Lundi 1er, Vol pour New York

Je lis La recherche depuis trente ans et j’ai toujours l’impression de lire un nouveau livre. Je visite un pays familier, mais chaque fois m’arrête dans des villes différentes où seule la qualité de l’air ne varie pas. Proust me reste insaisissable. Convexe. Cyclique. J’ai souvent du mal à savoir dans quelle partie de son œuvre je suis, tant les couches narratives s’empilent et se répondent. La lecture électronique intensifie cette sensation, arrêtée un jour, reprise des semaines plus tard au point où elle a été laissée, sans besoin de passer par une couverture, d’atteindre un marque-page, et de revivre ainsi le livre en accéléré.


Avant mon départ de Weston, j’ai publié mon journal de septembre, avec la conviction que mon carnet a trouvé sa forme dans le mode rouleau propre à la lecture web. Impossible d’imaginer désormais ce texte dans un livre, avec des pages à tourner. Les photos seraient tantôt trop petites, tantôt trop grandes, la maquette manquerait de fluidité, il faudrait couper des textes, des images, sans pour autant s’affranchir des blancs inélégants.

Je me suis heurté à ce problème dans les années 1990, avec déjà des photos, des dessins. J’avais renoncé à publier. Je tenais à la stricte linéarité. À positionner les illustrations à leur place chronologique, parce qu’elles disent mon histoire autant que mes mots. Une mise en page impliquerait de reconstruire, donc de faire un pas vers le romanesque.


Je vais à New York sans projet, sans raison, sinon fuir la Floride au prétexte qu’un ami dispose d’un appart près de Time Square. Je suis venu à New York pour la première fois en octobre 1991, alors que j’étais rédacteur-en-chef. Il faisait doux. Une limousine m’avait récupéré à Kennedy Airport et conduit à mon hôtel sur Park avenue. Aujourd’hui, je prendrai le métro.

Je suis revenu quelquefois à New York, la dernière fois en 2013, en famille, mais alors mon carnet était en jachère. J’avais perdu l’habitude de le tenir avec régularité, pris par les textes longs, pris par le blog. Il y a ainsi un trou dans mon histoire, un trou de dix ans, que le blog ne comblera pas, parce que je n’y étais pas tout entier, ne faisant qu’y révéler une facette de moi-même.

Lundi 1er, New York

Je me pose à Central Park, puis rejoins le West Side pour le coucher de soleil. Je le prends dans la gueule, ça explose de partout. Du bruit en veux-tu en voilà sur la voie express, mais les quais sont calmes, détendus, avec un petit air de station balnéaire durant la morte saison. Vers le sud, c’est bleu argent, vers le nord, du côté de Columbia University, c’est rose, et ça gonfle en même temps que le soleil approche de l’horizon.

Je me suis installé au bout de la Pier i, posée au-dessus de l’Hudson. Un café à sa racine, puis des bancs métalliques, parfaits pour observer la piste cyclable, le port de plaisance, un tronc porté par le courant, des touffes d’arbres où pointe l’automne. Le soleil bascule derrière les nuages d’Union City, puis réapparaît pour un dernier feu d’artifice.

Je suis à ma place, rassuré de respirer de l’air tempéré. Je sens le poids de Manhattan. J’ai toujours eu l’impression que cette île pouvait chavirer comme un porte-conteneurs géant pris de côté par un tsunami.

Je marche vers le sud, accompagnant les joggeurs et les cyclistes, puis bifurque 42th street jusqu’à Time Square. Je grignote en terrasse d’un café, avant de plonger sous les néons de Broadway.

Je me souviens de 1991, de mon excitation, de ma boulimie. Je croise des gens qui visitent New York pour la première fois. L’énergie est palpable, un peu enivrante, je rentre épuisé. Et là, pas de Kindle, je l’ai perdu, sans doute dans l’avion. Toutes mes lectures en cours envolées, tous mes surlignages depuis des années. Je me sens un peu nu sans le compagnon de mes nuits d’insomnie, mais l’appart de mon ami déborde de bouquins. Je me couche avec Le roi mystère, un livre d’entretiens avec Albert Cohen, où j’y découvre de l’intérieur ce qu’être juif a été pour les gens de sa génération, ou plutôt ce que les regards extérieurs ont fait vivre aux Juifs. Je savais, mais là je ressens, je vis, j’ai mal.

Centralo Park
Centralo Park
West Side
West Side
West Side
West Side
West Side
West Side
West Side
West Side
De ma chambre
De ma chambre

Mardi 2, New York

Cohen parle peu de son travail d’écrivain. « Je ne sais pas m’expliquer, je ne sais que créer. » Il dit que les intellos n’écrivent que des livres sans chair. Je suis moi-même trop intello, je le sais, c’est à cause d’une histoire de topologie cérébrale, ce genre de tare ne se corrige pas.

Quand on est un connecteur d’idées, on connecte sans cesse, par automatisme, cette gymnastique fait jouir en prime, on ne se défait pas de cette habitude, de cette façon de vivre, qui ne parle pas à beaucoup de gens, mais nous nous retrouvons parfois, nous reconnaissons avec la même aisance que des transgenres. Nous ne pensons pas tout à fait comme les autres, pas mieux, mais différemment, avec tout un cortège d’incompréhensions. Tout cela m’est devenu évident en regardant mes enfants grandir. Ça se transmet ce truc, et ça fait souffrir cette différence.

« Je dis toujours la même chose. Ce sont des fantasmes de rêves, explique Cohen. Et je sais jamais pourquoi et je ne fais jamais de plans. Je ne sais pas où je vais. » J’en suis au même point. Plus je réfléchis à ce que je dois écrire, moins j’écris. Je préfère avancer au hasard, sans méthode, sans penser aux lecteurs.

Dans La mécanique du texte, je pourrais ajouter un passage sur la façon d’écrire de Cohen. Il dictait ses livres à ses femmes. Elles tapaient, et recommençaient, car il ajoutait sans cesse. « J’ai dicté Le livre de ma mère à ma femme actuelle, ma troisième et ma meilleure épouse, parce que je voulais qu’elle connaisse ma mère, morte quand je l’ai rencontrée. C’est exquis d’écrire des livres comme je les écris : j’ai devant moi la femme que j’aime et on est ensemble, on se raconte des histoires, sauf que c’est moi qui les raconte. » Cette façon de parler des femmes ne me plaît pas, même si Cohen dit les aimer par-dessus tout.

De ma chambre
De ma chambre

Je descends Broadway, désormais partiellement rendue aux piétons. Je m’installe à une table, puis plus loin à une autre, avec le poids de la ville au-dessus de moi, ses possibilités, ses promesses. Je suis une des fournies de cet univers grouillant.

Comme Cohen, j’aurais peut-être dû continuer à travailler, à mener une vie normale et écrire durant mes loisirs. Mais j’ai été victime d’un autre rêve, celui de la liberté de faire ce que je veux quand je le veux, un rêve compliqué par l’arrivée des enfants, mais tout de même je vis selon cet idéal de l’artiste livré à son art, avec le prix dur de la désocialisation. Tous les privilèges ont leur coût, mais ce coût reste toujours inférieur au coût de ne pas avoir de privilège.

Je suis dans cet état qui exige la sieste. Il préfigure parfois des illuminations. J’ai appris à jouer avec, à en faire une sorte de prélude à la méditation. Je peux ainsi atteindre le vide, la non-pensée, je ne suis plus qu’un récepteur traversé par la ville, ses bruits, ses senteurs, ses rumeurs, ses lumières. Je suis un être fait de communion, une expérience que je n’ai encore jamais effleuré en Floride et qui, ici, n’exige aucune aptitude.

Broadway
Broadway

Arrêt à Madison Square Garden. J’avance à pas lents. Faut que je digère les images. Je viens de racheter un Kindle à la librairie Amazon située au pied de l’Empire State. Quand je lève la tête vers lui, j’ai du mal à me dire que j’y suis monté au moins trois fois. L’endroit me paraît toujours aussi abstrait. Vers le sud de Madison Square, deux nouvelles tours se dressent, étroites, carrées, dont on devine qu’elles occupent une empreinte au sol réduite. Par leur étroitesse au regard de leur hauteur, elles me font penser aux tours de San Gimignano en Toscane. Des contraintes identiques conduisent à des formes identiques. Voilà que devraient méditer les tenants de l’intentionnalité divine.

