libérées par le sport, que je pratiquais alors de manière bien plus modérée qu’aujourd’hui.

Noms de villes en guerre
Noms de villes en guerre

Lundi 9, Tabriz

Trois heures du matin. Hôtel d’un kitsch vieillot. Le lobby, surtout le couloir menant à l’ascenseur, m’a fait penser à l’intérieur de la grande pyramide, un ajustement impeccable de carrelages noirs, l’entrée d’un tombeau. Du ciel, la ville apparaissait orange, une nappe de bulbes fluorescents. Une plaine à 1 300 mètres d’altitude coincée entre des montagnes dont l’une culmine à 4 800 mètres. Nous avons quitté l’Europe et les proportions européennes.

J’ai relu Bouvier et j’ai relu Proust dans l’avion, le début de Sodome et Gomorrhe, que je n’avais pas ouvert depuis vingt ans. Je ne me souvenais pas que la baise entre Charlus et Jupien était aussi explicite. Proust évoque trois raisons pour justifier sa curiosité pour cette scène, aucune ne vaut pour un hétéro de mon espèce, la seule valable : Proust était homo.

Résistants en farsi
Résistants en farsi

Accueil chaleureux d’Hassan. Il m’a montré la couverture de Résistants, version iranienne, avec ma photo sur la couverture. Le roman a été traduit depuis l’anglais. Les traducteurs ont censuré les scènes de sexe. Je ne sais pas si cette traduction est légale, j’en doute, ça n’a aucune importance.

— Tu vois, c’est tranquille l’Iran, m’a dit Hassan à l’aéroport.

Quelques jours avant le départ, j’avais quelques scrupules à venir ici, invité par l’université, donc en quelque sorte par le gouvernement des mollahs.

— Vous savez, aucun Iranien ne suit les infos gouvernementales, nous dit notre chauffeur de taxi. Nous sommes 40 millions d’utilisateurs de Telegram.

Quand un gouvernement ne contrôle plus les communications, il ne contrôle plus rien. Cette adoption massive d’une messagerie cryptée implique la fin du régime à brève échéance. Une prévision qui ne coûte rien.


Ce matin, grand soleil sur la ville, avec son quartier d’immeubles au premier plan des montagnes, deux chaînes successives au nord, la plus lointaine enneigée. En bas, un parc aux allées macadamisées, dont Hassan hier semblait très fier. Moi :

— Je peux aller y courir.

— Oui, bien sûr…

Il réfléchit.

— Peut-être que quelqu’un devrait t’accompagner, même si Tabriz est la ville la plus sûre d’Iran.

Puis je pense que je n’ai emporté qu’un short. Peut-on courir en short ici ? Une question si absurde pour nous autres que j’ai oublié de me la poser avant de partir. Non, nous ne pouvons pas.


Onze heures. Nous traversons la ville en voiture, contournant une montagne rouge, pendant qu’au sud se dresse une nouvelle chaîne enneigée, succession de hauts plateaux. Nous atteignons un grand hôpital, où Didier est accueilli en héros. Je tombe sur un médecin qui parle un peu français, nous faisons la visite ensemble. Il évoque son travail, puis son désir d’avoir un Visa pour le Québec. Il me dit qu’il est difficile pour les Iraniens de parler franchement, même entre eux. « Il y a des espions partout. » Je lui expose ma théorie sur la fin prochaine de la dictature, parce qu’aucune dictature ne perdure longtemps, parce que l’usage massif de Telegram démontre que la défiance s’est installée, parce que les Iraniens sont désormais nourris au biberon de la démagogie occidentale. Il me répond « Inch Allah ! »

Dans la voiture, nous discutons avec les deux caméramans qui nous accompagnent. On parle cinéma, je leur dis mon admiration pour Kiarostami et ils m’apprennent qu’il est mort en 2016. J’ai pris un coup sur la tête, comme à la mort de Joe Strummer, mais avec un décalage de deux ans, deux années pendant lesquelles Kiarostami n’était vivant que pour moi. Ce géant de mon temps serait mort suite à une infection nosocomiale, et j’accompagne Didier qui consacre sa vie à lutter contre ces infections. Kiarostami, fil rouge pour ma prochaine histoire sur l’hygiène des mains ?

Après la visite, un lunch a été servi, mon nouvel ami médecin a voulu que je goûte à tout, je me suis esquivé, disant que j’étais végan et que j’évitais le sucre, je me suis contenté d’un morceau de pain en forme de tôle ondulée.

Un coin de ciel
Un coin de ciel
Couleurs de Tabriz
Couleurs de Tabriz

Je me suis assoupi pendant que Didier visitait un second hôpital. J’ouvre les yeux, deux images s’imposent. Tout juste le temps de photographier qu’on nous entraîne dans un second déjeuner. Didier poliment mange, moi moins.

Après, nous visitons le bazar couvert, un labyrinthe percé de cours et salles qui rappellent la mosquée de Cordoue, cathédrales de briques illuminées par des coupoles sommitales. Couleurs, senteurs, perspectives, textures des savons ou des étoffes, empilements de fruits secs, d’épices, de thés, de pâtisseries et d’une infinité de babioles certifiées copiées en Chine. C’est un de ces endroits où le temps pourrait s’éterniser. Dans une cour, à l’ombre d’un acacia, un appentis de verre et de fer, un homme y fait du thé, des vieux somnolent, des chats aussi, moi, je reste à tout dévorer du regard.

D’après les Tabrizi, tout s’est un peu assoupi dans le marché depuis la révolution de 1979. Plus de touristes, plus d’activité, la ville n’a plus d’âme. J’y vois beaucoup trop de femmes en noir qui ruinent la lumière légère de ce début de printemps, ambrée par les feuilles jeunes des vénérables acacias. Alors que nous descendons la rue Tarbiyet, paisible artère piétonne qu’Hassan compare aux Ramblas, je réussis à photographier deux filles qui ont jeté si loin leur foulard que c’est comme si elles n’en portaient pas.

