Mercredi 1er, Balaruc
Vendredi soir, alors que nous mangions chez Michel Torres, la bille rouge martienne pointait au-dessus de l’horizon. J’ai remarqué qu’elle n’avait pas été aussi lumineuse depuis 2003, pour une autre canicule (mars n’avait alors jamais été aussi proche depuis 60 000 ans). Demain, mars sera au plus proche de nous pour les 279 ans qui viennent. Quel pourrait être le lien entre canicule et proximité de Mars ?
Isa et les enfants bouclent leurs valises. La nuit prochaine, je les conduis à Barcelone, où ils prennent leur vol pour Miami via Copenhague.
Pour Thaulk, ma micro SARL, je passe à N26, une banque en ligne où tout est supposé gratuit, sauf qu’ils fournissent une carte de crédit localisée en Allemagne et qu’iTunes la refuse parce que je suis domicilié en France. Nouvelle marche arrière du monde contemporain, ou quand la technologie restreint nos libertés. J’ai trouvé une parade en faisant une passerelle via PayPal.
Les enfants se baignent une dernière fois dans l’étang pour cette année (je les rejoins sans encore savoir que je ne rebaignerai pas à cause de la malaïgue, pourrissement de la flore marine par manque d’oxygène, un phénomène qui survient lors des canicules, après, durant quelques années, l’eau est particulièrement limpide jusqu’à ce que trop de clarté implique trop de verdure et prépare une nouvelle malaïgue). L’eau est onctueuse, presque épaisse tant elle est chaude. Un nuage rectangulaire masque le soleil couchant, dessinant un portail magique par la serrure duquel jaillit la lumière.
Jeudi 2, Balaruc
Dix heures du mat. Me voilà de retour de Barcelone, après une courte sieste sur une aire de repos. J’ai laissé Isa et les enfants aux pieds de l’escalator qui les conduisait à leur porte d’embarquement, puis j’ai rejoint la voiture et j’ai repris l’autoroute en sens inverse, sans tergiverser. Finalement, je n’aime pas l’aventure. J’appelle des changements à vaste échelle, mais, dans ma vie, je ne change rien. Je suis un train lancé sur des rails sans aiguillage. Je pourrais renoncer à partir, je pourrais croiser une femme et refaire ma vie avec elle, non, je ne suis pas comme ça, cette autre forme de moi, tout au plus, je joue avec elle dans mes romans.
Vendredi 3, Balaruc
Plus de son sur mon Mac. Voilà que cette machine, en plus de chauffer démesurément, semble avoir grillé un de ses composants. Pendant ce temps, Apple a été capitalisé à un trilliard de dollars.
Samedi 3, Balaruc
Réveil à cinq heures, à sept heures je m’en vais courir. L’air est déjà brûlant. Une fois de retour, je branche mon Mac, il m’accueille avec un bing retentissant. Le problème de son est donc dû au passage sur batterie, sauf que quand je le débranche de nouveau je n’arrive plus à reproduire le bug.
Mardi 7, Balaruc
Je m’installe au bout de la jetée du village, le nez au-dessus de l‘eau laiteuse à cause de la malaïgue. Aucune envie de me baigner. Par instants, je regarde ma maison où depuis hier soir une demi-famille échangiste s’est installée. Je les ai abandonnés à eux-mêmes, qu’ils s’approprient les lieux. Durant quelques jours, je ferai le support technique.
Ce soir, je dors chez ma mère, dans ma chambre d’adolescent. J’y ai aménagé à 16 ans, à 19 j’en suis parti pour Montpellier et la fac, puis pour Paris, Londres, Seattle… Je n’y revenais que les week-ends, les vacances. J’ai passé bien plus de nuits là-bas, de l’autre côté de l’eau trouble, aux pieds des collines, dans ma maison.
Après les cinq semaines de bricolage, réparation, entretien, ce MA MAISON est d’autant plus fort, comme quand je dis MON TEXTE ou MES FILS, et bien plus que de mes fils, car ils m’appartiennent de moins en moins, si jamais un jour ils m’ont appartenu. Alors MES TEXTES ont des lecteurs comme MA MAISON a des habitants. Ils pourront dire s’ils aiment ou pas, mais je me moque de leur avis bien plus que de celui de mes lecteurs. Moi, MA MAISON, je l’aime. Et, pour cette raison, il est important que je m’en éloigne, pour mieux mesurer ce qu’elle représente pour moi, et la vie qu’elle entraîne.
Mercredi 8, Balaruc
Quand le Web se centralise, quelques acteurs s’en tirent, focalisant sur eux le trafic (et aussi l’énergie) qui était jusqu’alors réparti entre tous. Moi, ce que j’aimais, c’était le foisonnement, la biodiversité, la créativité qui débordait de partout. Que quelques blogs s’érigent désormais au-dessus d’un cimetière ne m’intéresse pas. Il se passe exactement le même phénomène en librairie. Si un auteur de best-sellers vous dit que les auteurs peuvent très bien vivre de leur plume, vous pourrez lui rétorquer qu’il ne peut pas généraliser à partir de sa situation égocentrique. Un cygne noir ne peut pas en conclure que tous les autres cygnes sont noirs. Il doit d’abord voyager, observer, comparer, après il peut en tirer quelques conclusions.
Jeudi 9, Balaruc
Nous serions créatifs grâce à une alternance de concentration et de rêverie (marche, jardinage, sport, vagabondage…). Planifier, prévoir, penser à l’avenir empêcherait cette alchimie. Pas étonnant que je n’ai pas la moindre idée depuis que nous préparons notre séjour aux US. Peut-être vais-je me remettre à vivre maintenant que je ne suis plus chez moi et que ma to do list s’assèche peu à peu. Et puis, la nouveauté serait stimulante. Et déménager dans un pays étranger, c’est déjà un peu de nouveauté (d’autant que je vais devoir troquer mon VTT pour un gravel).