L'Empire State
L'Empire State

Je descends jusqu’à Prince Street, m’arrête dans la librairie Mc Nally, une librairie comme on n’en trouve que dans les pays anglo-saxons, avec des couv qui me donnent envie de tout lire. Un seul constat, je n’y suis pas, ça me fait toujours mal les librairies. Au moins, sur le Net, on peut se donner l’illusion d’exister pour les autres.

Je tourne au hasard des rues, découvre un jardin avec un air d’antique cimetière. New York réserve des surprises à chaque pâté de maisons. Une amie me pingue. Elle a vu mes photos du jardin-cimetière sur Instagram, elle me dit qu’elle est à SOHO, à moins de dix minutes de moi. On boit un verre. La vie devrait être toujours comme ça. Que les gens s’interpellent, se voient, se séparent. New York est comme Londres, vivante, là où Paris s’enlise peu à peu dans la muséographie.

Je quitte mon amie, marche jusqu’à Brooklyn Bridge, bascule sur l’autre rive, m’installe en terrasse en contrebas du pont, sous des acacias, pas encore au bord de l’eau, pour mieux me préparer à la vue de la pointe de Manhattan. Des géraniums en fleur, au loin les éternelles sirènes, toujours présentes, presque palpables. Et tant de boutiques françaises un peu partout. Notre industrie du luxe colonise la ville en même temps que sa population s’enrichit.

Je marche, je marche, et ça pétarade de partout. Oublier la Floride, c’est ici que je veux vivre. La ville s’est détendue par rapport aux années 1990, les gens sont cools, bourrés d’énergie sans paraître stressés. Je vois la ville comme je la rêve, avec de longues promenades au bord de l’eau, des jardins suspendus au-dessus du courant, des immeubles jaillis de partout, et toujours la mer qui entre, qui se glisse entre les yeux et les narines.

Jardin-Cimetière
Jardin-Cimetière
Building
Building
Brooklyn Bridge
Brooklyn Bridge
Manhattan
Manhattan
Brooklyn
Brooklyn

Mercredi 3, New York

Je suis retourné du côté de Brooklyn apporter un truc à une amie d’une amie. Inutile de raconter. Elle m’a fait découvrir le carrousel sous verre, puis la promenade face à Lower Manhattan, sous un soleil éblouissant, un ciel d’une pureté incroyable après la pluie de cette nuit. Et toujours cette candeur, cette indolence new-yorkaise, et cela malgré les trains qui passent au-dessus de moi sur Manhattan Bridge.

J’ai longuement regardé la skyline, chaque fois fuyant son gigantisme pour m’attacher à des détails, des passants, des bateaux, des rêveurs enracinés comme moi au bord de l’Hudson. Quand je prenais conscience que j’avais détourné mon attention du paysage général, je sursautais, tentais de l’appréhender, mais insidieusement mes yeux revenaient s’attacher à des détails, comme si l’énormité de la ville m’était inaccessible. Une fois mes sens saturés, je ne parviens pas à rester visé sur cette peinture all-over, qui par son absence de sujet met mon cerveau en panique. Les gens éprouvent-ils la même chose dans les régimes trop libertaires ? Malgré eux, ils veulent un retour de l’autorité, comme moi d’un sujet à mes observations, parce que je m’en trouve rassuré.

De ma chambre
De ma chambre
Manhattan Bridge
Manhattan Bridge
Brooklyn
Brooklyn
Manhattan depuis Brooklyn
Manhattan depuis Brooklyn
Manhattan
Manhattan
Manhattan
Manhattan

Après plus d’une heure de bateau de Brooklyng Bridge jusqu’à Bay Ridge, puis retour jusqu’à Wall Street, je suis un peu ivre de tout ce que j’ai vu, imaginée aussi, me voyant immigrant accueilli par la Statue de la Liberté, en un autre temps, où la ville devait être charbonneuse et fumeuse alors qu’aujourd’hui ses vitres éclaboussent de bleu et d’argent (au propre et au figuré).

Il règne dans ce quartier des affaires une ébullition aveugle que je n’ai pas trouvée ailleurs. Tout le monde marche bêtement, touristes ou employés, poussés par une gravité absurde. La candeur oubliée, on est au cœur du monde et pas question de paraître indolent. J’entre dans la bête, je lis ses pensées méchantes et nocives. Avec cela d’effroyable que sa mécanique engendre la fascination. Une banque devient un temple. Un cravaté un demi-dieu. À ses pieds, des hordes de vendeurs à la sauvette et une foule non moins grande d’admirateurs fétichistes.

Je comprends pourquoi les terroristes ont frappé là, juste devant moi, un lieu de culte déjà rendu au consumérisme. Tout ce que notre monde fait de pire est là, et quand on déteste ce monde, c’est là qu’il faut agir. J’aimerais être capable de le faire avec art, produire le texte qui leur mettrait à tous la tête à l’envers, ça serait le rêve, donner à ce monde l’envie de changer, d’un seul coup, soudainement comme j’ai commencé à le raconter dans ma nouvelle Temps Zéro.

La double fontaine de Ground Zero (ça marche avec Temps Zéro) ressemble à un trou noir, une boucle infinie à la Escher. Et tous ces noms de victimes, difficile de ne pas être ému, surtout quand on a vu en direct les tours s’écrouler, puis les images passer en boucle, avec les petits corps se jetant dans le vide.

Wall Street
Wall Street
Ground Zero
Ground Zero

Je marche jusqu’au Whitney Museum pour prendre la High Line, coulée verte inspirée de celle de Paris. Trop tard, elle est fermée, je m’assois au soleil sur une des chaises mises à disposition des passants. Toutes les villes devraient prendre cette habitude de transformer le moindre espace en parc public.

Je marche encore, remonte la neuvième jusqu’à Chelsea. Vue fascinante sur les nouvelles tours en construction. Je sors mon appareil photo. Un New-Yorkais m’interpelle : « Now, you can get them down. » Cet homme n’apprécie pas le paysage. Il se souvient du quartier d’avant, de ses recoins, de son charme et maintenant il a ces immenses trucs sous le nez, presque trop beaux pour être habitables.

Je m’arrête dans un self végan. Je commande une sorte de soupe beigeâtre au lait de coco et graines de chanvre, à la banane et au beurre d’amande, le tout boosté par des protéines végétales parfumées à la vanille. Et j’aime ça, c’est l’exacte alchimie dont j’ai besoin.

Je me sens à New York comme si j’y avais toujours vécu. La Floride doit me rendre dingue. Je tombe amoureux de la première ville venue, ou plutôt c’est comme si je revoyais une vieille connaissance et que je découvrais soudain que j’ai toujours été fait pour elle.

9th avenue
9th avenue

Jeudi 4, New York

De mon lit. Le ciel : traînées de mousse grise en avant-plan d’un bleu velouté. Première éclaboussure de soleil reflétée sur une fenêtre située sur la rive opposée de l’Hudson du côté d’Union City. L’Hudson, lui-même, dont des buildings rouges ou gris hachent le cours paisible. Déjà la lumière gagne de la force. Union City se transforme en un trait blanc au-dessus d’une coulée verdoyante, striée de monolithes roses. Au loin, des collines brumeuses.

De ma chambre
De ma chambre

Née 400 millions d’années après le Big Bang, la galaxie GN-z11 est à 13,4 milliards d’années-lumière de nous, presque l’âge de l’univers. Mais à quelle distance d’elle étions-nous 400 millions d’années après le Big Bang ? Cette question m’a toujours donné mal à la tête. Si l’univers n’avait qu’une dimension, donc était un cercle (puisque nous supposons qu’il est légèrement courbé, ce qui reste très incertain), nous n’aurions pas pu être à plus de 400?, soit 1,2 milliard d’années-lumière. Donc la lumière émise à cette époque aurait déjà dû nous parvenir depuis longtemps. Pas si simple. Nous ne connaissons pas la taille de l’univers. Il s’étend à toute vitesse, il s’est même étendu plus vite que la vitesse de la lumière à ses débuts, les photons et la géométrie se faisant la course. La plus grande partie des photons émis ne nous parviendront jamais. La plus grande partie de l’univers nous sera à jamais invisible comme tous ces textes sublimes que nous ne lirons jamais. GN-z11 se trouve aujourd’hui à plus de 40 milliards d’années-lumière de nous. Elle s’est perdue.