Bouvier écrit de Tabriz :

Large, terreuse, à l’abandon, elle se ressentait de ses infortunes passées. Excepté les avenues principales, c’était un réseau de venelles bordées de murs de terre fauve, qui débouchaient sur des ronds-points ombrés d’un platane sous lequel les vieux venaient, le soir, fumer et bavarder.

Depuis 1953, la ville a décuplé de taille, mais rien n’a apparemment changé. Bien des coins paraissent à l’abandon, même impression qu’à Bucarest, avec une multitude d’immeubles inachevés, des grues paralysées au-dessus de squelettes de béton. La couleur terreuse, presque sableuse, ne s’est pas dissipée, comme si les montagnes alentour se dissolvaient peu à peu dans les murs poussiéreux.

Une cour dans le bazar
Une cour dans le bazar
Bazar
Bazar
Marchands de tapis
Marchands de tapis
Bazar
Bazar
Bazar
Bazar
Mosquée bleue
Mosquée bleue

Mardi 10, Tabriz

Nous entrons dans le grand amphi de la faculté de médecine par le haut et se déroule devant nous une mer de têtes voilées en noir. Je suis peu tolérant au regard de tout ce qui nous empêche de nous différencier, d’être nous-mêmes, nous emprisonne dans des dogmes arbitraires. Je veux bien entendre que l’Occident porte ses propres dogmes, mais le droit de s’habiller à sa façon me semble une liberté élémentaire, première peut-être. Je devrais porter un costume en ces lieux, je ne le fais pas au nom de moi-même.

Didier sous surveillance
Didier sous surveillance

Je ne dispose pour l’instant d’aucune liberté, sauf celle de refuser la visite d’un hôpital. Alors j’attends dans la voiture, je regarde les gens, entrer, sortir, les femmes en noir avec quelques exceptions, qui prouvent que la société tolère ces exceptions, alors que pour les autres, c’est leur famille qui leur refuse le droit à l’individualité. Dans une voiture à côté, un homme dort, le coude gauche appuyé à l’accoudoir, sa main soutenant sa tête d’une lourdeur terrifiante. Un instant, j’aurais pu être Bouvier en 1953.

Mardi 10, Kandovan

Après un repas gargantuesque, où je ne touche presque à rien, c’est déjà trop, nous roulons vers les montagnes dodues, arides, traversons une immense ville moderne sortie de nulle part, puis atteignons Kandovan une citée troglodyte, la Matera iranienne, où nous logeons dans des chambres creusées dans le tuc. Il y fait une chaleur suffocante d’humidité.

Plus bas, la ville est chaotique comme les crottes volcaniques où elle s’enterre. Visages fabuleux, ruelles tortueuses, échoppes bondées de fruits secs cueillis dans les vergers de la vallée, de miel et de fines plaques de pâte de coing. Nous prenons le thé au fond d’une caverne. Passent une dizaine de touristes chinois.


Je photographie, je n’ai pas le temps d’écrire, parce que je ne suis jamais seul, sauf le soir dans ma chambre, où déjà les images saillantes transitent vers les profondeurs de ma mémoire. Soit j’écris en direct, soit bien plus tard, quand tout se réédifie sans que je le souhaite. Je n’aime pas le léger différé, qui s’apparente au compte-rendu. Je n’écris pas pour rendre compte, mais pour m’émerveiller.


Je replonge dans Bouvier. Il évoque souvent le bazar de Tabriz sans le décrire, il est le lieu par où toutes les histoires se rencontrent. Bouvier parle du kugté, « grosse boule de hachis remplie de noix, d’herbettes, de jaunes d’œuf, et cuite dans le safran. » J’en ai mangé un petit bout ce midi, je crois qu’il me faudra deux jours pour le digérer. Bouvier ajoute :

Nous, nous mangions surtout du pain. Un pain merveilleux. Au point du jour, l’odeur des fours venait à travers la neige nous flatter les narines ; celle des miches arméniennes au sésame, chaudes comme des tisons ; celle du pain sandjak qui fait tourner la tête ; celle du pain lavash en fines feuilles semées de brûlures. Il n’y a vraiment qu’un pays très ancien pour placer ainsi son luxe dans les choses les plus quotidiennes ; on sentait bien trente générations et quelques dynasties alignées derrière ce pain-là.

Je ne fais pas autrement, j’aime par-dessus tout le lavash, servi dans les restaurants en immenses feuilles faisant penser à des dos de morues salées.

Kandovan
Kandovan
Kandovan
Kandovan
Kandovan
Kandovan
Kandovan
Kandovan
Kandovan
Kandovan
Kandovan
Kandovan
Kandovan
Kandovan
Kandovan
Kandovan
Kandovan
Kandovan

Mercredi 11, Ispahan

Ville verte au milieu du désert. Avec des collines dentelées en surplomb, alignements de Sainte Victoire rosées. Arrivons à l’hôtel. Dans le lobby deux jeunes femmes sauvagement provocantes, un foulard vaguement autour de la tête, mais leurs cheveux en dépassent jusqu’au bas du dos. Hassan confirme que le changement viendra d’elles, peu à peu, pas à pas, les foulards reculent. Il y aurait des quartiers de Téhéran où les femmes n’en porteraient déjà plus. Je n’ai pour l’instant pas été au contact de ces révolutionnaires.


Dîné étrange, traversé de silences. Je parle peut-être un peu trop de politique, puis Didier surenchérit. Notre guide : « Quand il y a des lois, il faut les respecter. » Moi : « Mais quand les lois sont mauvaises ? » Notre guide : « Il faut partir. » Il est vrai que les Iraniens peuvent quitter leur pays, ce que font beaucoup de jeunes éduquées. Mais avec de tels raisonnements, le monde en serait encore à l’âge du feu.

