Samedi 1er, Weston
Première sortie Gravel sur la levee (la digue) qui limite les Everglades. Possibilité de rouler durant des heures, tout droit, sans rien de spécial à voir à part quelques volatiles et quelques pêcheurs à la ligne, certains perchés sur des bateaux à fond plat.
Promenade à Miami Beach où nous découvrons Lincoln avenue, que je surnomme aussitôt les Ramblas de Miami, tout ça en me disant que je ne me sens pas trop mal, mais que je préférerais être à Barcelone. Rue piétonne avec ses fontaines, ses boutiques, ses cafés, ses terrasse, sa librairie remplie de belles éditions. La rue se termine sur l’océan à la plage festonnée d’algues rouges. Quand nous lui tournons le dos, des immeubles nous dominent sans nous oppresser, mes yeux s’amusent de ce spectacle en allover. Revenir plus tard dans la saison, traîner là, écrire.
Dimanche 2, Weston
Journée pyjama. Le soleil va se coucher et je n’ai pas enfilé mon short. Faut dire qu’ici entre le caleçon et le short, ça ne fait pas trop de différence. Reste que je n’ai pas encore mis les pieds dehors, sauf dans le jardin où j’écris maintenant. Il a plu toute la matinée et une partie de l’après-midi. Nous avons fait le ménage, j’ai publié mon journal d’août, j’ai préparé une balade à vélo pour demain, j’ai lu des choses sur Miami, ouvert des pistes de sorties et le temps a filé. Ces journées me laissent un mauvais goût en bouche, parce que je n’ai pas ri aux éclats, parce que je n’ai rien appris, rien vu de neuf. Et voilà que de gros nuages arrivent à nouveau de l’océan.
Mon MacBook Pro 2018 est une véritable friteuse. Il me crame les jambes. Pourtant je ne peux pas accuser la canicule, aujourd’hui. Un petit vent, je suis à l’ombre d’un quassia (sorte d’acacia, mais avec un tronc type ficus géant), il ne fait pas plus de 26/27°, tout devrait aller bien, mais non, Apple se fiche de moi, d’autant que la machine à tendance à planter, peu-être à cause de la surchauffe, beaucoup d’utilisateurs se plaignent. Pendant ce temps, pour survivre, je dois pratiquer à haute de dose des exercices d’orthoptie. L’écran est juste suffisamment différent de ceux des anciens Mac pour que mon hypersensibilité me punisse.
« Lève-toi, vite, me crie Isa. Un alligator. » Je me fiche d’elle, puis je vois la bestiole me jeter un coup d’œil envieux. Il paraît que ces monstres bouffent dix humains par an en Floride. Dernièrement, une femme se promenait, quand un de ces lézards s’est attaqué à son chien. Elle a voulu défendre son toutou et c’est elle qui s’est fait bouffer. On a retrouvé un de ses bras dans le ventre de l’alligator. Le reste du corps avait disparu. Le chien, lui, a survécu.
Lundi 3, Weston
Pluie torrentielle avec risque d’inondation. Coincé dans notre banlieue en ce jour férié. C’est le Labor Day, notre premier mai.
Erika Fülöp se demande « Est-on suffisamment conscient que "écrit" est une anagramme de "récit" - et vice versa…? » La réponse est de toute évidence non pour beaucoup de littéraires. Ils écrivent sans raconter, puis s’étonnent ne ne pas être lus. Ils ont cette idée que l’écriture pure peut provoquer des émotions. Je crois que c’est un fantasme bien confortable, auquel j’ai parfois succombé, un fantasme puissant durant la seconde moitié du XXe siècle, transformant en dinosaures mes contemporains qui s’en revendiquent encore.
Lisa Cron théorise que toute histoire à un personnage principal, même les histoires avec des points de vue multiples. Avec One Minute, j’ai voulu faire exploser ce dogme, démultiplier les points de vue jusqu’à l’infini. Mais finalement, Sara Cash est mon héroïne, celle autour de qui les 365 autres personnages tournent.
Quand je vivais à Paris, je me suis toujours revendiqué Parisien. Je n’ai jamais envisagé de vivre au-delà du périphérique, parce que je ne comprenais pas cette zone périurbaine et ne m’y sentais pas bien. Je disais soit je vis au centre de Paris, soit loin dans le Midi. L’entre deux ne m’a jamais attiré, peut-être parce ce qu’il n’est qu’un compromis entre proximité et pouvoir d’achat. Oui, les compromis ne sont pas mon truc. Me voilà pourtant dans la banlieue de Miami, dans une périphérie-dortoir, avec absolument rien à faire sinon graviter avec une voiture vers le centre.
Mardi 4, Weston
GPS accroché à la potence du gravel, je fonce vers l’océan, à 35 km de la maison. Je connais le départ pour l’avoir emprunté samedi, je rejoins une piste cyclable qui longe un canal, lui-même longeant une autoroute à huit voies, donc je ne m’entends pas respirer, mais des arbres me protègent assez souvent de la vue bétonnée. Ce n’est pas désagréable. Je ne vais pas dire que c’est le pied, loin de là. Les choses se compliquent quand la piste s’arrête et traverse des routes, souvent des quatre voies. C’est assez flippant, parce qu’ici même aux feus rouges les véhicules peuvent tourner. J’hésite parfois, longe l’aéroport de Fort Lauderdale qui empeste le kérosène, me retrouve sur de petites routes sans piste cyclable et rejoins une belle plage, avec de belles vagues et de magnifiques guérites où des surfeurs se font passer pour des sauveteurs. Retour par un autre chemin moins stressant, mais tout aussi rectiligne. Il y a plus fun pour pédaler. Résultat 77 km parcourus pour 86 mètres de dénivelé, le retour dans mes garrigues me fera mal aux jambes.
Mercredi 5, Weston
J’ai une veille idée de roman, qui vient, repart, une idée que m’a donné Tim alors qu’il devait avoir sept ou huit ans. Tout en lisant Story Genius, j’applique les conseils de Lisa Cron, j’invente le passé d’un héros, j’imagine le jour où il a fait fausse route, je me demande ce que cette histoire voudrait montrer et quel serait le « Si alors » qui la lancerait. Il me semble que beaucoup d’adeptes des ateliers d’écriture devraient lire ce livre au lieu de se complaire dans des exercices de style qui les éloignent de la narration, l’art le plus difficile, celui de savoir tenir un lecteur. Maintenant, comme tous les conseils d’écriture, il faut les entendre, jouer avec, puis les jeter au loin avant de se mettre au travail.