Je lis le carnet web d’un jeune auteur, publié comme le mien une fois par mois. J’ai du mal, je n’y arrive pas. Il ne suffit pas de dire « Je fais ça, j’étais là, j’ai parlé avec un tel. » Il faut un point de vue, il faut y mettre du sien, et peut-être même se mettre en danger, utiliser le carnet non pour dire, mais pour chercher, pas forcément à se comprendre, mais fouiller tout au fond de son grenier et se bagarrer avec les bestioles qui l’habitent. Il faut savoir être méchant avec soi-même et avec les autres, surtout méchant avec ses amis, parce l’amour qu’on leur porte exige de nous la franchise. Et si je ne cite pas, c’est parce que les uns et les autres se reconnaissent, et que ceux qui ne les connaissent pas s’en fichent.


Je marche jusqu’à la High Line qui, à l’ouest, longe l’immense complexe immobilier qu’hier un New-Yorkais me demandait d’abattre. J’aurais dû être plus réactif, mimer un tour de magie, tout faire disparaître par le pouvoir de l’imagination, mais je serais bien triste ce matin.

Le spectacle est tout simplement stupéfiant, une négation de la colapsologie, une affirmation que l’homme dépassera toutes les contingences, quitte à les nier jusqu’au bout et être surpris au moment de la mort, comme a été surprise ma grand-mère maternelle par la mort de mon grand-père. « On croyait qu’on avait encore vingt ans devant nous », répétait-elle. Il est mort à 78 ans, comme mon autre grand père, comme mon père, et j’ai pour devoir de franchir cette limite, sans retenue, avec excès, car mon génie s’exprimera vers le grand âge (j’ai toujours aimé cette idée du temps long, je rêve toujours autant, je n’arrive pas encore à renoncer à mes illusions). Ici, à New York, je veux être New-Yorkais, je veux avoir l’occasion de vivre dans cette ville. « Il suffira d’un best-seller », se dit-il avec sérieux et sans honte.

Ils construisent des immeubles faramineux. La High Line offre une vue plongeante sur leurs entrailles, sur la terre noire retournée, plantée de tiges métalliques où s’agrègent des coulées de béton titanesques, où débouchent des tuyaux par centaines. Nous n’avons pas à rougir ni des pyramides ni des cathédrales, notre époque est prolixe en merveilles, et comme toutes les époques elles ne s’épargnent pas les horreurs, mais les merveilles restent et les horreurs se répètent, et peut-être qu’il existe un lien d’intensité entre ces deux tentations.

Construire. Je me sens minuscule avec mes mots, incapable d’atteindre une telle complexité lumineuse. Je ne joue qu’avec des résonnances internes, avec le pouvoir de stimuler l’imaginaire. Peut-être est-ce phénoménal en fin de compte. Je suis passé tout à l’heure devant la ComicCon. J’ai vu les fans déguisés en Gandalf, en Luke Skywalker, en orques et en trolls. Dans la tête des déguisés, tout était réel comme étaient réelles nos aventures quand nous jouions à Donjons & Dragons.

Ces nouvelles tours de New York ne sont que nos rêves transformés en réalité grâce aux pouvoirs des logiciels de conceptions 3D. Tout ce qui était impossible devient envisageable pour peu que nous puissions le dessiner.

Je reste longuement assis sous un mur de verre, à regarder les agencements millimétriques des panneaux, cela sur des surfaces immenses. Ma maison n’est qu’une cabane en comparaison. Elle a été bâtie à la main, sans science, à l’ancienne. Ici, au contraire, le numérique se donne à voir dans l’espace. Les bits se matérialisent en puzzle gigantesque. Tout cela ne tiendrait pas sans les arbres, les fleurs, les herbes à l’apparence sauvage qui poussent entre les cailloux du ballast de l’ancienne voie ferrée reconvertie en coulée verte. Du biologique au numérique. La vie sous toutes ses formes.

Arrivé au bout de la High Line, j’observe des ouvriers détruire un bâtiment, défaisant avec méthode le travail que d’autres ont fait un siècle plus tôt avec tout autant de méthode. La ville se construit comme une œuvre sans cesse remise en question. Rien n’est déifié, uniquement de la matière à moudre, à vivre.

9th Street
9th Street
High Line
High Line
High Line
High Line
High Line
High Line
High Line
High Line

J’entre dans le Whitney Museum. Il y a la queue aux caisses et dehors l’air est trop doux pour que je m’enferme, d’autant que pour demain s’annonce une sérieuse chute de température. Alors je prends le métro A jusqu’au Cloister, cette église en partie piquée du côté de Saint-Guilhem-le-Désert.

Je rentre à pied. Après un quartier résidentiel, je rejoins Broadway, ça monte, ça descend, le sol devient poisseux, l’air saturé d’odeurs d’épices comme en Afrique du nord ou en Orient, puis peu à peu la ville reprend de la tenue. Je finis par atteindre le campus de Columbia où je m’affaisse au sommet d’une volée de marches, avec près de moi des hystériques qui hurlent « We believe… » Le reste je n’y comprends rien, si : « This is what democracy looks like. » Peut-être qu’ils ne parlent pas de Dieu finalement, quoique la démocratie pour certains soit devenue une croyance immuable.

Tout le long du chemin ou presque j’ai eu envie pisser. Je suis entré dans tous les MacDo et Starbucks, mais chaque fois les portes des toilettes étaient condamnées. J’ai fini par me planter devant l’une d’elles jusqu’à ce que je puisse me glisser dans le saint des saints. L’envie de pisser se fait de plus en plus piquante avec l’âge. La radiation part du sexe, puis peu à peu gagne le corps jusqu’à obscurcir le cerveau. Rien ne nous a préparés à nous retenir. Les chasseurs-cueilleurs pissaient quand ça les prenait. Et maintenant c’est le ciel qui crachote, puis qui se déverse, ce qui me force à rentrer plus tôt que prévu.

George Washington Bridge
George Washington Bridge

Aucun roman contemporain ne me paraît contemporain comme si la forme retenue ne collait pas avec le temps.

Vendredi 5, New York

De mon lit. La vue porte bien au-delà de l’Hudson et d’Union City jusqu’aux collines boisées du New Jersey. Vivre en hauteur au cœur de New York est un idéal hors de prix : en bas la communauté des hommes, au loin la nature.

De mon lit
De mon lit

Le MOMA est devenu une usine à touristes, là parce qu’il faut y être et qui défilent devant les toiles en les photographiant avec leur mobile. Comment rêver devant les ciels de Van Gogh ou les chemins brûlants de Cézanne ? Je me retrouve par miracle seul assis devant Les Demoiselles d’Avignon, me dit que peut-être je vais pouvoir écrire en compagnie de mon maître, mais une nuée d’écervelés m’encercle et m’ensevelît.

Le musée est un objet du XXe siècle. Il ne peut plus nous inspirer, même s’il faut y venir pour être au contact des œuvres à leur juste proportion et lumière. Devant La nuit étoilée, j’ai pensé à la satisfaction de Van Gogh, d’avoir ainsi communié avec la nature, aussi avec le village en contre-bas, ses rues, ses allées d’arbres (tant bien même il a réédifié ce village). Un coup de génie parce qu’il résulte d’un moment de vie exceptionnel.