Palais Chehel Sotoun
Palais Chehel Sotoun
Pont Khaju
Pont Khaju

Jeudi 12, Ispahan

Nouvelle conférence de Didier pendant laquelle je signe des livres. Idée d’un clip pour justifier l’usage du gel hydro-alcoolique. Une infirmière quitte sa maison, dépose ses enfants à l’école, les embrasse, arrive à l’hôpital, serre quelques mains, se change, entre dans une chambre, commence les soins. Cette séquence se répéterait trois fois. On verrait en surimpression les bactéries et virus sauter de mains en mains, de personne en personne. Dans le premier cas, aucune mesure d’hygiène ne serait prise. Dans le deuxième cas, l’infirmière utiliserait l’eau et le savon. On verrait sur ses mains les germes s’accrocher, certains résister, surtout on verrait que parfois l’infirmière n’a pas le temps de se laver les mains (à l’écran un chronomètre décompterait le temps). Dans le troisième cas, l’infirmière respecterait les nouvelles normes de l’OMS.

Jeudi 12, Chiraz

Nous avons visité Persépolis sous des trombes d’eau et un froid glacial. Difficile de saisir le génie du lieu dans ces conditions, et surtout nous avons manqué de temps pour explorer le site dans ses recoins escarpés. Entre deux conférences, nous courons, grappillons des images. Persépolis m’est apparue comme une Karnak écroulée, dont il ne resterait que l’empreinte au sol.

Je repense à Ispahan, à notre promenade d’hier après-midi, dans les jardins, les palais, puis le bazar qui débouche aux portes de la grande mosquée. Le soir, nous nous sommes promenés le long du pont Khaju, où, sous les arcades, les jeunes jouent aux cartes, chantent, mangent… Un bel endroit vibrant d’énergie. Un policier est arrivé, tout le monde s’est dispersé, les chants ont repris plus loin.

Dans la voiture, Hassan nous parle de son engagement dans l’armée. Durant la guerre contre l’Irak, il a voulu être un martyre. Aujourd’hui, tout ça est oublié. Cet humaniste a peur d’une nouvelle révolution parce qu’il se souvient de la guerre, de ses proches qui ont été tués. Il pense qu’une évolution progressive est préférable, chemin que selon lui l’Iran est en train de suivre. Restent les jeunes. La lenteur est incompatible avec leur tempérament.

Persépolis
Persépolis
Persépolis
Persépolis
Persépolis
Persépolis

Vendredi 13, Chiraz

Je n’écris pas, je ne pense pas, je dors beaucoup, je mange trop, je ne fais pas de sport… Finalement je me repose, avec tout de même cette petite frustration de ne pas être traversé par des idées imprévues.


Une sublime infirmière me parle. Elle m’explique qu’elle apprend le français pour émigrer au Québec avec sa famille. Le Canada fait rêver les Iraniens. Au moins une dizaine m’ont déjà dit leur souhait d’y partir. La jeune infirmière veut vivre dans de meilleures conditions. Moi : « C’est aussi pour ne plus porter le voile ? » Elle : « Bien sûr, ici on ne peut que s’habiller comme ça. » Un « ça » prononcé avec dégoût. Pourtant, elle réussit à être sexy avec cette tenue, sa façon de la porter, son maquillage, la souplesse de son corps, rien n’est caché malgré l’uniforme qui, de fait, ne sert à rien. Même totalement couverte, cette femme resterait attirante. Cacher la vie est vain quand elle veut s’exprimer.


Peu de médecins se spécialisent dans le contrôle des infections, nous évitant d’être malades, parce que ça ne paye pas. Ils préfèrent attendre que nous tombions malades pour gagner davantage, parce que mal en point nous sommes prêts à payer n’importe quoi. La prévention est un concept. Voilà pourquoi des gens fument, boivent plus qu’il n’est raisonnable, et pourquoi nous avons tant de mal à prendre en compte les dérèglements climatiques. Nous sommes irrationnels, incapables de nous positionner dans un temps long. Nous réagissons plutôt que de proagir.

La plupart de mes livres se jouent dans la proaction, ce qui n’a rien à voir avec l’anticipation. Comment changer maintenant pour être plus heureux demain ? Comment changer maintenant pour être plus heureux dans quelques minutes ? Comment être heureux maintenant ? Voilà peut-être pourquoi je n’ai pas une foule de lecteurs. Dans notre grande majorité, nous préférons nous plaindre de ce qui est déjà advenu, d’où notre goût pour les faits-divers.

Je m’entends avec Didier parce qu’il est dans la prévention. C’est un docteur de la prévention pendant que je suis un écrivain de la prévention. Souvent cette attitude entraîne l’incompréhension chez nos interlocuteurs. Ils veulent être soignés alors que nous voulons les empêcher de tomber malades. De quoi nous occupons-nous ? Notre attitude est sans doute souvent perçue comme une ingérence.

Je discute avec un vieux professeur d’anglais dont les deux fils ont émigré aux USA. Il me dit que s’ils le pouvaient 90 % des Iraniens quitteraient le pays, tenu seulement par 7 millions de religieux hardcores. Un poulet rôti coûterait en Iran plus cher qu’en Europe. La mafia locale contrôle tout, taxe tout, alimente les mollahs. Le pays croule sous la corruption, voilà pourquoi sa monnaie est en train de s’effondrer alors qu’elle est stable dans les pays voisins.

L’anglais : jusqu’il y a quelques années, les Iraniens étaient découragés de l’apprendre, ce qui a été catastrophique pour l’accès à la science contemporaine.