Souvent, j’écris ici plutôt que de réagir sur les réseaux sociaux. Parfois, j’oublie cette règle et je reçois une bouffée de négativité en direct du royaume de Narcisse. Je dois mieux me contrôler. Peut-être que les choses dégénèrent sur les réseaux sociaux parce que les gens y sont en représentation, en publicisation d’eux-mêmes, et que celui qui vient mettre du sable dans ce processus est vu comme un troll, un donneur de leçons, un emmerdeur. « Surtout, ne taguez pas la belle pub de moi que je suis en train de construire » OK, ce n’est pas mon problème, dressez votre illusion. Moi, je n’y crois pas, mais peut-être que d’autres se laissent prendre, et que ça leur fait plaisir, en plus.
De fait, puisque tout le monde se veut magicien, ça ne sert plus à rien de publier souvent, de s’exprimer souvent, parce que peu de gens recherchent l’interaction, la confrontation, la dispute… Chacun s’enferme dans son idiosyncrasie. Alors, autant garder presque au secret mes pensées, les reclure dans ce carnet ou en faire des livres à l’ancienne, parce si la modernité se limite à dresser une statue de soi, ça ne m’excite pas beaucoup.
Dimanche 12, Balaruc
Lundi 13, Balaruc
Quand tout le monde veut paraître, la discrétion s’impose pour être. Autant paraître a pu être un art, désormais ce n’est plus qu’un sport qui implique grossièreté. Pour ma part, je suis mécaniquement attiré vers les endroits où la foule ne va pas, donc désormais hors du Net, sur les chemins de terre.
Dormir dans ma chambre d’ado me fait sentit avec excès le poids du temps (et ses ponctions). Moi, qui le plus souvent me tourne vers l’avenir, suis irrémédiablement attiré vers le passé. Hier, la musique des joutes dans le port du village, la foule rassemblée sur la jetée, m’ont rappelé avec douleur mon enfance. Ce sentiment sera plus fort dans deux jours pour la fête du village, à la veille de mon départ pour la Floride, alors que les odeurs de chouchou et de barbe à papa s’ajouteront aux tambours de la fanfare. Et puis je pense à ma mère, bientôt seule dans sa maison, où j’ai pris la place de mes enfants, qui y passent d’habitude beaucoup de temps.
Mini interview dans Libé que je me garde de twitter, facebooker. « J’ai arrêté (Le Net) six mois. C’était en 2011. Quand je regarde cette période, c’est un souvenir heureux, comme si j’étais parti en vacances, loin, très loin. Le fait de déconnecter m’a montré que je n’avais aucune addiction, je n’ai pas ressenti de manque en me coupant d’Internet, j’ai juste beaucoup dormi pendant une semaine et, après, j’étais en pleine forme. On prend un peu les gens pour des couillons en leur parlant de digital detox, d’hôtels sans wifi ni réseau et d’applications pour maîtriser sa consommation numérique. Si problème il y a eu pour moi, c’est que j’attendais trop d’Internet. Je croyais à l’époque que les réseaux allaient changer le monde en promouvant une société plus horizontale et démocratique, moins hiérarchique et fermée. Aujourd’hui, je crois au contraire qu’Internet n’a fait que renforcer les travers du monde d’avant les réseaux. Ce n’est pas parce que l’on clique et qu’on "like" qu’on interagit et qu’on est plus maître de sa vie.
« Les géants du Net, qui étaient déjà très puissants à l’époque, n’ont fait qu’accroître leur emprise sur leurs milliards d’usagers. Ils ont acquis un pouvoir phénoménal et on a abouti à une société surverticalisée et de traçabilité permanente. On a cru qu’un outil géré de manière décentralisée comme l’est Internet suffirait à favoriser une société plus décentralisée et ouverte, mais c’était une illusion. Aujourd’hui, les gens commencent plutôt à se méfier d’Internet et ils ont raison. Les géants du Net ont une puissance colossale, dont on mesure mal encore les effets. Autrefois, il y avait la télé qui vendait aux annonceurs du temps de cerveau disponible. Ça se fait différemment et plus subtilement avec nos données aujourd’hui, mais rien n’a changé. L’enjeu, c’est d’avoir des usages numériques qui correspondent à nos besoins à nous et pas à leurs désirs à eux ! A nous d’en prendre conscience et de ne pas être des moutons de Panurge. »
Mardi 14, Balaruc
J’ai rêvé d’un monde beaucoup plus coopératif qu’il ne l’est, beaucoup moins parasité par les combats d’ego, un monde où chacun aurait sa place et s’y exprimerait sans que cela soit nécessairement au détriment des autres, ou pour leur passer devant à tout prix, pour être plus visible, plus admiré. J’ai rêvé d’un monde peuplé de copains et de copines. Rien de plus.
J’assiste sur le Net à une lutte à mort pour l’existence aux yeux des autres au détriment de l’existence en soi. Dans cet espace, personne ne recherche l’extase, qu’elle soit onaniste ou non. Il s’agit de récolter les récompenses symboliques. Moi, finalement, j’ai envie d’être heureux, d’éprouver des émotions puissantes. J’écris parce que l’acte d’écrire, de clarifier ou simplement de percevoir est en lui-même jouissif. Être lu peut participer à la jouissance quand les lecteurs s’expriment, et surtout quand ils jouissent à leur tour. Mais être davantage lu ne compte pas. Les nombres ne comptent pas. Tout n’est qu’affaire de qualités.