Voilà pourquoi j’ai toujours préféré les carnets et les lettres des écrivains à toutes leurs autres œuvres, parce qu’ils ont été jetés dans l’instant, sans réflexivité excessive, sans repenti. Ils témoignent de la vie, en direct, et sans trahison esthétique. Vivre des extases et en témoigner en même temps, avec ce pouvoir qu’on les mots lorsqu’on les fige de démultiplier la puissance de l’extase au moment même où elle est vécue, ce dont n’ont pas idée, me semble-t-il, les adeptes des religions orientales.

Le satori n’est qu’un prélude à quelque chose de plus grand lorsque, non contents d’être unis au monde, nous lui ajoutons de la matière onirique, fixée, matérialisée, et que cet exercice nous fait vivre avec une puissance ébouriffante.

Je me suis trouvé un coin au bout d’un couloir étroit, sur une banquette en face d’un Matisse, une nature morte fruitée, pas ce que je préfère chez lui, néanmoins vibrante de la chaleur du Midi. Je l’entrevois entre les visiteurs, entre leurs commentaires, entre leurs regards qui lisent les étiquettes.

Une page d’un carnet, une journée de rêverie, est l’équivalent d’un tableau, du moins ce qui s’en rapproche le plus : la traduction la plus instantanée possible d’un état mental.

Plus que toute autre ville, New York n’est pas picturale, mais photographique. C’est la ville de la photographie parce que les buildings délimitent des vues, les encadrent. Il suffit de marcher pour traverser un musée géant. De ma banquette, j’ai une perspective sur la 54th street, avec au premier plan le faite des arbres du jardin du MOMA. Cette perspective est aussi extraordinaire que celle d’un Matisse, parce qu’il aurait pu s’installer à ma place et la peindre. Il me suffit d’imaginer ses contrastes, ses traits de bleu, de vert et de gris, et je suis devant une des œuvres qu’il n’a jamais peintes. Il y a même les indispensables taches rouges des feux posés en surplomb du croisement de la 5th avenue.

Je retourne devant le chemin de Cézanne, circa 1898. La notice dit que c’est le dernier tableau qu’il a peint à Montgeroult avant de rentrer à Aix où il a fini sa vie. L’idée du dernier geste en un endroit me hante. Chaque fois que je suis dans un endroit où je me sens vivre, je me demande si c’est la dernière fois que j’y viens. Ça me fiche la trouille. Oui, j’ai parfois la trouille de ne plus jouir du monde.

Il y a deux sortes d’œuvres : celles que je n’ai pas besoin de revoir, les Rothko, Kline, Newman, Pollock, Mitchell… souvent les œuvres de cette génération de peintres américains, je les ai intégrées, digérées, assimilées, et puis les œuvres qui m’échapperont toujours, celles des anciens de la Renaissance et celles de Van Gogh, Matisse, Picasso… Elles sont illimitées, magiques, et les autres souffrent d’être exposées non loin.

Je déambule dans le musée, me disant « Oui je connais », ou « Oui, mais après ? » J’ai l’impression de découvrir des œuvres décoratives.Seul Basquiat pour me secouer quand il juxtapose des dizaines de pages arrachées à ses carnets. Je ne passe du temps qu’en compagnie de quelques photographies d’Helen Levitt, oui, là, il y a quelque chose, une puissance de l’instant saisie pour l’éternité, là où les autres cherchent à exister par leurs toiles, à attirer l’attention sur eux, comme tous ces écrivains adeptes de la belle prose, de mots rares, d’un vocabulaire superfétatoire et excessif.

Je débouche dans une immense salle bourrée de maquettes de villes futuristes. Au milieu, illuminée, c’est Sète en 3009, imaginée par Isek Kingelez, lors d’une résidence par chez moi. Ça m’amuse. Mais tout de même. Pourquoi exposer cette œuvre et pas une maquette de train électrique ? J’ai l’impression d’une vision de la ville datant des années 1950. Suffit de regarder dehors pour voir la modernité. Plus on s’approche du contemporain, plus grandit l’influence du copinage.


Parfois, je déraille. Hier, j’ai aperçu dans une vitrine une espèce de tourte, quelque part dans les environs de la 9th avenue et de la 49th street, mais je n’avais pas faim à ce moment. Donc j’y retourne maintenant, j’explore le quartier en vain, aucune trace de la devanture verte de mon souvenir. Je finis par manger un bout de pizza pas terrible. Quand je sors du bouge où j’étais entré, je vois tout à côté les fameuses tourtes, mais la boutique n’est pas la même, il s’agit même d’un restaurant crasseux. J’entre tout de même, je m’assois et commande une tourte, tout en me disant que je fais n’importe quoi. Le truc m’arrive, tiédasse et gras au possible, avec une odeur rance. À l’intérieur un fromage si écaillé qu’il me donne une syncope. Je m’enfuis. Deux heures après, j’ai encore le goût de ce truc dans la bouche.

Le pire, pas plutôt dépassé la 50th street, en remontant la 9th avenue, j’ai enchaîné les devantures appétissantes, avant que ça devienne quasi irrésistible dans l’Upper West Side, que j’ai arpenté jusqu’au sommet de la 10th avenue, avant de descendre vers l’Hudson et de rentrer tout doucement vers la jetée où j’ai échouée lundi soir à mon arrivée.

West Side
West Side
Sun set
Sun set

Samedi 6, New York

Réveil sous la grisaille, mais avec en tête la lumière poussiéreuse et ambrée de Les Braises de Sándor Márai, roman ramassé au hasard chez mon copain de New York. Chaque fois que je plonge dans un roman écrit par un auteur de la Mitteleuropa à sa grande époque, j’entrouvre toujours la même porte qui me fait entrer dans le monde mystérieux et extraordinaire d’un grenier inondé de soleil. Ça me réchauffe tout en me serrant le cœur. Ainsi, je ressens avec force le temps unique que ces auteurs ont réussi à capturer dans leurs œuvres, ce qui les fait œuvres, et je me demande quelles sensations nous sommes en train d’envoyer vers le futur, quelle couleur sera la nôtre.


Je m’en vais courir à Central Park. Je me suis réservé pour le dernier jour, car, comme je cours peu en ce moment, j’ai tendance à me faire une belle ampoule au gros orteil droit, toujours au même endroit. J’attaque tranquillement, mais très vite des joggeurs se pressent à l’intérieur d’une double haie de barrières. Une course ! Je remonte ce flot, ne rejoignant la ligne de départ que dix minutes après le départ. Je ne serai donc pas seul. Et me voilà parti dans une petite chevauchée, j’ai beau doubler beaucoup de monde, je ne rattrape pas la tête de la course avant l’arrivée de la boucle de dix kilomètres.


Avant de rejoindre La Gardia, je fais un saut à la Frick Collection. Dès l’entrée, sur la droite, au fond d’une alcôve où presque personne ne va, il y a une des peintures qui m’a le plus fait rêver, avec sa source d’inspiration qui se trouve au Louvre, La Vierge et l’enfant avec Sainte Barbara, Sainte Élizabeth et Jan Vos de Van Eyck et son atelier. Des larmes me viennent, la beauté est presque insoutenable. Seules quelques toiles ont ce pouvoir sur moi, et ici même, il y en a une deuxième, Le Saint-François de Bellini, avec son âne, son rocher, sa grotte et au loin la ville. Comme en 1991, c’est presque trop puissant, alors je m’éloigne un peu. Plus loin, c’est à peine plus soutenable.


En sortant du métro pour prendre le bus Q70 pour La Gardia, une jeune femme m’interpelle, me demandant si moi aussi je vais à Chicago. J’ai le regret de lui annoncer que je vais à Miami. Elle me demande si je vais là-bas courir un marathon. Une fois dans le bus, elle s’installe près de moi et m’explique qu’elle court souvent des marathons. Je lui explique que je préfère le vélo ou courir seul dans mes montagnes. On parle un peu, puis elle me sort de sa valise toute une série de produits : poudre hydratante, boisson énergisante, bandes de scotch à coller sur les genoux ou autres endroits douloureux. « Je ne vends rien », juge-t-elle nécessaire de préciser. Elle descend au terminal B, moi au C. J’ai comme l’impression de m’être fait draguer.