Je discute ensuite avec un professeur de microbiologie, dont les deux filles ont également émigré aux États-Unis, l’une s’apprêtant à publier un article dans Nature. Même constat. C’est l’hémorragie en Iran. Toutes les têtes pensantes s’enfuient, mais quitter le pays est de plus en plus difficile parce que ça coûte de plus en plus cher, au moins 20 000 $ par la filière clandestine alors que le salaire mensuel d’un professeur d’université ne dépasse pas 1 200 $/mois.


Eram Botanical Garden, le jardin aux roses. Longues allées bordées de pins d’Alep ou d’orangers en fleur. Foule joyeuse, famille déguisée à la persane, filles sur hauts talons, enfants excités. C’est le printemps, une explosion de senteurs, je suis ivre. Chiraz serait la ville de l’amour et des plaisirs. Je n’ai aucune difficulté à le croire.

Nous déjeunons dans le restaurant le plus couru de cette ville du sud, assis en cercle, protétégés des autres cercles par des tentures de gaze à travers lesquelles nous devinons nos voisins. Musique tonitruante, mais toujours la même chose dans nos assiettes, pour moi du pain moelleux et des brochettes de poulet. J’ai renoncé au riz que les Iraniens ingurgitent sans fatigue. Nos accompagnateurs doivent avaler trois fois plus de calories/jour que moi. Ils éprouvent presque de la gêne à me voir moins manger qu’eux, ce qui dérange leur extraordinaire générosité. Ils nous expliquent que manger est leur plus grande liberté.

En voiture, c’est toujours en voiture, nous traversons la ville pour gagner un nouveau jardin, le Naranjestan, où je m’assoupis au soleil, le temps que mes amis visitent un musée. Quand je me réveille, une aura illumine les orangers, comme si une lumière nouvelle brillait sur le monde. Hassan me demande si j’ai encore sommeil. Moi : « Je rêve. » Et c’est l’exacte vérité. Nous prenons le thé sous les orangers, des gens rigolent autour de nous, l’air sent le sucre au safran enroulé en spirale autour des bâtonnets plongés dans les thés.

Nouvelle traversée de la ville. Nous voulons visiter le bazar, mais il est fermé en ce vendredi. Nous nous promenons dans une rue piétonne à l’ambiance italienne, avant d’entrer dans un nouveau jardin. Il me faudrait des jours pour rêver dans chacun de ces paradis.

Je me laisse tenter par la plus fameuse des glaces de Chiraz, qui ressemble à du chewing-gum tant elle est sucrée. Je suis en train de sacrifier ma nuit pour ne pas gêner mes amis. Nous tombons sur un vendeur de livres interdits, proprement installé sur la place publique.

Nouvelle traversée, la nuit est maintenant tombée, nous arrivons au tombeau de Hafez, le plus célèbre des poètes iraniens, auquel est voué un véritable culte. Aucun écrivain chez nous n’a jamais autant attiré les foules, et je crois que c’est une bonne chose. Cette frénésie est un peu effrayante, car dédiée à un seul homme, alors que la sagesse serait de n’en vénérait aucun en particulier, mais de goûter aux œuvres de tous.

Je dis que je suis contre les comptes-rendus, mais je viens d’écrire ces quelques lignes une fois de retour à l’hôtel, avec ce besoin de me décharger d’émotions que les mots n’ont ni eu le temps de canaliser ni d’amplifier.

Eram Botanical Garden
Eram Botanical Garden
Eram Botanical Garden
Eram Botanical Garden
Chiraz
Chiraz
Livre interdit
Livre interdit
Chiraz icecreams
Chiraz icecreams

Samedi 14, Chiraz

Nous avons pris un dernier shoot de fleurs d’oranger. Visité au pas de course un jardin, la porte du coran, avant d’atteindre l’aéroport, nos amis iraniens surchargés de cadeaux pour leurs familles.

Je ne relis pas assez vite Bouvier. Sur ma route, je l’ai maintenant distancé, et bientôt je serai où il n’est pas allé. Il dit de Tabriz :

La ville est trop dure pour qu’on s’y fasse des cadeaux. Vieille comme le monde et attachante comme lui. C’est un pain qu’on a recuit cent fois. On y voit de tout et s’indigner ne sert de rien ; elle ne bougera pas d’un pouce.

J’avais oublié l’art poétique de Bouvier, sa façon de faire jaillir des images au détour d’une phrase par un agencement évocateur de quelques mots. Pas besoin pour lui d’être illisible, de tordre la structure syntaxique, il sculpte son art en plaine lumière. Sa poésie n’a pas besoin d’être déterrée, elle explose aussi soudainement que les fleurs de Chiraz.

Bouvier parle de la difficulté du métier de Didier :

Il est plus aisé de soulever un village de mécontents que d’en modifier les habitudes ; et, sans doute, plus facile de trouver des Lawrence d’Arabie et des agitateurs, que des techniciens assez psychologues pour être efficaces.

Tout le monde rêve de changements, mais personne n’est prêt à changer. Pourtant, changer un petit coin du monde, où dans le monde une petite chose, peut conduire à des changements plus vastes. Je construirai mon prochain livre sur l’hygiène des mains autour de cette idée. Comment ne pas verser dans le manuel pratique ? Comment rester dans le récit sans avoir une seule vie à raconter ? Peut-être en croisant des centaines de destinées comme dans One Minute. Comment connecter toutes ces vies ?


Depuis que j’ai 17 ans, je tiens un journal, mais je l’ai arrêté quand je me suis mis à bloguer, avant de le reprendre en 2015, fatigué et lassé par le direct que nous imposent les réseaux sociaux. Revenir à cette forme m’a fait du bien et continue de le faire. Je m’y sens libre, pas totalement, mais assez pour que cet exercice me rende heureux. Si je ne publiais pas ce journal, peut-être que je ne l’écrirai pas. Il serait sans doute plus intime, mais il n’existerait probablement pas, parce que trop de sollicitations en reporteraient jour après jour la tenue (impossible de revenir à ma vie d’avant Internet, d’avant les enfants, d’avant la publication de mes livres…). Et ne pas le publier me priverait des quelques interactions qu’il engendre. J’écris pour elles, non pas pour laisser une trace de ma vie, mais pour rendre ma vie plus intéressante à mes propres yeux. J’ai le privilège d’être un écrivain égoïste.

