Je me pose cette question alors même que je me sens de moins en moins contemporain, ce qui pour moi s’apparente à une forme de dépression.
Tout d’abord pourquoi me poser cette question à cet instant précis ? Simplement, bêtement, parce que le sujet a émergé dans notre petite sphère littéraire suite à un interview de Johan Faerber et aux commentaires de François Bon. J’ai vu tout ça passer au loin, sans réagir, puis ce matin, je me suis réveillé de ma solitude, presque avec douleur, avec la sensation de ne pas être dans le débat, de ne même pas avoir envie d’en être et alors de me dire que ce refus était peut-être un début de réponse à la question posée en titre.
Déjà, il me semble qu’être contemporain c’est avoir le droit, et presque le devoir, de ne pas chercher de réponse universelle, et d’affirmer au mieux ce qu’être contemporain peut être pour soi. C’est une possibilité en tous cas, celle de refuser les universaux, et je la revendique.
En suite, en suiveur de Wittgenstein, je suis incapable de définir de façon univoque ce qu’être contemporain est pour moi. Je peux tout au plus lister une série de caractéristiques de cette attitude. Par exemple, me donner le droit de réagir dans l’instant, de m’attaquer à ce sujet sans préalable, sans autorisation.
Je devrais reformuler ma question. Quand est-ce que je me sens contemporain ? Et je pourrais répondre en ce moment même, en entrant dans le débat à distance (depuis la Floride où je viens de m’installer pour un an), dématérialisé, sans frontière, sans invitation, sans passe-droit (du moins je l’espère, et cet espoir suffit à m’animer).
Le contemporain a donc un rapport au temps, à la façon de l’habiter, dans l’isolement intérieur ou, au contraire, dans le temps réel des interactions numériques parfois si nocifs qu’il nous fait oublier notre corps, au risque de le laisser enfler et de lui interdire de s’attaquer à la moindre montagne avec une jubilation primitive.
Qui n’a pas goûté ces excès du temps réel n’est peut-être pas contemporain. Ou peut-être est-il simplement sage, comme moi qui refuse les drogues, du moins les plus communes, celles étiquetées comme telles. Reste que le contemporain implique de vivre la temporalité propre à son époque, ou après l’avoir vécue, ou même subie, de s’y opposer avec radicalité à la façon de Thoreau. Nous vivons à la vitesse du Net et des Dreamliner, à la vitesse du réchauffement climatique et de l’évolution technologique exponentielle. Nous pouvons aimer ou détester, nous ne pouvons pas rester indifférents.
Corollaire : le contemporain est lié à la technologie (à ranger dans cette catégorie l’arsenal philosophique, scientifique, esthétique… tout ce qui nous aide vivre et voir le monde quitte à le déformer). Flaubert ne pouvait pas ne pas parler des trains. Proust du téléphone. Surtout, ils ne pouvaient pas vivre sans les avoir expérimentés.
Qu’en est-il pour nous ? Trop de possibilités se présentent pour que nous les expérimentions toutes. Conséquences : nos contemporanéités ne peuvent plus se superposer. Il ne peut exister une façon d’être contemporain, mais une multitude de façons qui parfois se croisent, parfois s’ignorent. Voilà qui emmerde la critique universaliste, qui confond polyphonie et absence d’école, qui refuse de voir en chacun de nous des cas à part avec quelques points communs, sans plus. C’est sûr, ça devient soudain plus compliqué. Difficile de nous étiqueter, de nous faire entrer dans des classifications, mais c’est une chance pour nous, une chance d’être nous même sans nous plier à quelques règles eschatologiques. Le contemporain est donc flou, un nuage de particules, qui vu dans son ensemble n’est qu’un objet statistique guère signifiant, surtout quand on l’observe depuis l’intérieur.
Il y a encore quelques décennies Gallimard avec sa Blanche ou les Éditions de Minuit pouvaient donner l’illusion de détenir les clés du contemporain. C’est terminé. Notre champ présent déborde des boîtes qui aujourd’hui ne sont plus que des étiquettes marketing parfois frelatées.
Quand on me demande ce que je fais dans la vie et que je dis écrire, on me demande en suite quel genre de livres ? Qu’est-ce que je peux répondre à ça ? Déjà, le plus souvent, je n’écris même pas de livres, et puis, quand j’en écris, ils n’ont entre eux que le rapport d’avoir été produits par la même conscience. Ne pas se laisser mettre en boîte est une autre des caractéristiques du contemporain, et nous avons acquis cette liberté parce que nous pouvons nous autopublier, ne laissant à nul autre que nous décider ce qui doit être diffusé ou ne pas l’être (s’intéresser au contemporain et ignorer cette dimension du contemporain, c’est être très mal parti dans sa quête).
Cette liberté a un prix : celui de n’appartenir à aucune église et donc ne pas être légitimé par elle. Le contemporain est seul et se donne l’illusion numérique de faire foule. Il ne nous reste pour réconfort qu’observer la courbe vacillante de nos revenus, peut-être la seule preuve objective dans notre société de ce qui survient hors de nous-mêmes. Pas très enthousiasmant, mais que nous reste-t-il d’autre ? Alors, ici en Floride (et alors même que je suis ici), les occasions ne manquent pas de me dire que je ne suis pas très contemporain (je ne roule même pas en Tesla).
Le contemporain est donc seul. Peut-être l’a-t-il toujours été, mais il l’est plus que jamais, parce que les autres contemporains diffèrent en tant de points de lui qu’ils ne peuvent le reconnaître et ensemble célébrer leur présent.
Cette solitude me pèse, mais elle ne peut être brisée. Si je m’achetais une Tesla, je pourrais rejoindre le club des propriétaires de Tesla. Quand je fais du VTT, je rejoins le club des autres vététistes. Nous pouvons ensemble au même moment arpenter les mêmes chemins. Mais quand je m’attaque à la littérature, il n’y a personne avec moi dans la cordée, tout au plus quelques lecteurs me suivent alors que mes contemporains escaladent d’autres montagnes. Et quand nous approchons de leurs cimes, nous sommes si éloignés les uns des autres que nous ne pouvons même pas nous adresser des nuages de fumée.
Nous nous retrouvons peu par nos œuvres, mais plutôt par un partage du présent, par ce ressenti des autres solitudes, que nous croisons parfois pour tout de suite nous en éloigner. De fait, être contemporain me fait souvent mal. Sans doute n’est-ce pas très nouveau, finalement.