Lundi 8, Weston

Hier matin, j’ai roulé pour tenter d’oublier que j’étais de retour en Floride, puis on est allé manger des sushis, acheter des affaires de tennis aux enfants, la journée est passée, et maintenant je me retrouve sur ma table, face au marigot, avec à nouveau cette envie d’être ailleurs.

« Adapt to adopt », dit Didier. En troquant le VTT pour le gravel, c’est ce que j’ai fait. J’ai adapté ma façon de faire du vélo pour adopter les chemins d’ici. Cette adoption reste très insatisfaisante pour le moment tout comme mon adaptation à la Floride. Je suis un prisonnier qui n’a pas vraiment besoin de s’adapter à la vie de prison, sa peine étant courte.

Mardi 9, Weston

J’ai acheté des chaussures de vélo aux enchères sur eBay, une trentaine de personnes étaient sur le coup, l’affaire s’est conclue hier soir à minuit, à la dernière seconde j’ai placé un ordre à l’aide d’un robot et j’ai empoché la mise, mais j’ai stressé, comme les rares fois où j’ai joué de l’argent au tarot. Je déteste cette sensation qui en enivre d’autres. C’est un peu comme si une force extérieure me maltraitait.

Mercredi 10, Weston

Sortie gravel éprouvante hier soir avec pour conséquence une nuit agitée. Ce matin, panne de clim. Torpeur. Je regarde ma nouvelle Temps Zéro avec circonspection. Je me disperse, négocie l’achat d’un VTT d’occasion pour pouvoir accompagner les garçons dans le parc d’attractions local. J’irai le chercher demain, à mi-chemin d’Orlando, ça me fera visiter. En parallèle, je regarde mon blog, je songe à le centrer autour de mon carnet, à le restructurer autour des dates, comme on le faisait au début des blogs, comme le fait Carl Dubost. Ne plus attirer l’attention sur des titres d’article, ne plus vendre, ne plus provoquer, juste dire tel jour j’ai pensé ça, j’ai vécu ça.

Jeudi 11, Weston

J’ai donc roulé vers le nord en quête d’un VTT. Longtemps j’ai eu l’impression de tourner en rond dans Weston, tant le paysage ne variait pas : avenues pelousées bordées de palmiers et de ficus, zones commerciales, palissades arborées qui cachent des gated communities. J’étais en avance, j’ai rejoint l’océan au nord de West Palm Beach, puis, à la hauteur de Jupiter, j’ai quitté l’US1 pour me rapprocher du rivage, route charmante, étroite, ombragée, parcourue par de nombreux cyclistes, bordée de maisons de plage, entre elles j’apercevais les vagues. Je m’arrête à Hobe Sound, marche sur la plage. Sauvage, infinie, deux surfeurs, des déferlantes, des pêcheurs. Je repars sous une allée de banians qui s’entrelacent au-dessus de moi. Bon, le vélo n’était pas loin d’être une épave. Je suis rentré bredouille et pas assez intrigué par le coin pour envisager de l’explorer.


En France, tout le monde s’inquiète pour nous, mais l’ouragan Michael passe bien plus à l’ouest du côté de Panama City. Le ciel est gris, il tombe trois gouttes, c’est le calme absolu, c’est presque trop calme, rien, le marigot prend des teintes acier.


Je lis celui qui serait le premier diariste de l’histoire, Marc Aurèle. Il nous livre ses pensées, les laissant flotter d’elles-mêmes sans les arracher à leurs circonstances, surtout corporelles. On n’en est pas encore au journal comme roman. Mais quelle leçon pour nous autres avide de visibilité : « Envers les hommes, nulle recherche de popularité, ni désir de plaire ou de gagner la faveur de la foule. »

Vendredi 12, Weston

Les gens ne savent plus quoi faire pour attirer l’attention. L’un annonce fermer son compte Twitter, parce qu’il a trop de followers, tout en disant qu’il ouvre tout de suite un nouveau compte. Pourquoi cette mise en scène ? Pour se faire mousser une fois de plus et surtout faire perdre du temps à tout le monde, à moi pour commencer. Pas question de perdre une seconde de plus avec ces farces et avec ces bougres.

Un autre, que je ne connais pas, mais qui m’en veut pour une raison que j’ignore, critique toujours ma déconnexion de 2011. On dirait que ça l’obsède. Il me reproche même d’avoir écrit un livre sur cette affaire. Bon sang, j’écris des livres sur tout, rien de ce qui me touche n’y échappe, pas même la mort de mon père. Alors quand j’éprouve le besoin physique de me déconnecter, parce que mon corps me dit stop, je me déconnecte, je me fiche bien d’emmerder les apparatchiks de la connexion (qui vivotent du temps qu’ils nous piquent, nourrissant leur orgueil d’entretenir une pseudo réputation, parce c’est toujours de ça dont il s’agit).

Tout ce monde devrait lire Marc Aurèle. « Maintes fois je me suis étonné de ce que chaque homme, tout en s’aimant de préférence à tous, fasse pourtant moins de cas de son opinion sur lui-même que de celle que les autres ont de lui. » Vivre pour les autres, pour briller à leurs yeux, c’est ne plus vivre, c’est même ne jamais avoir commencé à vivre. J’aspire moi aussi à la reconnaissance, mais pour mon travail, pour ce que je fais en vivant, en étant en accord avec moi-même, sans désir de plaire ou de simplement attirer l’attention.

Que faire quand sortira en mai 2019 L’homme qui ne comprenait pas les femmes, puis quand sortira à la rentrée littéraire Mon père était un tueur ? Le moins possible. Le service minimum. Je répondrai aux invitations, mais je ne tenterai pas de les arracher en inventant des subterfuges sans lien avec mon travail. Un mailing. Un post. Une bande-annonce. Ça sera assez.

On devrait tendre vers la sobriété, d’autant que le monde surchauffe, et au contraire on devient baroque, dispendieux. Moi, pour commencer, qui me suis déplacé en Floride, puis qui passe une semaine à New York, qui m’achète des vélos, des trucs dont je pourrais me passer, mais non, je souffle sur les braises.

Samedi 13, Weston

La cigarette socialise tout autant que les réseaux sociaux, suffit de regarder tous ces fumeurs rassemblés en bas des immeubles de bureau. Même stratégie dans les deux cas : nous faire consommer à tout prix, quitte à nous détruire. On doit pouvoir pousser loin cette analogie. Il faudrait que tous les sites sociaux ajoutent la mention « Passer plus de quelques minutes par jour sur cette page nuit gravement à votre santé et à celle de votre entourage. »


La lumière est plus douce, plus tendre, l’air plus limpide. Les arbres paraissent vernis et les oiseaux chantent comme chez nous au printemps. Hier, peu avant le soleil couchant, alors que les ombres franches s’allongeaient, un flash de légèreté m’a traversé. Je ne m’enthousiasme pas. Je constate. J’ai le don très commun de m’habituer au pire, de même finir par l’aimer, parce que sinon je deviendrais fou.


Ne plus utiliser les réseaux sociaux que pour des échanges directs, une façon de les substituer à l’email, avec cette possibilité que d’autres puissent se joindre à la conversation. Refuser de s’adresser à tous, parce que chaque fois cela revient à dire « Regardez-moi, intéressez-vous à moi. »

Dimanche 14, Weston

Direction Homestead, au sud de Miami, non loin de la route des Keys, où je participe à une course de vélo : 70 km de piste et de boue. Je termine crotté de la tête aux pieds. En voiture, JP me raconte sa vie, son père pilote privé, leurs voyages dans toutes les îles des Caraïbes où ils transportaient des bons du Trésor pour les banques internationales, puis l’évidence qu’il fallait fuir le Venezuela à l’arrivée de Chávez. « On m’a traité de fou quand je suis parti, parce que nous avions tout là-bas. » Dix ans plus tard, son père a été mis sur une liste noire, ses biens confisqués et lui aussi a dû partir. JP aime la Floride, elle est devenue sa terre. Il vénère les levees autant que moi mes garrigues.