Chiraz
Chiraz

Samedi 14, Mashhad

Me voilà de retour après trois ans dans la ville sainte des chiites. J’ai interdiction de quitter seul l’hôtel, une interdiction qui n’a rien d’officielle, mais qui vient d’Hassan, effrayé à l’idée qu’il pourrait m’arriver quelque chose.


Tenir un journal implique de noter certaines de ses pensées, donc de vivre aussi en partie pour le journal, et cette vie par réaction entraîne plus de pensées, parce qu’une fois notées, cristallisées, elles en entraînent d’autres. C’est une façon de ne pas rêver dans le vide.

Dimanche 15, Mashhad

Conversation surréaliste hier soir avec un ingénieur en bâtiment iranien. Il construit des immeubles ou des maisons avec intégrées sur les toits des paraboles capables de capter les TV internationales et internet haut débit sans censure. Dans les caves, il crée des espaces insonorisés pour les fêtes, de véritables boîtes de nuit, où l’alcool coule à flots, faisant de l’Iran le neuvième pays consommateur d’alcool au monde. Les mollahs signent les permis de construire en connaissance de cause. La religion n’est plus qu’un paravent qui empoisonne les femmes.

L’ingénieur me dit que les jeunes n’ont que mépris pour eux. Il nous demande ce que nous pensons du sanctuaire dédié à l’Imman Reza. Didier explique qu’il aime l’endroit. L’ingénieur n’a aucun respect pour ces pitreries. La religion le dégoûte, les religieux et les fanatiques encore plus. Lui aussi n’a qu’un désir, fuir ce pays hypocrite, qu’il aime bien sûr, dont il connaît le potentiel, mais dont il ne supporte plus les dirigeants. C’est un grand gâchis. Tant de beautés, tant d’énergie bridée, tout ça pour des chimères. « On n’a qu’une vie ! », nous a répété plusieurs fois la femme de l’ingénieur, une de ces femmes qui porte le hijab sans cacher sa chevelure. « Je ne crois pas au hijab, je ne crois pas à tout ça », nous dit-elle.


Je lève la tête de mon clavier, je me vois dans la glace devant moi. C’est qui, ce type ? Je n’ai pas l’habitude de me regarder. Je suis un autre, pas celui que je montre. Cette sensation est d’autant plus forte que je suis en train d’écrire, de me déverser hors de moi.


De circonstances, puisque le mausolée d’Omar Khayyam, se situe au nord de Mashhad, je lis la magnifique préface de ses quatrains par A. G. E’tessam-Zadeh. Il est dit que pour un soufi « il suffit de jouir en contemplant les merveilles du monde. » J’ai toujours su que j’étais un mystique. A. G. E’tessam-Zadeh ajoute :

Tous les Persans sont des mystiques. Nous sommes, nous autres Persans, contemplatifs par hérédité, pour ainsi dire mystiques de naissance.


Après-midi étrange. J’ai rendez-vous pour une visite du sanctuaire de l’Imman Reza. Quand j’arrive dans le lobby de l’hôtel, je trouve mon guide qui ne parle pas anglais et j’aperçois une grande nana magnifique, que je ne vois que de dos. Quand elle se retourne, je reconnais N dont j’ai fait un des personnages de One Minute, N dont je suis la vie à travers ses rares photos postées sur Instagram, N mariée il y a peu, N qui il y a trois ans m’a servi d’interprète et avec qui finalement j’ai passé des heures à parler de la condition des femmes Iraniennes.

Nous nous retrouvons avec joie, très vite je sens qu’elle est furieuse. Quand mon guide est venu la chercher chez elle, il lui a demandé d’enlever son maquillage. Une longue conversation a commencé entre nous. Plutôt que de traduire mon guide, N m’a raconté sa vie. Nous avons ainsi discuté, nous interrompant quand il parlait, reprenant aussitôt le fil de notre conversation. Parfois, je posais une question au guide pour paraître intéressé. C’était drôle.

Les jeunes Iraniens, quand ils sont en confiance, disent tout autre chose que leurs aînés. Ils décrivent une société au bord de la rupture, une société vermoulue, invivable, étouffante… et toujours leur envie de fuir. Ils ont soif de changements. N me confirme que ça peut craquer à tout moment. « Tu ne peux pas imaginer ce que nous vivons. » Je devine juste l’insupportable divorce entre leur vie intérieure et ce qu’ils doivent montrer d’eux-mêmes en public.

N me raconte son histoire d’amour, une histoire pour nous occidentaux surréalistes, une histoire de regards, de frôlements, de baisers cachés. La plupart des femmes respectent leur devoir de virginité de peur d’être discréditées, de perdre tout le bénéfice de leurs études. Après le mariage, après l’approbation des parents, ils ont enfin droit de coucher ensemble, et alors l’homme décide de tout, possède tout. N a fait signer à son mari, A, un contrat pour qu’elle soit juridiquement son égale. Elle ne lui a pas laissé le choix. Elle lui a même imposé de partir à l’étranger, ce dont il ne voulait pas. C’est une femme forte, trop forte pour son pays.

Chez elle, l’amour est de fait intellectuel. Dès le début de son histoire avec A, elle a commencé par raisonner, par objectiver, puis par le bombarder de questions, pour tenter de se construire une image de lui, pour simuler leur vie future et tenter par la seule raison de s’y engager. Nous autres occidentaux, paradoxalement, sommes beaucoup plus instinctifs, quitte à être inconséquents. Nous avons droit de vivre ensemble à l’essai. Ce que les Iraniens simulent dans leur tête, nous l’éprouvons dans notre chair.