Jeudi 6, Weston
Un ami est en train de mourir, son cerveau dévoré. Il n’est plus lui même, pratiquement réduit à l’état de bête. Ça pose la question de la transmigration. Mon ami a-t-il déjà quitté son corps ? Ou est-ce l’animal en lui qui ressuscitera ? Où est-ce que mon ami existe encore quelque part, réfugié dans un coin de son cerveau réduit en bouillie par la tumeur ? Je suppose que les croyants ont une explication, moi je n’en ai aucune. Certaines maladies externalisent la mort, elles montrent comment, peu à peu, insidieusement, on ne devient plus rien.
Ne croyez pas que j’admire Lisa Cron. Ses conseils sont souvent caricaturaux. Si tous les écrivains suivaient ses directives, nous autres lecteurs nous emmerderions. Je suis dans un chapitre où elle prétend que tout est lié par des causes et des effets, dans la vie, et dans les romans. C’est mal connaître la vie, c’est nier le hasard, c’est nier à Vers le phare de Virgina Woolf le titre de chef-d’œuvre. Il faut prendre les conseils de Lisa Cron comme des contraintes possibles pour un atelier d’écriture qui aurait pour fonction de mettre, pour un moment, le récit au centre du travail de l’auteur.
Je lis en parallèle un roman débilitant : Signe de vie, parce qu’il est question de contact ET, parce que le sujet m’intéresse toujours, parce que Jos dos Santos écrit des best-sellers et que c’est un mystère pour moi, tant ses bouquins se réduisent à de longs dialogues qui ressemblent à de mauvais cours universitaires, destinés à démontrer l’existence d’une intentionnalité divine, à l’aide d’arguments biaisés, de mensonges et d’omissions. La malhonnête intellectuelle me rend dingue.
Vendredi 7, Weston
Hier soir, je regarde un reportage sur Picasso. Dès que je croise ses œuvres, leur foisonnement, j’ai envie de travailler. C’est un parfait antidote au découragement.
Ce matin, je me réveille en découvrant la liste des quinze titres sélectionnés pour le Goncourt, quatorze éditeurs majeurs et un petit pour ne pas faire mauvaise figure. Cette mascarade marketing est douloureuse parce que j’anticipe l’année prochaine. Je n’aurais pas d’espoir, juste la douleur de ne pas exister.
Pourquoi alors publier des livres ? Parce que cette forme longue et linéaire me convient, parce qu’elle me repose du Net, parce que le Net ne me nourrit plus, parce que j’aime travailler avec d’autres et que sur le Net nous sommes encore plus seuls que dans l’édition traditionnelle, chacun dressant autour de lui un nuage de mensonges qu’il est interdit de dénoncer.
Le pendant des fake news, c’est la malhonnêteté intellectuelle.
« Il n’a plus les commandes de son cerveau », dit la femme de mon ami mourant. Ce « Il » existerait donc hors du corps, c’est la solution magique, celle de l’esprit platonicien. Un « Il » impuissant là où moi je vois un « Il » qui se désagrège dans une tourmente émotionnelle.
Déjà, je ne vois plus Weston. Je roule, je lis, je m’enferme peu à peu dans une bulle qui pourrait être là ou ailleurs, ce qui, en soi, est dramatique. Je suis un auteur du lieu, nourri par les pierres et le vent, par les arbres et les vagues. En me transportant en Floride, je me suis débranché de ma source d’énergie. J’ai beau chercher, je ne trouve pas de nouvelle prise où me connecter.
D’après Lisa Cron, nous lirions des histoires pour vivre ce dont nous avons peur de vivre dans nos vies, le changement. Je suis donc en pleine histoire en Floride, parce que je n’ai jamais eu envie de vivre à l’étranger plus longtemps que quelques semaines (et dire que j’ai déjà passé quatre ans à Londres). Si donc dans nos vies, souvent, rien ne change, les histoires commencent presque toujours par un changement qui survient dans la vie d’un protagoniste.
Dans Résistants, Kat découvre qu’elle ne meurt pas contrairement aux autres passagers du yacht où elle travaille pour l’été. Dans L’homme qui ne comprenait pas les femmes, Ben le fidèle décide de tromper sa femme. Ératosthène, lui, décide de quitter la Cynérnaïque pour changer le monde. Dans le livre sur mon père, je décide d’étudier sa vie, de la comprendre, pour enfin ouvrir sa lettre testament que sinon je ne lirais jamais. Toutes mes histoires aussi commencent par un changement.
Je me plains de la Floride pourtant je sais que rétrospectivement ce séjour prendra dans ma mémoire une place disproportionnée, comme mes voyages, même celui en Islande. Parce que l’Islande est si différente de ce que j’aime, j’éprouve parfois le désir d’y retourner, surtout quand comme ici la chaleur m’accable. Ce qui compte peut-être n’est pas tant ce que nous vivons que ce qui reste en nous après. Voilà pourquoi l’exercice du journal est trompeur. Il fait la part belle à l’instant contrairement à la fiction qui creuse en nous.
L’évolution nous a câblé pour affronter les dangers immédiats, et de fait nous sommes incapables de voir plus loin que le bout de notre nez, sauf grâce à un excès de rationalité, tare guère répandue.
Pourquoi les constantes physiques sont-elles finement réglées pour que la vie apparaisse ? La seule explication que j’ai jamais lue est celle du multivers, une multitude d’univers qui explorent toutes les possibilités, et si, au contraire, l’univers était une espèce d’être vivant, donc subissait l’évolution, il conserverait les structures les plus complexes à chacune de ses itérations ? Cette idée me vient alors que je lis qu’il subsiste peut-être des trous noirs datant d’avant le big-bang, ou du moins leurs vestiges.
Samedi 8, Weston
Hier soir, dîner avec des Français Westoniens depuis dix ans, Américains depuis vingt. « Au début on déteste la vie ici, puis on s’y habitue tant qu’il est difficile d’imaginer vivre ailleurs. » Moi, je doute d’en arriver là. Au moins, un début de socialisation. Demain, j’ai prévu d’aller rouler avec un club local. Il paraît que le vélo, c’est le nouveau golf ici. Tu fais du vélo pour te faire des relations business, voilà pourquoi tout le monde roule avec des monstres à dix ou quinze mille dollars. J’aurai l’air ridicule avec mon gravel déjà hors de prix.