Homestead
Homestead

Lundi 15, Weston

Tous les matins, quand j’accompagne les enfants à l’école, je me dis que nous sommes loin de nous attaquer au réchauffement climatique. Ici, les voitures sont partout, une nuée bourdonnante, jusqu’à la porte de l’école. Cette sensation est accrue parce que nous ne pouvons rien faire sans voiture. Cette société est pensée pour réchauffer le monde et satisfaire ses habitants. Ils sont heureux les Floridiens. Ils ne veulent pas changer de vie. Je ne suis pas meilleur qu’eux, déjà parce que je suis venu à eux, parce que je les imite en tous points. Depuis que je suis ici, j’ai l’impression que les gens parlent de plus en plus du réchauffement climatique. La rumeur monte. Moi, en 2000, je faisais déjà des cauchemars, voyant ma maison dérivée à la surface de mon étang. Un symptôme de ma culpabilité, avec toujours en moi un fond d’optimiste, une croyance inébranlable à notre génie.

Mardi 16, Weston

Matin fiévreux. J’ai mangé un truc pas net. Me reste assez d’énergie pour être énervé par un article : la moitié de la population mondiale appartiendrait désormais à la classe moyenne. Des chiffres qui ne disent rien. Quand on parle de vies humaines, les pourcentages devraient être bannis. Comme la population mondiale augmente, les pauvres peuvent rester aussi nombreux qu’avant.


F. débarque à l’improviste. Il arrive des Bahamas où il a convoyé un voilier depuis la France, tout au long de sa traversée jouant à cache-cache avec les tempêtes tropicales.

Mercredi 17, Weston

Chaque fois que je suis malade, privé d’énergie, j’ai l’impression que je ne quitterai plus jamais cet état. Le côté positif : je n’arrive plus à m’énerver contre la Floride. J’ai déchargé ma bile contre ce plat pays uniformément ennuyeux dans lequel je ne trouverai jamais ma place.


« Tu voudrais devenir mon mentor ? » me demande un aspirant écrivain. Moi : « Tu m’as lu ? » Lui : « Non, pourquoi ? » Le monde numérique est merveilleux.

Jeudi 18, Weston

Je me persuade que je ne suis plus malade et vais faire du vélo. Résultat, je rentre épuisé, avec à nouveau des maux de ventre.


Depuis deux mois, le temps n’a pas bougé. Tous les après-midi, le température dépasse les 30°, mais peu à peu le bleu du ciel s’intensifie, ce qui en même temps altère la lumière, mais sans que ce soit bouleversant. Je découvre que la vie dans les tropiques n’est paradisiaque que sur le papier. Le paradis, c’est sentir la Terre tourner autour du soleil, le soleil tourner autour du noyau galactique, la galaxie traverser l’univers. Je dois avoir encore un peu de fièvre.


J’ai envie d’étrangler Coco. Il crie à nous déchirer les tympans. Il veut que nous nous occupions de lui, mais, dès que nous le sortons de sa cage, il s’en prend à nous.

Vendredi 19, Weston

Je boucle ma nouvelle Temps Zéro, avec tant de difficultés que j’ai l’impression de n’avoir jamais écrit un texte aussi indigeste. Puis je vais récupérer le VTT que j’ai commandé, j’ai l’impression qu’il est trop grand, je ne sais plus où j’en suis. Puis je rentre, je compare le profil de ce VTT avec le mien en France, ils sont presque semblables. Je suis en train de devenir fou.

Notre alligator
Notre alligator

Samedi 20, Weston

Je tourne en rond, la Floride me paralyse à tous les étages de ma vie. Je n’écris pas, je suis incapable d’acheter un vélo, incapable de ne rien faire sans fainéanter, même lire me devient difficile. Ça cogne partout. Je n’ai plus de place nulle part. Je voudrais sans cesse être ailleurs. À Miami Beach, je ne vois que des femmes vulgaires en mousselines argentées, montant leurs fesses flasques sans le moindre complexe. À Wynwood, j’attrape une image par-ci par-là, sans réussir à me dire que je mets un pas devant l’autre pour avancer, au contraire je me perds, ou pire je fais du sur place.

Miami Beach
Miami Beach
Wynwood
Wynwood
Wynwood
Wynwood
Wynwood
Wynwood
Miami Beach
Miami Beach
Wynwood
Wynwood
Wynwood
Wynwood

Lundi 22, Weston

J’ai toujours détesté le corporatisme, qui souvent au nom de la défense des droits rassemble des fidèles dans des églises et leur permet de se reconnaître les uns les autres. Les intérêts individuels me sautent toujours aux yeux, tout cela au nom du bien de tous. Peut-être est-ce si difficile de se battre pour la défense du collectif qu’il est impossible de le faire sans espérer en tirer un bénéfice personnel (suffit de voir comment nos politiciens s’avilissent).


Je passe sur Twitter, par désœuvrement, par manque de puissance à rêver mieux. Je retombe sur un énième message d’un auteur qui tisse un marketing bien huilé. Des années de flatterie, de construction d’une communauté, de prétention à l’originalité, à la différence, à une véritable voix artistique, puis voilà qu’un livre sort, alors on bombarde le bon peuple de teasers supposés drôles, tout cela se résumant à l’éternel « Achetez-moi. » Si j’étais croyant, j’implorerais Dieu de me protéger de cette tentation à la publicisation.

Mardi 23, Weston

Résister à une autre tentation : parler de mes moindres maux, par exemple de ma barbe qui pousse trop vite (et plus vite il me semble en Floride), qui est trop abrasive ce matin, qui me démange. Je pourrais en faire un post comme sur mon prurit chronique à l’endroit le plus inaccessible de mon dos, puis pourquoi ne pas parler de mes nouvelles chaussures vélo, avec lesquelles je pédale mieux, qui par miracle ont même fait disparaître une légère irritation au pli de ma fesse gauche, mais qui me provoquent assez vite des fourmis dans les pieds — intéressant tout ce même ce lien entre les chaussures et le cul.

Je pourrais photographier mes chaussures, mon cul, envoyer tout ça sur le Net, et comme ça ne porte pas à conséquence, les gens commenteraient, perdraient leur temps et me feraient perdre le mien en m’illusionnant d’entretenir une vie sociale avec eux. Tous les instants de ma vie pourraient être publicisés, même les plus insignifiants, dans le but de coloniser les esprits des autres.

Je pourrais transformer ce carnet en un relevé méticuleux de tous les riens du quotidien. Par exemple, quand je dépose les enfants à l’école, ils me disent « À dans sept heures », parce que je les récupère exactement sept heures plus tard, parce que ça fait déjà une belle journée d’anglais pour eux, chaque jour plus qu’en deux semaines à l’école en France, sans parler après des devoirs, puis du tennis, puis des films en VO. Je pourrais parler de l’araignée qui tout doucement descent à la hauteur de mon visage, juste au-dessus en mon écran, se plaçant entre moi et le marigot ensoleillé. Je pourrais m’émerveiller parce que l’air est enfin respirable, parce que nous ne transpirons plus au moindre mouvement, je pourrais, je pourrais… Mais non, je cherche l’extase plutôt que me donner l’illusion que je vis des choses extraordinaires.


Hubert et Guillaume m’ont tous deux suggéré de lire l’ultime Philippe Rahmy, Pardon pour l’Amérique. Je l’ouvre et prends dans la figure cette Floride où je vis, avec ses golfs, ses plages éblouissantes, et pas encore ses cortèges de vieux parce qu’ils ne débarqueront que cet hiver, pour fuir leur hiver. Je suis au milieu de cette zone aseptisée, et je côtoie l’autre Floride, poussiéreuse, rectiligne, quand j’arpente les levees. Je me tiens à la frontière entre deux mondes tout aussi terrifiants. Rahmy vivait à Naples, de loin l’endroit le plus intéressant que j’ai visité à ce jour, celui où le temps a laissé une marque, où les arbres dévoilent leurs racines jusqu’au ciel, où les bords du lac Léman ne sont pas loin avec un peu d’imagination.