Lundi 16, Mashhad

Salle de réunion, d’un décorum ministériel, où nous nous installons autour d’une table ovale, engoncée dans de larges fauteuils de cuir, pendant que le CEO de l’hôpital trône sur une chaise plus haute. Je le déteste rien que pour ça. Voilà pourquoi, alors que je suis assis près de lui, j’ai ouvert mon ordinateur. Peut-être qu’il croit que j’écris ce qu’il dit comme hier mon guide croyait que N traduisait avec soin ses propos.

Hier, soir j’ai participé à un dîner tout aussi désagréable. Quatre bonzes nous ont servi un discours officiel, tentant à leur tour de nier la réalité de leur peuple. En Occident, nous serions intoxiqués par la propagande américaine. Ces types oublient que les Iraniens nous parlent à travers les réseaux sociaux, que les jeunes nous parlent quand nous sommes ici (et je suis venu pour les entendre, pas juste pour faire du tourisme et signer des livres).

Peu à peu, je découvre la réalité en mille feuilles de la société iranienne sous la dictature religieuse. Ce que les uns disent en public, ou en privé, ce que d’autres disent d’eux derrière, tous ces propos combinés nous révèlent des comportements déplorables que souvent les paroles nient.

Nous voilà dans l’amphi de l’hôpital, un hôpital d’un luxe incroyable, un hôpital destiné à accueillir le tourisme médical. La conférence commence par la prière, le jeune mollah à lunettes interrompu par son téléphone, ce qui me fait éclater d’un grand rire intérieur. Puis nous avons droit à un film de propagande, avec chants militaires, images de la puissance supposée du pays. C’en est drôle de ridicule, en même temps terrifiant, parce que ces gens ne rendent pas compte à quel point ils ne sont plus dans le coup, et pourtant si dangereux. Impression de me retrouver en Union soviétique à la grande époque du régime. Avec Didier, nous ne cessons de rire dès que nous apercevons les deux dignitaires du régime dont les photos sont placardées absolument partout. La dictature, c’est d’un clinquant épouvantable.

Hassan demande à Didier de supprimer de sa présentation son film sur la danse des mains. L’hôpital est financé par le sanctuaire, par les donations des pèlerins. Peu à peu la vérité s’impose. Nous sommes dans un hôpital construit pour les dignitaires du régime, bien sûr personne ne nous le dit. Comment puis-je aider les Iraniens ? En tenant ce journal avec franchise, pour commencer.

Quand j’ai dit à N que je n’avais pas publié mes notes prises lors de mon voyage de 2015, elle m’a dit que j’aurai dû. « Les choses doivent changer. » Je lui ai parlé de ma théorie sur Telegram. N m’a dit que le gouvernement s’apprêtait à censurer le service. Après tout, Poutine fait la même chose en Russie.

En guest star
En guest star

Mardi 17, Mashhad

Temps glacial. Il a neigé dans la nuit. Peu importe, je vais passer trois jours enfermé dans le centre de congrès, dans le but de discuter avec les étudiants. N n’est pas au rendez-vous ce matin. Une autre guide m’a été désignée, Y.


Hier, soir j’ai suivi Bouvier jusqu’à la frontière iranienne. À Téhéran, il évoque la poésie d’Hafez :

En Iran, l’emprise et la popularité d’une poésie assez hermétique et vieille de plus de cinq cents ans sont extraordinaires. Des boutiquiers accroupis devant leurs échoppes chaussent leurs lunettes pour s’en lire d’un trottoir à l’autre. Dans ces gargotes du Bazar qui sont pleines de mauvaises têtes, on tombe parfois sur un consommateur en loques qui ferme les yeux de plaisir, tout illuminé par quelques rimes qu’un copain lui murmure dans l’oreille.

À Ispahan, il évoque « les montagnes mauves du Zagros, d’une découpe très provençale. » Avant de le relire, j’avais parlé de Sainte Victoire, j’aurais pu aussi bien évoquer les Alpilles ou cette chaîne qui nous accompagne quand nous descendons vers Marseille par l’autoroute. Frappé de trouver la même analogie que Bouvier, à moins qu’inconsciemment le souvenir de son livre, lu pour la première fois vingt-cinq ans plus tôt, ne se soit imposé malgré moi.

Hijab version sexy
Hijab version sexy

Mercredi 18, Mashhad

Hier, journée sociale. Je n’ai fait que parler avec les étudiants. Au prétexte que j’avais froid, j’ai voulu regagner l’hôtel pour récupérer mon blouson. Un étudiant et une étudiante m’ont accompagné. Nous nous étions rencontrés en 2015. Ils terminent leurs études. Peu à peu, j’ai déduit qu’ils étaient en couple sans que cela soit officiel. Par moment, ils esquissaient l’un vers l’autre des gestes trop vite interrompus. Ils m’ont fait visiter une belle librairie, la plus importante de la ville, qui chez nous serait tout au plus une honnête librairie de province. J’ai découvert une collection de livres souples d’un format très agréable.

Le soir, nous avons dîné dans la cantine du sanctuaire, avant d’entrer dans les salles de prières et nous approcher du tombeau de l’Imman Reza. J’ai eu du mal à ressentir la ferveur des fidèles qui, en 2015, m’avait ébranlé. Hier, l’ambiance m’a semblé plus dissipée, peut-être à cause des nombreux enfants. Des médecins suisses qui nous accompagnaient, eux, ont pris la décharge émotionnelle de plein fouet. Il y a peut-être quelque chose qui ne se joue que la première fois.