Ballade hebdomadaire à Miami. Petit tour à Little Havana, un quartier débraillé où seuls les joueurs de dominos paraissent à leur place. Puis longue promenade lumineuse dans Wynwood, le quartier où des fresques pop couvrent le moindre mur, un véritable électrochoc esthétique après trois semaines végétatives. De l’énergie en barre, des cadrages fabuleux, des mises en perspective saisissantes. C’est comme entrer dans un manga ou dans un jeu vidéo. Des rues à explorer durant des heures, des cafés où se poser pour écrire. Un seul bémol, tout au fond de l’exposition Wynwood Walls, une galerie où les œuvres des artistes sont exposées à l’ancienne, dans des cadres, et ça ne tient plus, ça ne marche pas. Sur les murs, les images vont à la coupe, arrêtées par le béton des trottoirs et le ciel, traversées par les arbres, les passants, les voitures. Elles sont vivantes, mais cadrées, édifiées, elles s’effondrent, parce que leur place est dans la vie. Un air de Camden Town, avec même un marché où acheter de la junk food et des limonades.
Dimanche 9, Weston
En Floride, ils ont une conception du vélo différente de la nôtre. On se retrouve à sept au départ ce matin, trois VTT, quatre gravel, six mecs, une nana. Objectif 72 km sur la levee qui borde les Everglades. On se met en file indienne, moi, en deuxième derrière JP, un grandas que je sais être un gros rouleur grâce à Strava. Il monte la sauce à 28 km/h et me donne le relais après trois bornes, je continue sur le même rythme jusqu’à la fin de mon relais de trois bornes également. Quand je passe à l’arrière, je constate qu’on est plus que cinq, la nana et son copain éjectés, mais on ne ralentit pas. Au contraire, ça accélère, le quatrième mec nous fait un relais de dix bornes à 35 km/h (j’apprendrai à la fin que c’est un ancien pro). Je commence à serrer méchamment les dents. Après mon deuxième relais, je suis cuit. Déjà trente bornes avalées et on n’est plus que trois. On saute une barrière, attend deux des retardataires, l’un jette l’éponge, l’autre reste avec nous. On fait une boucle botanique et zoologique avec commentaires, plutôt cool, on roule calmement, on discute un peu. On se ravitaille. Puis chemin inverse, mais avec une belle brise dans le nez. On roule à 28 km/h. Très vite je me retrouve seul avec JP, que je force à ralentir à 25 km/h, incapable que je suis de prendre les relais. Les deux autres ont craqué, l’ancien pro ne roule plus beaucoup et il s’est grillé lui-même. Tout ça sous 35°, 80 % d’humidité. J’ai terminé lessivé avec 85 km au compteur. Et aussi un conseil, ne jamais rouler seul sur la route, même sur les pistes cyclables. Deux copains cyclistes de JP, des Westoniens, sont morts cette année, renversés par des voitures. Comme JP habite tout à côté de chez nous, il m’a ramené, ne roulant que sur les trottoirs. Je sens que je vais me restreindre aux aller-retour débilitants sur les digues. Au moins, j’ai trouvé des copains d’infortune.
Manifeste pour une littérature de rue : quel serait l’équivalent littéraire du street art ? Comment créer par les mots des sensations aussi puissantes que celles que j’ai ressenties hier à Wynwood ? Un temps, j’ai comparé l’art du blog au street art, une façon de taguer les murs du Net, avec la possibilité de taguer les murs de sa maison, son blog, mais aussi ceux des autres maisons, en postant des commentaires, une façon aussi de peindre les lieux publics, les réseaux sociaux, en les détournant de leur usage. Par exemple, transformer Twitter en plateforme d’écriture et de publication. Cette conception me paraît insuffisante (et écrire sur les murs des villes à côté de la plaque).
Lundi 10, Weston
Sur les murs de Wynwood, la figuration domine, et de fait la narration. Conséquence : la littérature de rue doit être narrative, elle doit dire quelque chose et non pas exprimer des émotions ressenties, comme il est tentant de le faire, mais donner une chance à ces émotions de naître chez le lecteur.
C’est toujours un coup de poing que ces fresques murales nous envoient. Et ça, c’est une particularité des images, surtout quand elles nous écrasent par leur taille. Le texte, lui, a besoin du temps, il se déroule.
Les street artistes ne s’interdisent aucun support. Au 2199, NW 1st Place, ils s’attaquent aux silos d’une cimenterie. Un peu plus loin, ils peignent des poteaux électriques. La littérature de rue ne doit s’enfermer dans aucun support : le livre, le blog… En revanche, elle doit avoir une forme reconnaissable, quel que soit le support, quel que soit le format.
En 2016, les silos n’étaient pas encore peints. Dans quelques mois, ils seront démontés. L’art de la rue est éphémère, du moins in situ, car rien n’empêche de le capturer et de le représenter ailleurs, par exemple avec une photo, mais en perdant au passage l’essentiel de sa puissante. Ça me fait penser à la littérature interactive que j’ai pratiquée sur Twitter. Il fallait la lire au moment où elle était produite, dans les fameuses rues du Net à l’époque où elles bouillonnaient de vie.
Il y a aussi ce constat : la peinture de rue ne supporte pas l’encadrement, la sacralisation. Peut-être c’est ce que nous faisons avec la littérature quand nous la dispersons en ligne, sans couverture, sans titre.
Toutes ces constatations, toutes ces injonctions, ne m’aident pas à savoir ce que pourrait être cette littérature de rue. Mais la question engendrera peut-être des réponses. Il s’agirait d’adapter l’énergie du street art à la littérature, en reprenant quelques-unes de ses « valeurs ».
Mardi 11, Weston
Dans son roman, Jos dos Santos est plus que malhonnête. C’est un imposteur qui oublie une chose : la science ne détient aucune vérité, elle ne propose que des théories pour décrire le monde au mieux. Ces théories ne sont pas le monde, pas plus que le mot « chaise » est une chaise. Les lettres c, h, a, i, s, e peuvent être assimilées à des constantes physiques. De là à dire qu’elles ont été réglées pour former le mot chaise et donc que leur existence implique une intentionnalité, c’est commettre une grosse erreur de raisonnement. Ces mêmes lettres peuvent en effet former beaucoup d’autres mots. Et, à coup sûr, la chaise a existé avant le mot « chaise ». Les constantes aident à décrire le monde, elles n’ont aucune existence transcendante comme veut nous le faire croire Jos dos Santos.