Rahmy décrit les nuages en forme « d’escargots, dont la base traîne par terre sous un bourrelet spiralé de gouttelettes en suspension, plus brillantes à mesure qu’elles perforent le bleu du ciel. » J’aime ces nuages lourds de leur voyage au-dessus de l’océan ou du golfe du Mexique, rabotés par une terre aussi plate qu’une feuille de papier verre, ces nuages aux ventres sombres, aux têtes bouclées d’archange. Rahmy voit des escargots baveux, moi des alligators gueules ouvertes. Deux vies, deux perspectives. Pour lui, Homestead est la ville terminale, celle du bout du pays, adossé aux Everglades, assemblage de bouis-bouis entre un infini déroulé de champs de tomates. Moi j’y suis allé pédaler, depuis sa marina clinquante, fonçant dans ses chemins de terre, aux bords de ses chenaux, aussi du déversoir de sa centrale atomique, sans parler de ses champs de boue que j’ai remontés en apnée.

Rahmy dit deviner « un trait lumineux sous la couenne brune, fascinante, un aveu de vulnérabilité qui me permet de poursuivre cette aventure américaine, sans me décourager face aux jours qui se terminent avant d’avoir commencé. » Ces journées invisibles s’enchaînent pour moi aussi, plus de deux mois à cuire au bord du marigot, la tête troublée par ses reflets métalliques, et contrairement à Rahmy pas de projet, sinon accompagner les enfants, rien du côté de l’écriture, sinon cette injonction à prendre la route à vélo, à explorer le pays, mais toutes mes traces rejoignent des quatre voies auxquelles Google Earth me dissuade de m’attaquer à deux roues. Il me faudrait aller plus au nord, vers Orlando, ou mieux au-dessus d’Atlanta dans les Smoky Moutains, alors rêves de suivre l’Apalchian Ways durant des jours et des jours, sans jamais quitter les sentiers.

Mardi 23, Weston

Rahmy évoque son « amour sans faille pour les êtres humains. » Un amour qui pointe dans chacune de ses descriptions. Parfois, je me dis que j’aime mieux les paysages que les gens, ou mieux leurs idées qu’eux, mais non, j’aime les gens à ma façon, mais pas au point de m’arrêter dans une prison pour y récolter des histoires. Chacun son style.

J’écoute Didier Pittet, j’écoute à nouveau son histoire pour en faire un second livre. J’écoute mes nouveaux copains cyclistes, je vis la Floride à travers eux, plutôt qu’à travers celles des migrants qui tondent et récurent le pays, perchés sur leurs tondeuses orange, fonçant sur des kilomètres de pelouses, broutant l’herbe et la recrachant sans la digérer, souvent avec trop de violence, si bien qu’elle s’éparpille, alors d’autres gars déboulent, armés de souffleurs, encore des appareils bruyants qui laissent à la fin de la journée le cerveau en compote. Ces soldats portent des t-shirts orange à manches longues et à capuche, des espèces de camisoles hermétiques, pas tant destinées à protéger de la chaleur que des microparticules irritantes envoyées tourbillonner dans l’air.

J’aime les gens parce que j’ai mal pour eux. Parce qu’ici l’esclavagisme se donne toujours à voir, à imposer des tâches inutiles, à penser des villes qui exigent une maintenance excessive, un combat perpétuel contre la nature, combat vain, au prix de dépenses démesurées, tant énergétiques qu’humaines, et tout cela finira contre le genre humain dans son ensemble. Le mur contre lequel nous fonçons ne m’a jamais été aussi évident qu’en Floride, d’autant que la flore et la faune y restent exubérantes, comme si à tout moment tout pouvait en revenir à un stade plus primitif.


J’ai marché dans New York comme j’ai marché dans bien d’autres villes, mais je préfère les escapades en montagne, par forcément loin de la civilisation, avec en contrebas un village, une route, les vestiges d’une fabrique au bord d’une rivière. Je crois que la ville fascine parce derrière les rues, les façades, les boutiques, il y a des gens, des histoires, des rencontres. La ville attire par son potentiel, alors que la nature se donne sans question. Pas besoin de la séduire, de pousser une porte, de troubler un quotidien, d’outrepasser une gêne. La nature est comme un livre, elle exige le face-à-face.


Regarder par les yeux des exclus, oui, ça fait mal, ça bouleverse, mais ça ne dit qu’une des vérités, qu’une des possibilités de voir le monde, avec le risque d’une déviation statistique. La misère est partout, il suffit d’aller aux urgences au milieu de la nuit, la noirceur s’y donne à voir, en ce lieu où s’achèvent toutes les errances, surtout si on enfile la blouse du soignant. On touche là un sordide pas plus original qu’au fin fond des champs de tomates de Floride. Je ne voyage pas pour chercher ce qui est dans mon arrière-court, mais pour voir ce que je n’ai jamais su voir.

Jeudi 25, Weston

Pas peu fier. Je fais découvrir des chemins à JP, enchaînant des passages obscurs entre des parcs non moins obscurs, si bien que JP finit par être perdu. Voilà le vélo que j’aime, qui tient de l’exploration, avec un plaisir évident pour les yeux. Et puis je rentre, me cogne à un meuble et m’explose le petit orteil droit.

Vendredi 26, Weston

Une peinture créée par une IA vient de se vendre un demi-million de dollars. J’ai toujours pensé que l’art finirait par ne plus être l’apanage du genre humain, que nous devrions à brève échéance accorder aux IA l’égalité en droit et devoir, mais, face à cette nouvelle d’une vente mirobolante, je suis découragé, parce qu’il s’agit d’une affaire humaine et de la démonstration de la vacuité de l’art contemporain, réduit à la spéculation. Néanmoins notre futur se dessine, avec une seule attitude tenable pour un artiste : œuvrer pour soi, en égoïste, à la recherche de l’extase. Est-il possible de mettre de côté l’ambition et le désir de faire société ? Cette IA peintre a créé sans conscience. Peut-être qu’elle nous donne avant tout une leçon d’art de vivre.


À quand le livre écrit par une IA qui deviendra un best-seller ? Il est plus facile d’abuser un riche collectionneur que des millions de gens, quoique.


Lire Rahmy me rassure. « Villes et visages, coulés dans le même moule, ensemble disparate et fonctionnel dont les éléments ne diffèrent que par quelques détails. » J’ai décrit ce côté fractal de la Floride — mes mots à moi —, ce n’était donc pas un trait exagéré par mon caractère difficile.

Rahmy dit : « Ce monde, on l’accepte et on se tait. » Contrairement à Rahmy, je n’ai pas passé ma vie en fauteuil roulant, prisonnier de la maladie, j’ai eu la chance de refuser, je n’ai cessé de le faire. Rahmy dit : « Je prends ce que je peux. » Moi, l’enfant gâté, je veux toujours plus, ce que j’ai ne m’intéresse déjà plus, je me tends vers un au-delà où je cherche la lumière. Rahmy, lui, se rapproche de la terre, plante ses doigts dans la glaise bourrée de pesticides, dans la matière humaine cabossée par la vie. Il se délecte de cette soupe dans le but de la racheter, de la sauver. Il y a en lui un côté prédicateur, un côté bon samaritain.

Je dois être plus méchant, plus insensible, je passe à côté des souffrances, je détourne le regard, aveuglé par la lumière qui m’attire et dont j’ai l’illusion de croire que, mise en boîte dans des œuvres d’art, elle peut rejaillir partout, durablement. Finalement, Rahmy ne fait pas autrement. Il cherche une lumière sombre, une braise profonde, quitte à parfois dérailler dans son jusqu’au-boutisme, accusant Bukowski d’avoir souffert pour de faux, comme si on pouvait souffrir pour de faux, comme s’il y avait des souffrances plus dignes que d’autres.

Rahmy est plus expert que moi de la souffrance, mais quand ça fait mal, ça fait mal, l’expérience intérieure reste ravageuse, abandonnant des marées noires dans le cerveau pour des années. C’est comme si Rahmy voulait faire de son jardin le seul jardin possible. Je n’entre pas dans son jeu. Pas envie de plonger dans les sables mouvants floridiens.