Quand je fais du vélo avec mes copains, je retrouve les valeurs que j’ai cherchées sur le Net, ou plutôt entre nous grâce au Net et qu’il nous aide parfois à tisser. Désormais, les chemins nous interconnectent. Nous montons les côtes à notre rythme et nous attendons aux sommets. Nous partageons nos connaissances du terrain, sans soucis d’être visible. Mais même le Net nous contamine parfois. Parce que Strava compare nos performances. Je voudrais que les choses en reste à ces routes sur lesquelles nous nous superposons. Être ou avoir été à un endroit de l’espace. Reconnaître ce partage. Peu importe la vitesse. L’heure. L’année. J’ai été là, toi aussi, nous avons vu, ressenti, aimé l’instant, de la même façon où j’aime cet instant où j’écris et parfois lis. Le texte comme un chemin, un lieu de croisement, aux superpositions infinies, sans que quelque chose soit retiré à une autre chose, un temps volé.
J’aspirais à la société du « chacun pour tous » et nous restons englués dans celle du « chacun contre les autres ». Définition admise de la liberté : faire ce qui me plaît sans entraver la liberté des autres. Une définition bien trop restrictive. Je préfère définir le bonheur : grandir sans empêcher les autres de grandir, ne pas leur faire de l’ombre, de ne pas capturer toute la lumière, ne pas jouer du tambour pour que ma musique assourdisse le voisinage… Nous faisons le contraire sur les réseaux sociaux. Nous publions nos propres photos pour nous imposer à tous, parce que si nous pratiquions l’autoportrait pour nous comprendre nous n’aurions pas besoin de l’imposer aux yeux des passants. Le Net, c’est une ville aux murs des maisons translucides. Où chacun affiche sa tronche sur sa façade et, prétend que c’est de l’art.
Quand je vois quelque chose qui me touche, souvent une perspective, je la partage pour partager mon bonheur, là où beaucoup documentent leur vie, non pas pour archivage comme je le fais ici, mais pour dire voyez à l’instant ce que je pense, ce que je vois, vivez ce que je vis, arrêtez un instant votre vie pour être dans la mienne. C’est une forme de dictature. Le différé est ma façon de me protéger et de vous protéger, de déconnecter les moments où je vis de ceux où je transmets.
La philosophie m’intéresse quand elle parle du monde, des hommes, de l’art. Dès quelle parle d’elle-même, elle m’ennuie. Il en va de même de la littérature quand elle s’occupe de comment écrire, de quoi écrire, et qu’elle en oublie d’écrire, et que les auteurs en oublient de vivre, sinon à travers les textes des autres. Alors je dois vivre et parler de ce qui nourrit ma vie. Ce journal n’a aucun autre but.
Mercredi 15, Bessilles
Jeudi 16, TGV pour Charles de Gaulle
Il me paraît nécessaire d’être hors du Net du paraître pour créer et peut-être que la création contemporaine n’est possible que plongé dans cet enfer. Mais j’y ai peut-être passé suffisamment de temps pour en porter définitivement les séquelles.
Ranger ma maison, mon environnement, jeter, beaucoup, même chez ma mère où nous avons fait un peu de vide, et puis cette tension vers le voyage, vers l’attendu inattendu, me procure une sensation de mort, la mort tout au moins d’une routine qu’une autre remplacera, à cela s’ajoute l’absence de projet défini, une absence accompagnée d’un désintérêt pour ce qui m’a intéressé durant des années, ce qui accroît le vide qui s’ouvre devant moi. Désormais, je prends autant de plaisir à parcourir des chemins en vélo que jadis à surfer le Web à la recherche d’interactions et de simulations.
Vague désir de publier mon journal quotidiennement durant le séjour américain, mais je m’en garderai, car alors je ne ferais plus que ça, je ne vivrais plus que pour publier ce journal, que pour créer une attente, et ça, je ne le veux plus. Je me sens bien dans la mensualisation.
De l’autre côté de l’allée, un gars émet une odeur âcre. Toujours je me demande si moi-même je n’importune pas les autres voyageurs avec mes miasmes.
J’en reviens souvent aux chants des pistes des aborigènes. Arpenter les chemins, tracer des parcours n’est qu’une réinvention d’un art ancestral. Il ne s’agit plus de se déplacer pour atteindre un lieu, mais faire du déplacement un art, un art de la boucle, du tissage, de la cartographie. L’œuvre est le chemin que vous pouvez parcourir à votre tour. L’œuvre est la carte. Techniquement, elle prend la forme d’un fichier GPX.
Je ne fais pas du vélo pour faire du sport, mais pour parcourir le territoire, pour m’amener à des points de vue, à des pistes agréables, des chemins amusants. Je joue là où d’autres ne cherchent que la performance, s’efforçant d’enchaîner le plus de dénivelés possible en le moins de distance possible, comme pour rentabiliser les sorties et qu’elles s’achèvent le plus vite possible. J’aime la promenade, je ne fais pas du sport, mais de l’art. Je vois des cyclistes répéter jour après jour les mêmes boucles, un peu comme s’ils ne lisaient qu’un seul livre.
Tracer des parcours, c’est écrire sur la carte, la couvrir d’arabesques amples ou au contraire resserrées. Les GPS élèvent cet art à une hauteur jadis impossible. Un art de la contrainte, parce qu’il s’agit d’éviter les routes avec voitures, aussi de rester dans des distances raisonnables, aussi d’éviter de passer deux fois aux mêmes endroits lors d’une même sortie.