Y me dit qu’elle a un petit ami, qui a voyagé en Europe, revenant de Paris transformé. « He is so romantic, now. » Sous des airs ingénus, je sais maintenant qu’elle casse toutes les règles. Pour elle, pas besoin de fiançailles pour coucher. Elle me parle de religion, m’explique que même en fac ils doivent l’étudier. Elle me confie qu’il y a de plus en plus de jeunes iraniens qui se revendiquent athées. « Et ce n’est pas une question d’éducation. C’est général, partout, en ville comme dans les villages. Mais il reste beaucoup de fanatiques. »

Elle me parle aussi de la génération de ses parents. « Ils sont habitués à mener deux vies, l’une intime, l’autre publique. Pour nous, tout ça est terminé, nous voulons être nous-mêmes dans toutes les situations. » Mais la conversation s’arrête assez vite, avec elle, avec les autres. C’est N qui est la plus prolixe, qui se livre le plus, qui a le plus confiance en moi, et moi aussi qui l’entend mieux que les autres, parce que nous pensons de la même manière, une simple affaire de neurologie.

Une bande d’étudiants vient me trouver, des garçons, et nous parlons à nouveau, un peu trop de technique à mon sens. Ils sont moins prompts à se confier que les filles, peut-être parce qu’ils ont moins à gagner qu’elles, surtout parce nous autres mecs avons toujours du mal à parler de nous, de ce qui compte, par fierté, pour ne pas avouer nos faiblesses.

N arrive enfin. Nous reprenons notre conversation. Je la sens perdue. Comme tous les médecins femmes, elle doit porter le hijab. Ça lui devient si insupportable qu’elle n’a plus envie d’aller auprès des malades. Elle veut tant quitter le pays qu’elle en est paralysée. Didier lui explique qu’elle doit bosser plus que jamais pour se faire remarquer à l’étranger et pouvoir y être invitée. Mais comment travailler avec acharnement quand le doute s’installe ?

Jeudi 19, Mashhad

Tous les matins, je commence par parler de la veille, ce qui n’est pas une habitude de ce journal, dédiée à la saisie du présent. Mais les émotions ressurgissent. Ce parcours en minibus avec Didier, N et K jusqu’au restaurant du soir. K désireux d’entrer à l’OMS et Didier lui expliquant que comme jeune médecin il y serait traité en esclave. Certes, il voyagerait partout dans le monde, mais il y aurait pour lui peu d’opportunité d’évolution. Didier donne toujours le même conseil aux jeunes : « Devenez très bons dans votre domaine, après les portes s’ouvriront. » En gros, ne mettez pas la charrue avant les bœufs. Une suggestion qui ne satisfait pas les jeunes Iraniens désireux de changements rapides.

K évoque son grand-père, un des grands éditeurs iraniens, dépossédé et emprisonné durant dix ans après la révolution de 1979, mais qui a gardé la rage jusqu’à son dernier jour. Alors K nous explique que dans l’Iran de la dictature religieuse, les proches des religieux, mais aussi les descendants des familles qui ont eu des martyres durant la guerre Iran-Iraq, ont des passe-droits. « Rien ne fonctionne au mérite en Iran. Tout est biaisé. » Encore une raison de fuir le pays.

N nous explique qu’en tant que médecin ils gagneront beaucoup d’argent s’ils restent chez eux, proportionnellement plus qu’à l’étranger. Mais ils désirent avant tout la liberté. Ils veulent s’épanouir. « Je ne veux plus de ce truc », dit-elle en désignant son foulard très minimaliste, tombé sur ses épaules, qu’elle remet en place. « Ecusez-moi, c’est un réflexe. »

Ce soir, elle resplendit. Pantalon blanc slim, hauts talons qui lui dessinent d’immenses jambes, tunique brodée. Elle pourrait faire la une d’un magazine de mode. A la rejoindra au restaurant. Plus tard, je discute avec lui, aussi un jeune médecin, au crâne presque rasé, on dirait un GI, il n’a pas le choix, il fait ses deux ans d’armée, deux ans sans lesquels aucun diplôme universitaire ne peut être validé et pas question d’obtenir un Visa pendant cette période.

Il est intimidé, il est grand, élancé, une sorte de pièce symétrique par rapport à N, expansive, tendue vers les autres, ils doivent bien s’emboîter l’un en l’autre et former une sphère que j’espère la plus parfaite possible.

N me rappelle qu’en 2015 elle m’a juré ne pas se marier avant de quitter l’Iran. En rigolant, elle me dit que si je reviens dans trois ans elle aura peut-être deux gamins et sera coincée à Mashhad, cette ville qu’elle déteste, une ville sans charme, centrée sur le sanctuaire où déboulent 20 millions de pèlerins par an.

Au dernier moment, elle me dit. « C’est triste, on se quitte déjà demain. On est ami tous les deux. Je t’ai dit des choses que je n’ai jamais dites à personne. » Et se tournant, vers A : « Même pas à toi. » Je suis une sorte d’outre dans laquelle elle peut se déverser, sans risquer d’être jugée.

Vendredi 20, Istanbul

En transit avec l’équipe suisse. Dans un bistro bio, je retrouve mes yaourts aux graines de chia, un air de maison. Petit pincement au cœur de quitter les jeunes iraniens et leur énergie, on risque de ne pas se revoir de si tôt. Tous me promettent de me retrouver en Europe, combien réussiront à partir ?

Hier matin, discussion hallucinante avec l’éditeur iranien de Résistants. Il me parle de la qualité cinématographique du livre, parce qu’il est aussi réalisateur, puis il commence à me reprocher de ne pas avoir parlé de l’Iran dans ma chronologie scientifique. Je lui propose de m’envoyer des références. Jusque là on est bons amis.

Il me propose de publier un autre de mes livres. Je lui suggère One Minute parce qu’il me semble qu’il n’y a aucune scène de sexe. Il adore ma mécanique narrative. Puis je pense que deux ou trois chapitres se déroulent à Mashhad, et que N et S sont les héroïnes de la révolution des foulards.