Samedi 27, Weston

De la difficulté d’écrire un texte long. Souvent je suis séduit par les débuts de ceux des autres, franchement impressionné par leur style, leur enthousiasme, puis j’attends d’être secoué, transporté, transformé, autant de métamorphoses qui ne peuvent se produire qu’à travers un propos, ou une histoire, ou une dramaturgie, tant bien même elle est cachée, diffuse, ensevelie. Souvent nous autres auteurs oublions Don Quichotte dans son château et nos lecteurs en chemin. Écrire par nécessité ne doit pas nous pousser à publier par habitude.


Nous découvrons un Farmer Market. Une halle ouverte aux quatre vents, avec fruits et légumes bio, yaourts maison au lait de chèvre, viande et poulet d’origine locale. Nous rencontrons Jean-Marc, le producteur de yaourts, qui élève ses chèvres du côté de Homestead. Un quinqua râpeux, sourcils proéminents, profondes rides. Trente ans que ce Français vit en Floride. Il y est bien contrairement à la proprio du Farmer Market qui ne supporte plus le trafic sans cesse croissant et les hordes de touristes, qui même l’été envahissent le pays. « Plus moyen d’être seul à la plage. Et puis, je veux vivre les quatre saisons. J’en ai assez d’être en short toute l’année. »

Homestead n’est pas seulement la terre brûlée décrite par Rahmy. C’est aussi le pays d’adoption de Jean-Marc, et de combien d’autres ? Parce que ce pays digère les gens, il en détruit beaucoup, mais en acclimate davantage. Rahmy dit que depuis Trump on ne parle plus espagnol dans les rues. Moi, ici, je n’ai pas l’impression d’être aux États-Unis, tant l’espagnol est omniprésent. En prime, mes copains de vélo sont presque exclusivement Latinos. Ils ne parlent anglais que pour que je les comprenne.

Dimanche 28, Miami

Jardin du musée Pérez. Cocotiers plantés dans un parvis de béton, pavage granuleux, en devers sur Biscayne Bay. Une brise douce, un air de printemps. Sensation d’un temps altéré, de déjà sortir de l’hiver pour entrer dans une saison magique.

Musée Pérez
Musée Pérez
Musée Pérez
Musée Pérez
Musée Pérez
Musée Pérez

J’ai commencé mes recherches pour Adapt to Adopt. Une question. Depuis quand l’alcool est-il utilisé comme désinfectant ? Depuis quand sait-on qu’il tue les germes ? Cette découverte est nécessairement postérieure à la découverte des germes par Pasteur en 1861. Elle est aussi postérieure à 1865 quand Joseph Lister, au fait des travaux de Pasteur, découvre que le phénol tue les germes et l’utilise dès lors comme désinfectant. Après, en 1878, Robert Koch découvre que la stérilisation à la vapeur est plus efficace que le phénol. Mais aucune référence à l’alcool. Si ces médecins avaient su pour l’alcool, ils l’auraient utilisé. Alors quand ? Je ne trouve rien sur le Net. Didier lui-même ne sait pas. Cette évidence ne l’était pourtant pas encore à la fin du XIXe. Isa en conclut qu’une femme a découvert le pouvoir désinfectant de l’alcool et que l’histoire l’a oubliée. « Normal, c’était une femme. »

Lundi 29, Weston

Rahmy me pousse dehors. À interroger Weston. Surtout envie de figer la gated community de Savanna par quelques images. Milieu de la matinée. Une espèce de désert sous un bleu limpide, sans le moindre nuage. Toutes les feuilles paraissent briquées à l’huile de coude, même le macadam irradie. Je ne croise personne avant d’atteindre le centre de la communauté, son lac, sa piscine, ses terrains de sport, où s’affaire l’armée de jardiniers latinos. Ils étendent de la sciure de conifère aux pieds des plantes. L’odeur de la résine me donne l’impression de marcher en montagne.

La température est douce, la brise apporte des vagues de fraîcheur. Il fait ce temps idéal pour la pensée et la marche. Les enrobés les plus insignifiants, délimités de pelouse, ressemblent à des chemins magiques dont je m’amuse à imaginer qu’ils mènent vers les sommets. Un retraité passe en trottinant, ou plutôt tangue, prêt à se briser. En face, sur l’autre rive, une tondeuse orange polit les berges pendant qu’un rototondeur s’occupe des bordures à la limite du plan d’eau.

Mais domine l’immobilité. Le temps s’est arrêté, toutes les maisons sont vides ou presque, les enfants sont à l’école, et puis, de toute façon, plus tard, rien ne différera, sinon que d’innombrables carrosseries éclatantes remonteront les routes si belles quand elles sont vides, comme si nous étions déjà après la fin du monde.

J’aime ces moments qui font deviner une apocalypse douce. Tous les humains auraient fui vers une autre planète, seuls quelques robots continueraient leur besogne bruyante, et moi je serais avec eux, à attendre la fin, à encore écrire, parce que l’attente n’en serait que plus intense.

Un seul banc face au lac, déroulé dans sa plus grande longueur, avec un méandre qui là-bas pourrait partir loin, et qui finalement s’achève par une boucle comme une autre, connecté à une autre, puis aux Everglades.

Savanna
Savanna
Savanna
Savanna
Savanna
Savanna
Savanna
Savanna
Savanna
Savanna
Savanna
Savanna
Savanna
Savanna
Savanna
Savanna

Mardi 30, Weston

Après un orteil, je me pète une côte, même pas en tombant, juste en soulevant le vélo et me cognant contre la selle. Impression d’être en sucre. Reste que nous avons fait une belle boucle dans les Everglades avec JP, sous un ciel indigo.


Un truc énervant chez les Floridiens : en voiture, ils ne mettent jamais leurs clignotants. Tu es à une intersection, prêt à tourner à droite, l’autre arrive sur ta gauche, et vlang il tourne dans ta rue sans crier gare. Toi, tu as attendu pour rien. Cette situation se répète sans cesse. Peut-être en dit-elle long sur la mentalité des gens d’ici, peu soucieux des autres.


Rahmy écrit : « Des gens vivent, le temps passe, mais écrire ne se peut qu’en l’absence d’histoire, car l’écriture reproduit, en l’aggravant, le mouvement de balancier de la vie monotone, jusqu’à désarticuler ce quotidien. Il ne s’agit pas de raconter, mais d’occuper une position au moyen du langage, de conquérir un lieu sans considération pour celui qui se trouvait là, et de défendre cette position concurrente de la réalité jusqu’à la mort. »

Voilà un manifeste littéraire, ainsi qu’un testament en l’occurrence, dans lequel beaucoup d’auteurs contemporains doivent se reconnaître. La littérature pour la littérature, la littérature à tout prix. « Occuper une position au moyen du langage. » La littérature serait une revendication, l’exigence d’une existence sociale, d’un piédestal où planter sa statue pour attirer l’attention, un cri désarticulé dans le vide.

Pour moi, l’écrivain n’est pas un ouvrier en grève dans l’usine littérature, planté à son entrée avec une pancarte réclamant le droit à la reconnaissance, le droit à s’exprimer, le droit à je ne sais quoi.

1/ La vie n’est pas monotone surtout quand on dispose des lunettes de la littérature pour l’enchanter et la transformer (même en Floride).

2/ Toutes ces vies enchantées méritent d’être racontées, parce qu’elles sont extraordinaires.

3/ Lire des vies revient à les vivre, donc démultiplie notre propre vie. Du rôle nécessairement formateur de la littérature.

4/ Il s’agit donc toujours de raconter, de se mettre au service des histoires.

5/ La littérature appartient à la réalité, elle ne la concurrence pas, elle l’augmente.

6/ Défendre une position jusqu’à la mort revient à être sûr de soi. La littérature n’est-elle pas plutôt l’exercice du doute, un processus, le récit d’un perpétuel changement — donc, encore une fois, une histoire ? À cette seule condition, elle s’ouvre au lecteur, lui donne une chance d’être lui-même.

Mercredi 31, Weston

J’écris une lettre pour un ami. Une lettre qui pourrait devenir amusante, sans que je puisse encore en parler. Ainsi, souvent, je me censure dans mon carnet, parce que je le publie, mais le publier lui donne une couleur que j’aime.