Pourquoi quelque chose existe plutôt que rien est sans doute la question la plus vertigineuse qui soit. Si on accepte que des choses existent, tout le reste n’est peut-être qu’une conséquence logique de cette existence. Dans un plan, on peut tracer un cercle et déduire la valeur de pi. Et ainsi de suite des constantes apparaissent. Peut-être arriverons-nous par simple déduction logique à montrer que les mathématiques engendrent les constantes physiques que nous observons et non d’autres. Il est peu courageux d’invoquer une intentionnalité dès que nous ne comprenons pas quelque chose, d’autant qu’il devient alors nécessaire d’invoquer l’intentionnalité de l’intentionnalité et ainsi de suite.
Mercredi 12, Weston
Hier soir, de nuit, nouvelle sortie vélo avec les levee riders. Même scénario que dimanche sauf que j’ai terminé dans le second groupe. Ça va vraiment vite, roues dans les roues. On n’est pas là pour parler, mais pour s’arracher les tripes. Je ne peux pas dire que c’est fun, mais au moins je ne pédale pas seul (c’est bien assez difficile d’écrire seul).
Presque incidemment, j’ai commencé à écrire un roman qui pourrait s’appeler La traversée des émotions, un roman impossible à publier au jour le jour, qui exige de l’élaboration et qui peut prendre bien des chemins différents, même si j’en ai un en tête. Pourquoi encore une fois choisir cette forme désuète ? À cause du désir de narration et aussi pour m’échapper de la Floride, et pourquoi pas la découvrir en même temps.
Jeudi 13, Weston
Milieu de la nuit. Incapable de dormir. Je pense à ma vie, à mes échecs, à l’absurdité de ma présence en Floride, tout ça pour que les enfants apprennent l’anglais comme si mal parler anglais me rendait malheureux.
J’ai renoncé à la politique, à changer le monde, je ne crois plus qu’en la bataille esthétique. Si les gens disposaient d’un puissant sens esthétique, Weston n’existerait pas, la vie de banlieue n’existerait pas, le monde serait autre.
Je ne peux répondre au désordre que par la création. Ma raison d’être est de lutter contre l’entropie. Il ne s’agit pas de gagner la bataille en traçant des villes orthogonales, mais de le faire avec art, comme au jeu de go où il ne suffit pas de gagner la partie, mais où il faut le faire avec style. La victoire à tout prix n’a aucun intérêt.
Picasso a passé sa vie à garder la plupart de ses œuvres pour lui. Il avait une telle boulimie de création qu’il ne songeait même pas à les diffuser. Perte de temps, détournement de l’essentiel. Mais il était pour lui facile de le faire parce qu’il était déjà reconnu comme le plus grand artiste de son temps. Il n’avait plus rien à prouver et pouvait se faire rare. Alors, ne pas chercher à prouver aux autres, ne se prouver qu’à soi-même avec le risque de la solitude étouffante.
Ma vue me manque, ma lumière me manque, mes chemins me manquent, mes amis me manquent… et rien pour venir combler ces vides, excepté les rues invariablement identiques de la zone périurbaine de Miami.
Réveil avec le poids de l’insomnie et un manque de désir. Aucun briquet n’a encore allumé ma mèche ici. Impression de dépérir. La possibilité de fuir me hante. Par moment, j’ai des flashes de bleu, je vois mon étang, mes collines, mes montagnes. C’est douloureux. Que puis-je attendre de Weston ? Mon seul espoir : finir par rencontrer d’autres gens arrivés ici par erreur. Parce que ceux qui acceptent cet environnement, je ne pourrai jamais les comprendre, à moins qu’ils ne débarquent d’endroits encore plus horribles, ce qui est sans doute le cas pour beaucoup de Latinos. La boule reste au creux de ma gorge. Elle me prive de l’énergie qui me serait nécessaire pour m’ouvrir les yeux. Et puis, nous n’avons qu’une voiture, dédiée au transport des enfants, je suis pour de bon prisonnier. Ce sentiment ne fait que croître, jour après jour.
Je tente de trouver un peu d’air sur le Net. Rien de neuf, surtout pas les aboiements des uns et des autres qui ne valent pas mieux que le bruit des débroussailleuses thermiques. Je tombe sur l’annonce des assises de l’écriture sur smartphone. Je demande à quand les assises de l’écriture sur Post-it ? Pierre Ménard me répond que Will Self écrit sur Post-it depuis longtemps. Sa baraque, aux murs couverts de Post-it, me fait flipper, on dirait un cerveau lobotomisé. Vraiment pas de quoi me changer les idées.
Vendredi 14, Weston
Hier, je n’ai trouvé qu’une solution pour m’aérer la tête : faire du vélo. Après une longue exploration cartographique, j’ai trouvé des chemins qui interconnectent quelques parcs, loin des voitures, avec par moment des airs de campagne.
En discutant avec Didier Pittet, j’ai aussi décidé de l’angle à donner à la la suite du Geste qui sauve, dont j’apprends la sortie en vietnamien. Dix-septièmes traductions, je devrais être fier, mais non, je ne suis jamais satisfait, j’ai toujours l’impression d’être un imposteur et de tout foirer dès qu’il s’agit d’écriture.
Ce nouveau livre s’appellera Adapt to Adopt, c’est un slogan inventé par Didier et qui, en plus de décrire sa philosophie de vie et son œuvre scientifique, peut être généralisé à bien des domaines. Ce sera un puissant fil rouge dont j’ai déjà commencé à dérouler quelques unes des ramifications.
Je lis une critique sur le Net. « Ce livre décrit… » Voilà qui commence très mal. Un livre ne doit pas décrire, mais raconter, il doit nous faire vivre, même un essai, encore plus un texte avec une ambition littéraire. Nous lisons pour vivre, pour éprouver, pour voir… tout ça par nous même. La plupart des auteurs qui publient sur le Net oublient ce b.a.-ba, sous le prétexte de l’art pour l’art, de la beauté de la langue, et d’autres chimères bien confortables, derrière lesquelles il est facile de se cacher, quitte à être incompréhensible. Je veux lire des critiques qui disent « Ce livre m’a fait voyager, très loin, il m’a fait sentir ce que je n’avais jamais ressenti, il m’a fait comprendre ce que je n’avais pas compris, il m’a donné envie de voyager à mon tour, de créer, d’aimer… »
Samedi 15, Weston
Visite de Coconut Grove, le plus vieux quartier de Miami. Nous arrivons sous d’immenses nuages qui donnent à tout ce que nous voyons un côté dramatique. Un parc se termine par une mangrove, avec des détritus stagnants entre les racines des palétuviers. Nous longeons le front de mer, arrivons à une guinguette près d’une pompe où les bateaux viennent faire le plein. Sur les ponts des gamines dansent en remuant les fesses, avec des gestes si convenus qu’ils paraissent faux, comme s’ils avaient été copiés-collés. Le spectacle finit par être lassant, nous marchons plus loin, traversons un garage à bateaux, découvrons un port de pêche, et prenons conscience que nous sommes seuls, avec des voitures. C’est assez déprimant, d’autant que le ciel s’est dégagé, que le soleil écrase tout et que la tension provoquée par l’orage éminent ne réussit plus à nous berner. C’est en voiture que nous traversons le centre du quartier avec des dizaines de cafés, de boutiques et de restaurants.