Quand je courais ou me contentais de marcher, je traçais déjà des boucles, mais à cause d’un champ d’action limité, j’étais peu imaginatif. Le vélo aura libéré ma créativité.
Jeudi 16, Charles de Gaulle
Quelle bonne idée de mettre des pianos en libre-service. Tantôt les enfants se défoulent, tantôt des mélomanes kitsch nous balancent leur musique de supermarché.
Proust écrit : « Nous localisons dans le corps d’une personne toutes les possibilités de sa vie. » Ce serait très beau si c’était ainsi, ou très dramatique. Un discours qui doit plaire aux libéraux persuadés qu’il suffit de vouloir être riche, de travailler dans ce but, pour l’atteindre. Et que ceux qui végètent dans la pauvreté manquent de volonté. En vérité, les possibilités de notre vie sont en grande partie situées hors de nous, dans les interactions qui nous lient aux autres et au monde. Je relève ce point juste pour redire qu’aucun auteur ne mérite d’être déifié, tout juste lu, aimé, sans être trop pris au sérieux.
Vendredi 17, Weston
Je déteste le jetlag, mais d’habitude l’envie d’explorer et de découvrir m’aide à le digérer assez vite. Aujourd’hui, c’est déjà la routine qui s’installe : prérentrée pour Émile (hier c’était celle de Tim). Nous rencontrons avec lui ses professeurs. En France, les enfants devaient être 35 élèves par classe, ils seront ici tout au plus une dizaine par matière (la notion de classe n’existe pas, le programme étant à la carte, c’est par matière, elles-mêmes découpées en niveaux, que les élèves se retrouvent).
Puis nous allons faire des courses. Et découverte de Weston et de ses environs. Un infini quadrilatère, traversé de bras d’eau artificiels puisque la zone a été gagnée sur les Everglades, le tout planté de palmiers et d’autres arbres que je ne sais pas nommer (apprendre à différencier les bischofia, flamboyants ou royal poinciana, pins australiens, orchid trees, yellow tabebuia, cassias et surtout les abondants ficus, aussi appelés figuiers pleureurs).
Entre les arbres poussent des maisons, les mêmes que dans les séries TV américaine, avec garage sur rue, jardins manucurés, infinie répétition des mêmes motifs, avec la sensation qu’il est plus facile de se perdre ici que dans une forêt où aucun arbre n’est semblable. Impossible de compter sur des repères géographiques autres que les centres commerciaux. Pour seule perspective, des montagnes de nuages où se dessinent de gigantesques spaghetti junctions. Je ne peux pas dire que je suis fan, surtout quand j’entre dans un Trader Joe’s qui me donne envie de fuir, tant tout semble de piètre qualité (malgré les nombreuses étiquettes Organic — impression de me retrouver dans l’Intermarché à côté de chez moi, où je vais le moins souvent possible).
Il fait une chaleur épaisse, d’autant plus pétrifiante que nous vivons sous air climatisé. La nuit dernière, quand la ventilation démarrait, j’avais l’impression de passer sous les routes d’un train de marchandises.
Samedi 18, Weston
Réveil au milieu de la nuit. Lecture. Nouveau constat : tous les livres de non-fiction contemporains commencent par le récit d’une expérience à la première personne. J’ai été gros et j’ai maigri, donc je peux vous parler régime. J’ai souffert d’une grave maladie et j’en ai guéri, donc je peux vous parler de comment se soigner. J’ai perdu mon mari et je peux vous parler du deuil. J’ai un cancer et je peux vous parler de l’art de mourir. Ainsi de suite. L’existentialisme l’a emporté. Impossible d’écrire un livre par curiosité, ou pour le simple plaisir de l’art. Le texte doit commencer par une expérience qui doit précéder toutes autres considérations.
Au lever du jour, je m’en vais courir. Des trottoirs de béton, rien que du béton trop dur. L’herbe sur le côté est trop haute. Très vite je suffoque à cause de la chaleur et de l’invraisemblable humidité. Je tiens péniblement le 11 km/h de moyenne. Après 9 bornes, je rentre en nage comme si j’avais plongé dans une piscine.
Nous partons plein nord, traversons la jambe de la Floride. Autoroute rectiligne, qui coupe à travers les Everglades. Au début, pas de végétation, marécages à perte de vue, puis des arbres luxuriants nous les cachent. Après une bonne heure, nous arrivons à Naples. Ville choisie au hasard, attirés par son nom, aussi par sa position sur le golfe du Mexique. Tout de suite, c’est l’émerveillement. Magnifiques maisons 1950, ou même 1920 ou 1930, toutes différentes, l’antithèse de la structure fractale de Weston. Des rues arborées, des jardins exubérants, avec d’immenses banians dont les troncs gris et lisses ressemblent aux piliers de cathédrales gothiques qui auraient rencontré l’esprit baroque.
Nous atterrissons sur la longue plage tournée vers le golfe, une ligne de sable éclatant, devant une eau émeraude. L’air est soudain plus respirable, l’eau tiède reste rafraîchissante. Malgré la monotonie de la route, nous savons déjà que nous reviendrons. Nous atteignons un ponton posé sur des pâtes d’échassier. Des pêcheurs. Des oiseaux. Un lamantin joue avec les baigneurs. Nous explorons la ville opulente, au luxe modéré qui a appris du temps l’art de la discrétion.