Moi : « Il faudra peu-être couper ça. » Lui commence à me faire la leçon, m’expliquant que le hijab est une tradition bien antérieure à l’islam et en gros que les femmes doivent s’y soumettre. Je ne prends pas la peine de lui expliquer que partout dans les gravures de la Perse antique, les femmes sont découvertes, parfois même nues. Ce type à l’air convaincu de ce qu’il dit, il en devient même méchant.

Lui : « La censure existe partout. » Moi : « Je publie que ce que je veux sur mon blog. Je ne risque pas d’aller en prison. » Lui : « Chez vous la censure est politique. » En gros, il est persuadé que l’Iran sous la dictature religieuse est ce qui arrive de mieux à l’humanité.

J’ai fini par dire à ce grossier personnage que j’étais d’accord avec lui, ce qui a semblé le flatter. Il m’a alors remis une petite couche de pommade, me disant que j’étais particulièrement clair, ce qui n’était pas selon lui le cas de la plupart des écrivains. En fait, c’était Y qui était claire, Y qui me traduisait, parce qu’il ne comprenait pas un mot d’anglais.

J’ai passé le reste de la journée jusqu’au soir minuit avec N et A. Nous avons fini par avoir du mal à nous parler, tristes de savoir que notre bonheur de nous retrouver s’interrompait déjà.

Samedi 21, Balaruc

Je remercie mes amis iraniens de leur accueil. Leurs réponses me touchent. L’une se termine par « I hope to see you again. » Chez nous personne ne terminerait un message d’une façon aussi dramatique, parce que si nous voulons nous revoir, nous nous revoyons. Là-bas, les séparations peuvent être définitives. C’est trop triste, ça me chagrine. Je me rassure. Entre 2015 et 2018, les femmes ont gagné le droit de montrer leur chevelure, le hijab n’est plus désormais qu’un foulard pour celles qui rêvent d’une autre vie. Dans le même temps, tous les jeunes expriment leur désir de quitter le pays, un désir qui n’était pas en 2015 aussi explicite, un désir qui montre que malgré de petites victoires la route vers l’émancipation est encore longue.

Mercredi 25, Montagnac

Je suis anesthésié depuis mon retour d’Iran, incapable de replonger dans mon roman d’amour, je flotte dans la campagne frisée de verdure.


Je suis un échange de mails entre deux auteurs qui s’envoient en parallèle des lettres pour se dire des choses qu’ils n’osent se dirent par mail. Ils ne le font pas au nom d’un idéal du papier, mais simplement par maladresse, encore persuadés que les choses importantes doivent être imprimées.

L’époque n’est pas la même pour tous, et c’est sans doute une première dans notre histoire. À cause de l’accélération exponentielle des technologies, certains habitent encore le XXe siècle pendant que d’autres lorgnent vers la fin du XXIe. Raison qui fait de la technologie, de notre rapport à elle, le sujet central de notre temps. Refuser d’adresser ce sujet, quitte à ce que ce soit par le rejet, c’est oublier de vivre aujourd’hui et s’interdire le droit à faire œuvre.

Jeudi 26, Montagnac

Sortie VTT, Vergt de Biron
Sortie VTT, Vergt de Biron
Sortie VTT, Vergt de Biron
Sortie VTT, Vergt de Biron

Vendredi 27, Angers

Je viens de remonter la France cap au nord. Après avoir traversé la Dordogne, j’ai fondu sur Poitiers et la Vienne. Un repas chez Casabaldi et Caro, qui doucement construisent leur commune libre, puis j’ai poursuivi toujours cap au nord. Le vent s’est levé, apportant d’épais nuages noirs prompts à me cracher sur le parebrise. D’immenses peupliers se penchaient sur la plaine dodue d’un jaune colza. Après un petit tour dans cette ville aux larges avenues disproportionnées par rapport au centre historique, je me réfugie dans un café. Ce soir je retrouve un vieil ami qui m’invite à son beau festival dédié à la littérature de l’imaginaire.

Depuis hier, je lis avec plaisir La littérature sans Estomac, un réquisitoire drolatique contre mes contemporains les plus populaires, paru en 2002. Ça me fait du bien. L’introduction est lumineuse. Pierre Jourde écrit notamment :

Écrire consiste à rêver avec une intensité telle que nous parvenons à arracher au monde un morceau. La littérature, ce sont des mots qui ne se satisfont pas de n’être que des mots. Ou, plus exactement, un usage des mots tel qu’il manifeste l’insatisfaction du langage. La littérature ne vit que lorsqu’elle se nie, lorsqu’elle sort d’elle-même. Tous les grands écrivains ont écrit non pas pour, ou en vue de, mais contre la littérature. Contre l’idée même de littérature. Alors ils commencent à en faire.

Tous les auteurs qui publient en ligne, tous ceux qui s’autoprétendent haut et fort littéraires, méprisant ceux qui selon eux ne le seraient pas, devraient méditer ce passage et l’ensemble de ce pamphlet qui n’a pas pris une ride. Plus loin, Jourde ajoute :

Les œuvres véritables déterminent leurs lois, leur langage, et ce faisant, leur réalisme. Il consiste non pas à reproduire le réel, mais à le faire advenir.

Je dis toujours que j’écris pour voir, pour étendre ma conscience, et de fait, je fais advenir pour moi ma vision du réel, une vision que je cherche à sans cesse étendre, parce cette extension me procure de la joie. Cette vision n’a pas à se superposer à celles des autres, tout au plus quelques lecteurs peuvent s’amuser à porter durant quelques lignes mes lunettes par-dessus, ou peut-être en dessous, des leurs. Lire, c’est changer de lunettes. Une œuvre qui ne colore pas le réel ne m’intéresse pas. Voilà pourquoi la plupart des textes m’ennuient, surtout ceux qui se réclament de la littérature.