Dimanche 16, Weston
Je me suis trompé de lieu de rendez-vous pour la sortie vélo dominicale. C’était pourtant clairement écrit « Behind Baseball Field #2 » et j’ai lu « Behind Basketball Field #2 ». J’ai pris conscience de mon erreur trop tard. Ça m’a déprimé. Impression de tout foirer, même le vélo. J’en ai profité pour amener les enfants à Markham Park, un parc d’attractions pour vététistes, où les Floridiens exposent leurs vélos à 10 000 $.
Lundi 17, Weston
Je me réveille sans envie, avec le désir d’être au lendemain. Je ne me suis jamais senti comme ça, sauf peut-être quand j’étais à l’armée à batailler pour me faire réformer. Je mets le nez dehors et la chaleur poisseuse est déjà accablante. Je peux passer de longues minutes dans le vide, peut-être même des heures, à regarder le marigot où bouillonnent quelques énormes poissons, ou serpents, ou alligators, parfois agitant l’eau étale de remous argentés, et puis plus rien, tout ça disparaît, rampe pour émerger peut-être à mes pieds, me sauter dessus, sans que j’aie l’envie de fuir. En face, deux maisons identiques à la nôtre, avec le soir venu des gens qui regardent la TV. Ils se lèvent, travaillent, rentrent, dorment, baisent peut-être et ça recommence. Est-ce vivre ? Ici, c’est une prison pour mères de famille pendant que les mecs gagnent ailleurs des tonnes de frics. Alors ils partent en vacances, loin, lors de leurs rares journées chômées. Pas la moindre beauté, tout est préfabriqué, faux, rien n’a été créé par accumulation, c’est une carte postale tellement idyllique que j’étouffe.
Mardi 18, Weston
Le matin, dès que je tente de travailler, ma gorge se noue sans que je sache si c’est à cause de la moiteur épouvantable ou d’une maladie nouvelle chez moi, l’impuissance créatrive. Suis-je victime du syndrome de la page blanche ? Je me suis toujours moqué de ce mal, prétendant que, quand on n’arrive pas à écrire, il suffit de changer de sujet. Ce que je fais en ce moment, en m’étalant dans mon journal, y jouant à l’enfant gâté. Alors, me secouer. Quand ça ne marche pas tout seul, je m’applique une discipline, j’écris pour écrire, maintenant mon cerveau en activité. Contre mon absence de volonté, je m’attaque à Adapt to adopt. Ce ne sera pas un roman, mais pourquoi ne pas glisser ce projet dans les fourches caudines de la méthode de Lisa Cron.
Mercredi 19, Weston
Hier soir, vélo masochiste, de la vitesse pour se faire exploser le palpitant, de nuit, la lampe n’éclairant que la roue arrière du vélo de devant. Un aller sur la digue, un retour. Et voilà que tout le monde boit des bières, coffres arrière des voitures ouverts et transformés en canapés. J’ai du mal à comprendre, d’autant qu’après je dors mal, parce que l’adrénaline met du temps à se dissiper. Cette façon de faire du vélo est à l’image d’une Floride que décidément je ne me sens pas capable d’aimer.
Jeudi 20, Weston
La théorie d’Isa : je ne travaille pas parce que je n’ai pas de bureau. Alors hier, on est allé acheter une petite table que j’ai installée dans le salon, avec vue étroite sur le jardin et le marigot. Je ne suis pas sûr que ça suffise pour me donner envie de me perdre dans le travail. C’est un paradoxe : je ne peux travailler que quand mes émotions répondent au monde extérieur, que quand j’éprouve une grande frustration de ne pas être dehors. Ici, alors que la Floride torride n’a encore pas grand-chose à m’offrir, je suis incapable de m’abstraire parce que je n’ai aucune envie d’explorer. Alors je fais comme tous les Floridiens, j’attends qu’il fasse moins chaud et mon impuissance me fiche les boules. Je ne devrais pas commencer mes journées par me raconter, ça me paralyse, transformant mes plaintes en prophéties autoréalisatrices.
Je souffre peut-être d’un grand manque de curiosité pour le travail des autres. Qui me passionne ? Les scientifiques oui, parce qu’ils avancent, mais du côté des arts ? La musique, j’ai arrêté depuis longtemps. Le cinéma, j’essaie toujours, mais peu d’œuvres contemporaines me touchent, les séries, elles m’anesthésient sans me bouleverser, les vidéos sur YouTube m’agacent. Et la littérature ? Il me faut aller du côté des morts pour y trouver de la stimulation et aussi du réconfort. Les jeux, non, je me bats trop contre mes fils pour qu’ils n’abusent pas, je ne peux pas les imiter. Et la technologie ? Elle ne change pas assez mon quotidien depuis quelque temps pour que je retrouve la fébrilité des débuts du Net. Je ne réussis qu’à être bouleversé par les paysages, une fois atteints à dos de vélo. Oui, c’est le vélo qui me touche quand il est pratiqué avec art. Peut-être suis-je incapable de vivre deux passions à la fois. Born to Run est le dernier livre qui m’a fait exploser le cerveau. Je devrais écrire Born to bike, sauf que j’ignore quel pourrait en être le fil rouge… un grand voyage à vélo peut-être, ou plutôt des voyages en série, chacun en eux-mêmes n’étant pas extraordinaire, mais tous, mis à bout, racontant un art de vivre.
Quand je poste une vidéo sur Instagram, elle est trois fois plus vue qu’une de mes photos. Est-ce une raison de faire des vidéos ? Non. Est-ce une raison de renoncer au texte ? Non. Reste la frustration : c’est ailleurs que ça se passe et je n’ai pas envie d’y être.
Je suis désormais incapable de provoquer des réactions sur Internet, je n’ai plus l’intuition de ce qui dérange, de ce qui irrite ou chatouille. C’est peut-être une bonne chose, me tenir à distance de l’agitation, mais c’est aussi très frustrant. Pas moyen de me cacher ma solitude.