Nous continuons l’exploration. Découvrons une marina dédiée à la pêche à la ligne, avec restaurants de bric et de broc sur les quais. Nous aurions dû déjeuner là, trop tard. Oui, nous reviendrons. Au retour, peu avant Weston, nous nous arrêtons sur une aire d’autoroute qui donne sur Alligator Alley, un chenal d’eau qui coupe les Everglades. Nous apercevons notre première bête. Son œil jaune me regarde pendant qu’elle nage vers moi avec lenteur comme si elle voulait me surprendre. Quand nous repartons, nous croisons un avion de tourisme qui vient de se poser sur notre voie. Nous nous écartons pendant que le pilote en costume descend du cockpit et se dirige vers le museau de l’appareil pour inspecter le moteur. Pas de doute, nous sommes en Amérique.
Dimanche 19, Weston
Nouveau réveil au milieu de la nuit. Une heure plus tard qu’hier, mais encore beaucoup trop tôt. La couette d’Isa m’a presque étouffée. J’ai fait un cauchemar, du genre de ceux répétitifs induit par la fièvre. Sensation désagréable de rater ma vie. Peut-être à cause de tout ce que j’ai vu hier : voitures de sport, villas de millionnaire, yachts… m’ont renvoyé à ma petitesse statistique. Peut-être aussi parce que les enfants se battent. Refusent notre décision de les avoir entraînés ici. Succombent au stress. Hier, leur xBox en a fait les frais.
Des gens nient le verdict de la science, leur mort annoncée. Ils passent leurs derniers mois, leurs dernières semaines à se battre contre l’inéluctable, au prétexte que certains s’en sont sortis, au risque de ne pas accepter leur fin, de passer à côté, basculant dans le mysticisme et l’irrationalité, niant ce qu’ils ont toujours été, d’une certaine façon succombant avant même de mourir. Dans la même situation, je ne sais pas comment je réagirais. Peut-être est-ce logique de nier. Nous passons notre vie à nier notre mortalité sinon nous serions incapables de vivre. D’autres gens, au contraire, refusent d’accepter qu’ils peuvent guérir, ou même s’inventent des maladies. Nous sommes tous tordus.
Weston est une ville artificielle, gagnée sur les marécages au milieu des années 1990, créée pour des retraités, finalement habitée par des jeunes, parmi les plus riches aux États-Unis. Il paraît que c’est un des endroits où il fait bon vivre dans le pays. Je ne dois pas avoir les mêmes critères que les magazines pour investisseurs : personne dehors, on dirait qu’un poison a décimé la population. Nous-mêmes sautons de l’air climatisé de la maison à celui de la voiture, aux vitres teintées comme celles des autres citadins. Journée passée à faire les courses et nous faire à demi intoxiquer par un burger frelaté.
Lundi 20, Weston
Le grand jour pour les enfants. Nous les déposons à leur école. Pas si simple. Un bouchon pour quitter notre gated community, un autre pour approcher de l’école où nous arrivons en retard. Distance : 3 km. Durée : un bon quart d’heure. Je suis rentré à la course, mais je me suis perdu. Oui, perdu dans les méandres de notre gated community. Jamais je ne me suis paumé en forêt ou en montagne, mais là, oui. Mon sens de l’orientation totalement déboussolé, preuve sans doute que cet endroit n’est pas fait pour un humain ancestral de mon espèce. Résultat : il me faut 1h30 pour retrouver la maison. J’aurais pu demander mon chemin, j’ai voulu m’en sortir seul.
J’ai l’impression d’être en prison dans notre maison climatisée. Coupée de l’extérieur. Envie de hurler. Nous sortons marcher un peu. L’air est doux bien que toujours aussi épais. Besoin de toute urgence de m’acheter un vélo et de plonger dans un nouveau projet.
Mardi 21, Weston
Émile s’en va à l’école en rigolant, Tim en espérant qu’elle explose. Pas grand-chose ne change par rapport à ce dont nous avions l’habitude. Quand nous rentrons de les accompagner, un gars passe un balai brosse mécanique sur les trottoirs. Nous habitons dans une espèce de jardin public tiré à quatre épingles, où je recherche désespérément quelque chose d’ancien, de rouillé, de tordu, d’usé… Même les arbres paraissent artificiels. Et les nuages sont loin au-delà des vitres minuscules. J’ai pris l’habitude de l’immense perspective qui s’ouvre sur l’étang et les Pyrénées depuis mon bureau à Balaruc.
Petit bonheur de récupérer Tim tout joyeux après une séance de piscine très sportive. Il commence à se faire des copains, déjà des mots d’anglais se glisse dans son français.
Mercredi 22, Weston
J’écris un billet dans le jardin pendant que la température monte peu à peu. À dix heures, je suis en nage sur ma chaise, mais au moins j’ai respiré de l’air véritable.
Cet après-midi, alors que je retravaille le manuscrit de L’homme qui ne comprenait pas les femmes, titre quasi arrêté de mon histoire d’amour, Coco, le perroquet de la maison, monte sur la table, puis de la table grimpe sur mon épaule où il se frotte à moi pendant un bon moment. Nous voilà enfin copains. Les premiers jours, il fonçait sur moi comme s’il voulait me mordre.
Jeudi 23, Weston
Mon histoire d’amour avec Coco aura été de courte durée. Au déjeuner, il nous attaque, puis dans l’après-midi il m’arrache un bout de peau. Je dois agiter mon pied en tout sens pour qu’il daigne me lâcher. Cyclothymique l’animal.
Soudainement, mes tweets sont retweetés des dizaines de fois par mon blog sans que je ne touche quoi que ce soit à ma configuration. Cette nécessité de la maintenance informatique me pèse (et semble nier toute possibilité de postérité). Nous construisons un monde fragile qui nous complique la vie sous prétexte de nous la simplifier.