Le travail socialise, la littérature me désocialise. Je consacre l’essentiel de mon temps à une activité antisociale. Je devrais dérouler cette ligne de pensée et démontrer qu’écrire n’est pas un métier parce que l’écriture ne socialise pas contrairement à tous les autres métiers.
La Floride n’est donc qu’un problème ajouté à un autre problème de plus en plus dérangeant dans ma vie, la Floride n’est qu’une goutte d’eau de trop, peut-être bénéfique finalement, puisqu’elle me pousse à me poser des questions douloureuses.
Il m’est plus facile de socialiser en faisant du vélo qu’en écrivant. Ce fait révèle un bug au cœur de ma vie, sachant que la socialisation est finalement ma raison d’être (et une nécessité physiologique et psychique).
J’écris non seulement pour être lu, mais aussi pour l’échange, l’interaction, la dispute, le débat… Et soudain plus rien, un livre publié de temps en temps, de rares invitations, puis le silence vertigineux de ma ligne mail, comme si je n’écrivais plus que pour la postérité.
Est-ce qu’un jour j’ai eu envie d’être sur TF1 ? D’être un animateur ? Non, je n’ai pas plus envie d’être sur Internet devenu encore plus merdique que TF1. Le truc avec Internet, c’est qu’il existe des bordures, des frontières, où on peut entretenir des rêves.
J’ouvre un compte chat bot dans l’espoir que discuter avec une machine puisse devenir source de littérature. Ça me lasse au bout de cinq minutes stériles. Je fouille les outils IA qui pourraient stimuler la création, l’envoyer dans des directions imprévues… Et je ne peux m’empêcher de penser à des chemins de montagne. C’est ailleurs que je veux être.
Vendredi 21, Weston
Matinée à pédaler. Un trajet sans interaction avec les voitures, sauf pour traverser quelques routes imposantes, mais toujours équipées de passages piétons protégés par des feux. Par moments, j’entre dans des parcs, parfois à l’apparence de forêt, si bien dessinés que j’ai l’illusion d’être dans la nature. Alors je suis heureux, je ne pense à rien, sinon à partager mes chemins avec d’autres cyclistes. Born to bike : je n’ai envie de rien d’autre, de m’intéresser à rien d’autre, passant le plus clair de mon temps à organiser d’éventuelles vacances de Thanksgiving dans l’Arizona, à Sedona, Mecque du mountain bike.
Idée vieille comme le monde. Un homme aperçoit une femme, mais il ne peut pas s’arrêter (il est dans un train… qui l’amène loin, pour longtemps). Mai cette femme le hante, alors peut-être des mois après, ou même des années après, il décide de la retrouver. On suit son enquête. Le sujet : vivre ses rêves, ne pas les laisser s’échapper. Parce que cette idée n’a rien d’original, elle me paraît intéressante. Fatigué par la surenchère, par l’esbroufe, la provocation.
Samedi 22, Weston
J’attends la nouvelle de la mort de mon ami, d’un instant à l’autre. Une autre amie se bat contre un cancer. Et moi je me demande comment exister aux yeux des autres. Parce que c’est ça écrire, c’est ça créer, c’est en quelque sorte faire des bébés pour que des inconnus viennent nous apporter des fleurs à la maternité.
Samedi 22, Miami Beach
Pour la première fois, j’ouvre mon ordinateur dans un café. Pas de quoi crier victoire, un Starbucks, parce que nous sommes assoiffés, mais ailleurs c’est la java avec des drag queens qui dansent et hurlent, entourées de touristes qui fument la chicha et sirotent à plusieurs pailles d’immenses coupes de cocktail.
Nous ne réussissons pas à trouver notre place. À nous dire, tiens, nous reviendrons parce que nous nous sentons bien. Nous avons déjeuné à Coconut Grove, sans doute le quartier que nous préférons, peut-être parce que calme et à petite échelle, mais sans pour autant que ce soit le coup de foudre. Il faut dire que la chaleur est toujours suffocante à tel point que nous nous demandons si l’hiver finira par arriver.
Nous ne cessons de croiser des filles obèses avec des strings dans toutes les fentes pendant que dans la rue défilent des voitures de sport pilotées par des mecs trop jeunes pour que tout cela soit bien honnête. En terrasse d’un bar d’Ocean Drive, des pin-up perchées sur des plateformes genre surfeur d’argent prennent la pose, montrent leurs fesses, leurs jambes. Plus loin, des serveuses portent des tenues de panthères. Tout cela est d’une vulgarité machiste consommée. La ville devient plus agréable en second rideau entre les maisons Art Deco.
Dimanche 23, Weston
Parfois, je ris aux éclats en lisant mon fil RSS, avec les derniers blogueurs. Putain, ne pas être relu par un esprit critique avant de publier conduit à dire des âneries monstres. Comme je ne commente plus, comme je ne m’exprime pas sur les réseaux sociaux, je garde pour moi mon grand sourire. Mais tout de même : affirmer que le roman est mort parce que tout le monde sait désormais écrire de bonnes histoires, ça frise le cocasse, non ? D’abord, parce que très peu de gens écrivent de bonnes histoires, ou même moyennes, des histoires en même temps capables de sidérer un grand nombre de contemporains et de renouveler un genre, voire d’en inventer un. J’aimerais bien savoir faire ça, moi. Raté.
Et puis, il y a cette idée que le roman se limite à raconter des histoires, alors que c’est autant, et même avant tout, un combat formel avec le langage pour tenter de saisir en un temps l’esprit de ce temps. Et de fait, selon cette définition du roman, le roman ne peut pas mourir, parce qu’à chaque temps des formes nouvelles seront nécessaires pour le dire. Demain, on appellera peut-être ça autrement, mais il s’agira toujours de romans.
Le roman n’est jamais déconnecté du réel, sinon le roman de genre, surtout attaché à raconter justement, mais le grand roman est toujours dans le réel, c’est un combat avec son temps pour le dire et réussir à le vivre. J’ai toujours pensé que mon carnet pouvait se lire comme un roman, celui d’un homme qui tente jour après jour de raconter l’histoire de sa pensée.
Mon ami vient de mourir. C’était un homme lumineux, avec un large sourire immuable. Je le revois assis méditant au bout de notre terrasse. Il était beau, il communiait avec la vie. Il est maintenant parti se dissoudre dans le bleu. Reste un fond de rage. Il était plus qu’attentif à son environnement, à son alimentation, c’était un gourou du bio et de l’écologie, et ça ne l’a pas protégé du cancer. Des gens pourraient se moquer, mais mon ami n’était pas aussi attentif pour vivre plus longtemps, mais pour mieux vivre le temps qu’il avait à vivre, aussi pour ne pas empiéter sur le temps de ses successeurs.
Lundi 24, Weston
En théorie, le numérique ouvre les processus, avec la possibilité de faire des aller-retour, du travail collaboratif, et donc des modifications à tout moment. Mais bien des gens travaillent à l’ancienne. Voilà un truc qui me rend dingue, qui en plus fait perdre un temps fou et abaisse la qualité du travail. Je dis ça parce que je suis en prise avec un tel système carcéral du côté de l’édition. Et je n’en dis pas plus, parce que les noms n’ont aucune importance, parce seule l’idée importe. Et puis ne pas nommer me permet d’inventer, de déformer, de fictionnaliser mon carnet.
Ce carnet, justement, qui redevient le centre de mon travail, comme au cours des années 1990, quand je l’éclaboussais de feux d’artifices, impression d’avoir en catimini vécu mon époque la plus créative, époque où j’avais renoncé au roman pour m’attacher au roman de ma vie. J’ai beaucoup écrit dans ces pages, dessiné aussi, j’ai pensé la forme graphique de l’objet, alors manuscrit, j’ai tenté quelques mises en forme en vue d’éventuelle édition, et tout ça s’est retrouvé enterré. Désormais, j’en suis au même point, incapable de donner à mon carnet de route une autre forme que la succession des jours, parce que c’est l’histoire qui avance ainsi, dans l’ordre tel que je le perçois et le vis. Toutes les autres approches me paraissent artificielles.
L’originalité d’un carnet tient à ce qui est révélé autant qu’à ce qui est caché. Cette alchimie fait des carnets d’écrivain des pièces uniques. C’est peut-être dans ces lignes que l’irréductibilité du ton est la plus perceptible, alors que dans les formes plus canoniques elle aurait tendance à s’effacer. Le carnet est matérialiste, il n’invoque aucun idéal, il dit une vie, ses errements, ses changements, ses émotions. Je n’ai jamais autant grandi qu’en lisant les carnets ou les correspondances des autres.
Déjà dix-sept heures. La journée a filé, je me suis perdu dans des riens, à chercher à comprendre pourquoi mon Mac était brûlant, tout ça parce que j’ouvre trop d’onglets sur Chrome, alors j’ai découvert un plug-in qui les met en veille et miracle, puis j’ai préparé mon voyage de la semaine prochaine à New York, question de changer d’air, demain c’est Isa qui s’y colle. Je n’ai fait que relire mon journal d’août, à me demander pourquoi je devrais écrire autre chose tout en sachant que cette autre chose est le terreau de la matière ici retournée.
Tout le monde écrit, mais tout le monde n’est pas capable de rendre sa vie intéressante aux yeux des autres. Un écrivain assis du matin au soir à écrire n’a rien à dire dans son journal. Il faut qu’il lise, bouge, aime, souffre et jouisse. J’ai toujours l’impression d’être en deçà du niveau d’énergie minimal nécessaire, surtout quand je pense à Picasso.
Mon ami mort roule vers Paris, son corps, bientôt réduit en cendres et en souvenirs. Quatre mois pour s’habituer à ce départ, quatre mois à lire sa femme nous relater un effacement progressif, quatre mois pour voir ce départ comme une épiphanie lumineuse. Reste que c’est trop tôt, toujours trop tôt. Les gens qui ne désirent pas la vie éternelle sont hypocrites. Une fois que tu l’as, tu peux toujours l’interrompre. Quand tu ne l’as pas, tu t’en vas bien souvent sans crier gare, en tous cas sans assez de temps pour te préparer, je me demande bien à quoi, d’ailleurs. Un croyant peut se préparer à la mort, mais pour un athée seule la vie existe. J’ai toujours un frisson quand je pense que ces mots pourraient être mes derniers mots. J’en deviendrais presque superstitieux.
Mardi 25, Weston
Pour certains, les objets nous interconnecteraient, pour d’autres, ils nous éloigneraient du monde. Tous ces discours théoriques généralisateurs me font de plus en plus horreur. Non que je sois attiré vers le relativisme, mais j’ai l’impression que ces discours qui touchent à la réalité sociale sont nécessairement bancals, et à coup sûr toujours critiquables. À part engendrer de belles discussions, ils participent moins à la construction de la réalité sociale que nos actes et que nos histoires. Dans le domaine de la technique, il faut se garder de généraliser et s’intéresser à l’usage individuel. Par exemple, mon GPS sur mon vélo me rapproche du monde, il me permet de l’explorer dans ses recoins, d’aller où la plupart des gens ne vont pas. En un mois à Weston, j’ai déjà parcouru bien plus cette partie de la Floride que bien des natifs.
En tant qu’écrivain, je devrais me battre pour arracher un peu d’attention, je devrais avec mes petites mains jouer dans la même arène que les médias, que Google, que Facebook… Je n’ai aucune chance (et il serait pernicieux de croire que ces médias pourraient m’aider). Que faire alors ? Refuser leurs méthodes, c’est-à-dire me passer d’eux, ne plus en être, ne plus être le sujet de leurs expériences. J’ai peut-être trop longtemps pensé que je pouvais me terrer dans leur recoin. Tout le monde a peut-être cette illusion et nous nous emprisonnons les uns les autres, au nom de nos amitiés, pour assouvir notre voyeurisme et nous adonner à l’exhibitionnisme. Nous en venons à dire que nous avons envie de nous gratter la tête et même si dix personnes voient cette news, c’est autant de temps que nous leur volons. Déjà, en tant qu’auteur, je devrais ne publier que mes textes, rien d’autre, ne pas puiser abusivement dans la ressource attentionnelle par trop limitée.
Mercredi 26, Weston
Je tourne en rond, toujours obsédé par cette idée de pousser le vélo plus loin, d’en faire un art ou de faire de l’art grâce à lui. Et incapable d’avancer sur les autres projets. Un copain me relance. Je lui ai promis une nouvelle sur le thème très vague de Dimensions avec l’idée d’écrire une histoire atemporelle à la One Minute, donc avec un temps zéro.
Un homme tombe d’un immeuble. Quelqu’un lui crie quelque chose depuis le toit. Un laveur de vitres le voit. Un passant aussi. Un drone l’observe. Des satellites. Des hommes d’affaires se félicitent. De l’argent passe de main en main. Peu à peu on comprendrait ce qui se passe et se demanderait si l’homme va mourir ou non. Et pourquoi il tombe pour commencer.