Vendredi 24, Weston
Quand je travaille, je peux passer des semaines sans ne voir personne et sans m’en plaindre. Ici, je retrouve l’isolement que j’ai connu à Londres, en pire puisque Isa aussi passe ses journées à bosser à la maison, donc ne nous ramène aucune rencontre, et je n’ai pas le courage de la suivre dans les réunions de parents. Je la laisse aller à la pêche. J’ai bien effectué quelques requêtes sur le Net à la recherche d’écrivains locaux, mais je suis rentré bredouille. Le Net US est totalement marketé. Tout le monde a quelque chose à vendre. Impossible de surfer à l’ancienne à la recherche de connexions. J’ai depuis longtemps une ébauche d’article sur la mort du surf. À quoi bon constater l’irréversible ?
Je regarde mon blog. Je me demande ce que je pourrais bien en faire. Rien d’autre qu’attendre que des idées surgissent, ou peut-être simplement en faire uniquement le réceptacle de mes carnets de route. Sorte de mort lente, avec diminution progressive de la fréquence des publications. Je suis nostalgique de mon ancienne frénésie. Avec cette peur que jamais elle ne revienne.
Sur Amazon, je scrute les stats d’un copain qui vient de sortir un livre pour la rentrée littéraire. Là aussi il ne se passe rien. Le livre peine à dépasser le top 10 000, c’est-à-dire qu’il n’existe pas, qu’un simple billet de blog récolte plus de lectures et d’attention. L’année prochaine, le livre sur mon père plongera dans ce no man’s land. Je contemplerai ces chiffres avec déchirement.
Fort Lauderdale : un immense parking à bateaux de millionnaire. L’un d’eux s’appelle Never enough. Un résumé de ce qui nous entoure. Une marina aux quais verdoyants, mais privés. D’énormes villas avec à leurs pieds d’énormes joujoux flottants. Plus loin, une rue principale, Las Olas Boulevard, qui me fait penser à une sauce dont les différents éléments n’auraient pas pris. D’anciennes maisons potentiellement charmantes. Des devantures fermées et poussiéreuses. D’autres, clinquantes. Des Ferrari et Lamborguini rangées le long des trottoirs. Des femmes surmaquillées qui ressemblent à des caricatures de Barbie. Des tours en constructions. Tout ça dans le plus grand désordre. Quelques cafés bruyants (de musique, pas de conversations). Nous longeons la New River, empruntant le soi-disant fameux Riverwalk. Tu parles. Quelques centaines de mètres coincés entre les secteurs privatisés. Tout ça pour voir d’autres yachts qui se la jouent. Possibilité d’aller les sniffer de plus près en montant à bord de pseudo gondoles vénitiennes. Nous sommes au royaume du fake. Ce n’est pas pire que dans notre gated community. Tout est faux. Dans les années 1960, Umberto Eco avait déjà dénoncé cette disneylandisation de l’Amérique. Nous poussons jusqu’au front de mer, en voiture, parce qu’à pied ça n’aurait aucun intérêt, sauf d’apercevoir de nouvelles marinas. Nous arrivons au Cap d’Agde, à n’importe quelle plage pour touristes, avec immeubles et cafés au rez-de-chaussée séparés de la plage elle-même par une route plantée de palmiers. Circulez, il n’y a rien à voir, à part pour un photographe qui voudrait saisir l’horreur terminale du monde contemporain.
Samedi 25, Weston
J’accompagne Isa pour la première fois à la piscine, pas pour nager, mais pour m’installer à l’ombre et écrire. Accueilli par de la musique à la con. Quelques tables sous des barnums déjà surchauffés alors qu’il n’est que huit heures du mat. Impression d’être un prisonnier qu’on a sorti dans la cour de son pénitencier pour qu’il prenne l’air. Je préfère rentrer dans ma cellule climatisée. Nous habitons dans un golf où les joueurs ne quittent pas leur bagnole. On va passer un an seuls ? Sans parler à personne ? Où aller ? Même pas de cafés où discuter. L’aliénation du riche dans un conformisme terrifiant, tout ça sous un air pesant qui sature les poumons.
Vue l’énergie que nous a pris l’organisation de ce séjour, je me dis que nous avons fait une grosse connerie. Et maintenant, devoir de ne pas montrer mon mécontentement pour ne pas braquer les enfants contre la Floride et surtout contre l’anglais. Ce n’est pas gagné. Je me connais. Si j’étais en prison, je saurais plus ou moins pourquoi j’y aurais été enfermé. Là, j’ai choisi tout seul de me passer la corde au cou. Ou peut-être suis-je victime de la dictature ? Arrêté sans raison. Envoyé en prison sans motif. Par la gravitation pernicieuse de notre monde.
D’expérience, je suis toujours mal quand j’arrive quelque part. Il me faut du temps pour trouver ma place. Après tout, je n’en suis qu’à ma première semaine d’emprisonnement. Je vais peut-être finir par sympathiser avec mes codétenus, dont je vois de l’autre côté du bras d’eau les grilles des cellules. D’eux, rien, ils se terrent. Ou, alors, écrire un roman de fantaisy, fuir cette réalité proprette en m’immergeant dans une fiction. L’écriture comme thérapie, pourquoi pas après tout.