Une autre possibilité. Un détail, puis un plan plus large, puis de plus en plus large… un zoom out. Ou le contraire un zoom in. Tarkovski évoque le procédé utilisé au cinéma. Un long zoom qui peu à peu fait apparaître dans un champ un homme étendu jusqu’à ce qu’on découvre qu’il a été tué d’une balle dans le cœur.
Avant, de telles idées formelles suffisaient à me mettre en route. Désormais, j’ai d’abord besoin d’un thème, d’un sujet, voire du prisme d’un personnage.
De mieux en mieux la Floride. Ce soir, l’air est agréable avec une petite brise. Je m’installe dehors avec mon ordi. Au bout de cinq minutes, je me fais dévorer par des espèces de moustiques, ou de moucherons, ou de mouches… Je n’en sais rien, les bestioles étaient invisibles, mais elles aussi apprécient l’air automnal (pas de quoi crier victoire, il faisait 33 cet après-midi avec un ressenti de 42).
Jeudi 27, Weston
Dans la nuit, mon cerveau m’a donné des précisions sur mon histoire temps zéro. Si un homme tombe, il devient mécaniquement le centre d’attraction, donc le héros, tant bien même on ne lui donne jamais la parole. Je ne veux pas de héros, ce mythe centralisateur. J’ai envie de parler de chacun de nous, de notre rôle de pousseur de grains de sable, toutes nos actions étant aussi importantes les unes que les autres. Je veux montrer une foule de gens qui au même instant effectuent un geste décisif pour chacun d’eux et salutaire pour le collectif. Dans L’homme qui plantait des arbres, Elzéard Bouffier plante chaque jour cent glands. Dans mon histoire, cent personnes en planteront un. Pas de héros, donc.
Vendredi 28, Weston
Tous mes textes longs ou mes articles de blog ne sont que des papillonnages autour de la colonne vertébrale de mon carnet. Souvent, je cherche une unité dans mes livres, j’en vois peu, parce qu’elle est ailleurs, en dehors d’eux. Je devrais avoir le courage d’éditer mon carnet, m’y attaquer par grandes tranches, à commencer par les années 1990, mais je renonce toujours, de peur de l’effet pernicieux sur moi d’une telle retroplongée.
Certains auteurs choisiraient l’indépendance plutôt que de passer par des éditeurs. Un mensonge de plus. Cent pour cent des indépendants ont envoyé leurs manuscrits à des éditeurs. L’indépendance dans l’édition, c’est le contraire de la liberté. Bien sûr, je généralise. Mais on ne peut être indépendant que si d’abord on a eu la possibilité d’être édité. Si cette possibilité ne s’est jamais présentée, l’indépendance est une illusion, une invention marketing qui procède du même discours marchand que celui de l’édition traditionnelle. La façon dont un texte est distribué n’a aucune importance du moment qu’il est lu. Passer du temps à s’occuper de ce détail, c’est tourner le dos à l’écriture.
J’apprends la mort brutale de Jean-François Gayrard. On a été intellectuellement très proches tous les deux avant de prendre nos distances, quitte à nous balancer quelques insultes à la figure. C’est donc ça vieillir, voir son monde peu à peu se dissoudre, sans réussir en même temps à prendre racine dans le nouveau.
Si j’avais été un bon VRP, je ne serai sans doute pas devenu écrivain. Si j’avais été un bon sportif, ou un bon ingénieur, j’aurais fait autre chose de ma vie. Je suis devenu écrivain faute de mieux. Alors me demander d’aller vendre moi-même mes livres est au-delà de mes forces. Je suis très heureux quand un éditeur décide de faire ce travail pour moi. Je l’aide du mieux que je peux, mais faut pas trop m’en demander.
Si un auteur veut l’indépendance, il lui suffit d’offrir ses textes et de gagner sa vie autrement. Il ne peut aspirer à davantage d’indépendance. Lu ou pas lu, ça ne change alors rien. Dès qu’on vend, en direct ou via un éditeur, on devient acteur d’un business avec des dizaines de boucles de rétroaction. Alors adieu l’indépendance. Dès lors, on est sous influence. J’ai d’ailleurs écrit que l’indépendance était un concept tendancieux puisqu’on vivait une époque de grande interdépendance.
Une fois les enfants à la maison, je prends la route. Direction Fort Lauderdale, puis nord le long de l’océan, ou plutôt le long des immeubles qui bordent l’océan. Je m’arrête au détour de quelques cafés colorés et je découvre Fort Lauderdale by the Beach, un coin pas trop bling bling avec une jetée, un café bio et des sargasses qui dessinent des lignes rouges vers le large, apportant un air vicié qui m’attaque la gorge, mais auquel je m’habitue assez vite. J’écris ça au moment où je me mets à tousser.
Je ne sais toujours pas où aller, pourquoi prendre la voiture, je bouge par nécessité, parce que rester immobile serait renoncer, et assez de gens meurent autour de moi pour que j’ai le devoir de vivre. La plage, c’est le bout, une forme de fin, de noyade imposée dans le rien et l’inutile.
Comme toujours depuis mon arrivée en Floride, les nuages m’impressionnent. Ils bourgeonnent au large et se transforment en champignons atomiques au-dessus des terres, mais déjà ils ont moins de force. Il ne pleut pratiquement plus. Les gens ici sentent le temps changer et ils attendent ce changement avec autant d’impatience que les Parisiens la fin de l’hiver.
Samedi 29, Weston
Hier, comme ça, incidemment, j’ai commencé ma nouvelle Temps Zéro, j’ai poursuivi aujourd’hui, puis, après une sortie vélo avec les enfants, j’ai été aspiré par un site de grandes randonnées à vélo. Je crois que je suis prêt à tenter ce genre d’aventures en autonomie, me reste à convaincre des copains, parce que se lancer là-dedans tout seul ce n’est pas ce que j’ai en tête. Et déjà j’ai envie d’ouvrir une nouvelle route qui relie les Pyrénées aux Alpes en longeant la Méditerranée, tout cela bien sûr via des chemins.
Dilmanche 30, Weston
Incroyable, j’ai découvert un îlot de vie ce matin durant ma sortie vélo avec les levee riders : une station-service où nous nous sommes arrêtés pour acheter de l’eau. Il y avait foule. Une expo de peinture, des chapiteaux avec des vendeurs de babioles et des sandwiches, partout des gens en grandes discussions autour de bagnoles, de camions ou de motos. Voilà l’Amérique des années 1950, toujours la même, toujours centrée sur ses heures glorieuses.