Voilà ce que je trouve dans un guide : « In August, Floridians do nothing but crank the air-con inside while foolish tourists swelter and burn on the beaches – and run from afternoon thundershowers. » Comme il pleut, il ne fait pas trop chaud aujoud’hui. Nous roulons jusqu’à Miami Beach et déjeunons dans un diner du quartier art déco. De magnifiques villas, une belle ambiance, de l’énergie à revendre. Voilà pour nous réconcilier avec la Floride. Je devrais être plus prolixe, mais je n’ai pas passé assez de temps là-bas pour être capable d’en décrire les saveurs (d’autant que les enfants ont été insupportables). Le négatif se grave en moi en un instant, alors que le beau infuse avec lenteur et souvent ne rejaillit en mots qu’après des heures, voire des jours ou des années. J’en viens à penser que l’Islande est un Paradis, c’est dire.
Dimanche 26, Weston
Pas simple de trouver sa place dans un pays étranger, plus que dans un pays, une région. Nous avons déjà passé des mois à Seattle avec un immense plaisir. La Floride semble vouloir nous repousser. Excursion aujourd’hui jusqu’à Sanibel Island, une sorte d’île de Ré locale, avec son pont, ses pistes cyclables, ses plages d’un blanc aveuglant. Nous ne sommes pas sortis de la voiture que nous commençons à tousser. Je suis le premier à dire qu’un truc me donne de l’allergie, puis toute la famille doit se replier dans la voiture. Nous tentons une autre plage. Même phénomène. Isa interroge des blacks qui s’occupent de nettoyer le chemin d’accès à la mer. Ils portent des masques et nous expliquent que c’est à cause des émanations provoquées par les algues. « Il faut aller à Naples pour être tranquille. » Ce que nous faisons. Après le bain, nous déjeunons dans une guinguette de bric et de broc située sur le port de pêche. Rien à redire, mais les enfants ne cessent de grogner, eux aussi ne trouvent pas leur place. Quand nous rentrons, je décide d’aller faire un tour de vélo pour me changer les idées, impossible, nos échangistes nous ont laissé des épaves aux pneux usés et dégonflés. J’attendrai pour rouler de recevoir le gravel que j’ai commandé. Et cette envie de fuir, d’acheter des billets d’avion et de rapatrier tout le monde en urgence, pour ma santé mentale, faisant fie des sommes mirobolantes que nous avons dépensées pour l’école. L’autre solution : plonger dans le travail, oublier la Floride, et penser que ce séjour n’a qu’une finalité, donner aux enfants une chance de s’approprier l’anglais.
À dix bornes autour de chez nous, même à vingt, pas le moindre café où aller se mettre au contact des autres humains, respirer le même air, vivre par osmose un moment de présent. Nous ne croisons les Américains qu’en faisant nos courses ou qu’en accompagnant les enfants à l’école. Ça n’a tout simplement pas de sens de vivre sans amis. Il est bien connu que l’absence de relation sociale implique une espérance de vie réduite. Peut-être que je devrais arrêter de tenir ce carnet. Il amplifie mon malaise et je me demande si ça fait sens de partager tout ça, même en comité restreint dans la pénombre de mon blog.
Lundi 27, Weston
Une amie me connecte à un écrivain de ses amis. « Je pense que vous aurez des choses à vous dire. » Moi, je suis toujours prêt à parler de littérature, à réfléchir à de nouvelles possibilités. Lui m’envoie un mail en me demandant de l’aide pour éditer un roman, comme s’il n’y avait que ça qui importait. Une nouvelle chance de perdue de me faire un nouvel ami littéraire.
À la sortie de l’école. Tim : « Elle est géniale, la prof d’anglais. » Je ne l’ai jamais entendu dire ça d’une de ses profs en France. En math, il s’éclate aussi (son prof débute, il vient de la haute finance et il est là pour le plaisir, peut-être que ça aussi ça change tout, venir à l’enseignement après une vie professionnelle). Les enfants ont basculé dans la pédagogie du XXIe siècle, avec usage abondant des outils numériques. La théorie sur Khan Academy et, en classe, ils font des jeux, notamment des compétitions entre élèves, souvent rassemblés par équipe. Du coup, ils avalent le programme et n’ont même pas l’impression de travailler. En gym, il font vraiment du sport. C’est sérieux, physique, fatigant. Ces premiers retours confirment que le système éducatif français est à la ramasse, avec les élèves qui arrivent à l’école avec leurs sacs qui pèsent des tonnes pendant qu’ici ils arrivent avec leur ordi. Quand je vois les enfants heureux, je suis prêt à accepter quelques désagréments, comme devoir courir sur du dur, en rond, la nuit de préférence pour éviter la chaleur, façon de parler, parce que ça colle tout de même, et alors la course n’est plus qu’un entraînement, une façon de ne pas perdre la forme et en aucune manière un art d’être au monde.
Mardi 28, Weston
Tenir un journal décharge de bien des envies de littérature, comme si le journal pouvait surseoir à toutes tentations ou presque, sauf peut-être à la pure narration, à l’invention de personnages et de situations, quoique ça ne soit même pas certain. Cette possibilité de dire sans cesse, dans une forme établie, alors même qu’aucun journal ne se ressemble par le ton, dit la puissance de cette gymnastique quotidienne.
Mon journal n’est pas très passionnant. Il ne se s’y passe pas grand-chose, sinon des pensées souvent sombres. Pas de rencontre, de news croustillantes, de révélation, pas de récit d’un autre engagement que celui d’une quête assez égoïste d’une extase esthétique.
Je fais quoi, aujourd’hui ? Rien, sauf regarder la pluie s’abattre avec poisseur sur le canal flasque étalé au pied de la pelouse. Je pourrais raconter ce spectacle durant des plombes, m’attarder sur le bruit du tonnerre, puis celui des débroussailleuses et autres tondeuses qui reprennent leur danse maintenant que le coup de semonce est passé. Il y serait question de l’odeur de l’herbe fraîchement coupée, des piaillements de volatiles invisibles, du citronnier qui à force d’être trop arrosé cherche à se transformer en palétuvier.
Mais je m’arrête là, je ne m’amuse pas à un absurde atelier d’écriture auto imposé qui n’aurait pour fonction que de démontrer qu’on peut écrire sur tout et n’importe quoi en donnant l’illusion que c’est de l’art, avec cette propriété très particulière d’être ennuyeux, comme bien des pans de la littérature, incapables de nous arracher d’autres réactions que des bâillements.
De temps en temps, une forme argentée émerge à la surface du marigot devant la maison. Ce serait d’énormes serpents.
Vivre avec soi-même devient vite ennuyeux, voilà pourquoi nous avons besoin des autres.
Mercredi 29, Weston
Je dis toujours écrire pour voir le monde, pour mieux le vivre, pour intensifier mes expériences. Alors, pourquoi ne pas me contenter de tenir ce carnet ? Il ne permet pas une chose que je ne réussis que dans les textes plus longs et plus structurés : interconnecter des faits à grande échelle, plonger dans des ambiances abstraites, visiter des réalités imaginaires. Le journal n’intensifie qu’une partie de mon existence, voilà pourquoi j’ai besoin d’autre chose, exactement comme j’avais besoin d’autre chose que du blog même à ma grande époque de blogueur.
Savoir que les périodes entre les textes longs me sont nécessaires ne les rend pas moins douloureuses. Ce n’est pas à cause du manque d’idées, mais parce qu’aucune ne s’impose comme une évidence.
Par exemple, depuis quelques années, je songe à écrire une fiction fantastique intitulée L’ajustement grégorien, où je raconterais ces journées qui, entre la nuit du 4 et le matin du 15 octobre 1582, n’ont pas existé. C’est très tentant, mais malheureusement, cet ajustement n’a pas été synchrone partout en Europe. En France, il n’est survenu qu’entre le 9 et le 20 décembre 1582. Reste une grande puissance fictionnelle à l’idée que des jours, ou plutôt des dates, ont été effacés, comme si ces jours s’étaient repliés dans l’histoire pour qu’on les oublie à tout jamais. Mais comment expliquer l’asynchronicité ? Bien des pays n’ont effectué leur ajustement que durant la première moitié du XXe siècle. Finalement, il ne s’agit rien de plus que du passage de l’heure d’hiver à l’heure d’été, quand une heure s’efface.
Je comprends mieux pourquoi je n’aime pas écrire de nouvelles, parce qu’elles ne me maintiennent pas dans l’imaginaire assez longtemps et que, de ce fait, elles ne réussissent pas à compléter mon carnet.
Ici, une énergie faramineuse est dépensée pour tondre les pelouses. Ça n’a aucun sens, pas même le plaisir des yeux, tout juste pour fonction de me casser les oreilles tous les matins. Quand ce n’est pas chez un voisin qu’un Latinos s’acharne sur son rototondeur, c’est chez un autre. Souvent, un véritable concert de wroom wroom retentit autour de moi.
Chacun des ajustements grégoriens pourrait être une porte dans le temps pour des contacts ET, tout de suite effacés, ce qui serait une réponse au paradoxe de Fermi.
Jeudi 30, Weston
Nous habitons une fourmilière de pavillons version luxe, des pavillons tout de même, sans invention, sans variété, avec leur identique entrée fleurie et arrière pelousé que toujours, d’un côté ou un autre, une tondeuse thermique s’évertue à polir. Je ne rencontre ni la nature, ni la créativité humaine, je suis face à moi-même, condamné à trouver en moi-même une solution à mon désarroi alors que d’habitude je me nourris de la vue de mon étang, des vieilles pierres de mes garrigues, des villages ou des villes anciennes qui m’entourent, chacune avec ses méandres, ses labyrinthes où l’imagination s’enflamme après quelques pas, où des promeneurs me croisent, me stimulent, et même me parlent. Il faudrait que je bouge, mais pour aller où ? Rien ne m’attire, comme si peu à peu mes yeux se fermaient. Je me suis mis en prison et j’ai perdu la clé de ma cellule. En prime, je me fais une nouvelle fois agresser par un de mes codétenus, Coco, le perroquet cyclothymique. Reste la lecture, mais tous les livres m’endorment. Ce qui ne m’encourage pas à écrire. Je tente bien de lire le Net, c’est pire. Ça va passer.
Facebook nous permet de dresser notre temple contrairement à Twitter où il est plus difficile de se donner à voir. Pas difficile de savoir où se complaisent les publicistes d’eux-mêmes et les roitelets qui aiment voir autour d’eux une cour de fidèles pingouins.
Vendredi 31, Weston
Les physiciens s’intéressent à la naissance de l’univers, d’où vient la matière, l’énergie. Toutes les civilisations ont tenté d’expliquer la naissance du monde. Alors pourquoi les économistes ne passent-ils pas davantage de temps à se demander d’où vient la monnaie ? Comment elle se fabrique ? On dirait qu’il existe un tabou, si puissant que les gens ouvrent de grands yeux quand on leur pose la question de la naissance du fric grâce auquel ils vivent.
Lisa Cron : « We don’t turn to story to escape reality. We turn to story to navigate reality. (…) We don’t come for beautiful language, poetic writing, or even dramatic plot points. We come for something much deeper, much more meaningful: inside info on how to survive in this glorious, cruel, beautiful world, and in style no less. »
Ça y est. J’ai mon gravel. Premiers kilomètres cet après-midi. Impression de rouler sur des œufs. Quarante ans que je n’étais plus monté sur un vélo de route.