Une photo qui n'est pas dans mon journal
Une photo qui n'est pas dans mon journal

Certains de mes meilleurs amis sont morts depuis longtemps, souvent avant ma naissance. Je les ai rencontrés à travers leurs journaux intimes, leurs souvenirs, leurs correspondances, plus que par leurs œuvres canoniques. Flaubert, Tarkovski, Gombrowicz, Nin, Lovecraft, Lartigue, Kahlo, Delacroix et bien d’autres moins influents pour moi. Avec eux, j’ai appris à vivre, à regarder le monde, à y faire œuvre.

Alors faut-il publier son journal ? Oui, parce que partager ses expériences, émotions, réflexions, plus ou moins au jour le jour, c’est donner à vivre par procuration, c’est pour moi plus puissant que le romanesque, plus puissant que toute autre forme de littérature, parce que le journal peut toutes les absorber.

Ça ne veut pas dire que nous devrions tous tenir des journaux. Le journal n’a souvent de sens que parce qu’il se constitue en parallèle d’une œuvre, s’en nourrit, nous en montre l’envers. Il y a un art du journal comme il y a un art du roman, mais un art qui ne se développe qu’en conjonction avec d’autres. C’est un peu comme si travailler à une œuvre, s’y forger un regard, un style, permettait d’écrire le journal, autant d’attributs absents du journal d’Anne Frank qui ne me tient que par son côté dramatique.

Étrangement, je ne connais aucun essai qui titrerait L’art du journal. Sans doute que les critiques littéraires pensent que tous les journaux ont la même forme, des entrées au jour le jour. Pourtant, certains ne sont pas horodatés, certains mélangent les dates, tout est imaginable. Mais l’art du journal se situe bien au-delà de toute chronologie, il se situe dans ce qui est dit, relevé, discuté, autant que dans ce qui est tu. Un journal implique une narration, un journal passionnant nous entraîne dans une vie comme un roman, il éveille notre curiosité, il nourrit notre imaginaire, il nous donne à aimer, à rire, il nous fait pleurer et penser, le tout avec un ton, un style, une musique inimitable. À travers son journal, sa correspondance, ses souvenirs, un auteur nous aide à être lui, à partager sa vie en accéléré, comme si nous étions son meilleur ami, son confident, comme si nous étions lui-même. C’est un grand cadeau.

Alors, quand on tient un journal, doit-on l’écrire avec l’idée de sa publication à plus ou moins long terme, quitte à ce qu’elle soit posthume ? Je ne vois pas comment il pourrait en aller autrement, du moins pour un artiste qui aspire à toucher ses semblables. Flaubert savait que sa correspondance risquait de finir en livre. Il connaissait le destin des lettres de Madame de Sévigné. On ne peut pas se vouloir auteur et croire que ses écrits intimes n’intéresseront pas les lecteurs. Par le passé, cette publication n’était concevable que pour les célébrités, aujourd’hui la question se pose à nous tous, c’est une dimension nouvelle de l’art du journal.

J’aime le cas de Lartigue. Ami des peintres, il se voulait peintre. L’éventualité de la publication de son journal ne l’a sans doute jamais effleuré, du moins avant qu’il connaisse le succès. Ses photos n’étaient d’ailleurs qu’un journal en image, un divertissement selon lui. C’est par le plus grand des hasards, au cours d’une traversée vers New York, alors que sur une table il classait ses photos, qu’un galeriste américain les a remarquées, a immédiatement organisé une exposition et que, à soixante-neuf ans, Lartigue est devenu un des plus grands photographes du vingtième siècle (et un peintre totalement oublié). Il nous a laissé un journal qui pour l’essentiel n’a pas été pensé dans l’idée d’une publication (et qui n’a toujours pas été publié dans son intégralité).

La question de la volonté de la postérité du journal se pose avec Amiel. Ses œuvres ont été plus ou moins oubliées, sauf son journal, un des plus volumineux jamais écrit, publié après sa mort. Pourquoi n’a-t-il pas tenté de publier de son vivant son œuvre maîtresse ? Peut-être parce que sa taille l’effrayait lui-même. Je n’ai lu que des extraits de ce texte monumental, il y a trop longtemps, je n’ai pas la réponse. Ou peut-être qu’Amiel, comme beaucoup d’autres, jugeait que le journal était un genre mineur. Et peut-être qu’aujourd’hui, avec les blogs, les réseaux sociaux, les posts semés à tous les vents, cet art est en train de devenir majeur, car nous tenons tous un journal, mais trop souvent sans nous poser la question de quand le publier, car nous le faisons dans l’instant, souvent sans réfléchir, sans art… C’est là que ça bugue, que plutôt que nous donner à vivre nous nous dévorons du temps de vie.

On ne peut pas, et on ne doit pas, tenir un journal sans se poser la question de quand le publier.

La première entrée du mien date du 15 août 1980, je venais d’avoir 17 ans, mais je n’ai commencé à le publier mensuellement qu’à partir d’août 2015. Mon travail de diariste s’est déroulé en quatre temps.

1 De 1980 à 1990 environ, je n’ai noté que quelques idées de temps à autre, relevé quelques faits biographiques. Mon journal n’était pas encore un projet en soi.

2 À partir de 1991, sans doute influencé par Perec, je me donne pour but d’écrire la vie d’un homme cet homme étant moi-même. Je me mets à écrire abondamment dans mes carnets, presque avec furie. Dès lors, je pense publication. Ce journal sera mon œuvre. Il me faudra le nettoyer, le réécrire, mais il sera ma forme canonique à moi.

3 Jusqu’à ce que j’aménage à Londres en 2000, je me tiens à ce projet avec obstination. Même si j’écris d’autres textes en parallèle, mon journal est central, une cathédrale invisible. À Londres, un moment je pense à tenir le journal d’un expat, puis je commence à travailler à Ératosthène, j’écris d’autres textes, bientôt Le peuple des connecteurs, puis je commence à bloguer à partir de 2005 et je néglige mes carnets, n’y revenant qu’avec parcimonie jusqu’à ce que la forme blog me fatigue — cette idée de publier des billets plus ou moins indépendants —, j’ai envie de me glisser à nouveau dans une narration continue, plus brute, plus personnelle, donc reprendre mes carnets, ce que je fais en 2015.

4 J’entre alors dans une nouvelle phase. Certains jours, j’écris avec la même jubilation que durant les années 1990, d’autres je reste silencieux, souvent parce que je travaille à d’autres textes, parfois je me contente d’une photo, d’une note sibylline. Mais l’idée de la publication imminente ne me quitte pas. Elle implique une autocensure assez forte. Je m’interdis de trop parler de la famille. J’évoque Isa, Tim et Émile, mais jamais je ne m’étale. Beaucoup de choses sont tues, qui ne l’étaient pas dans mes carnets antérieurs.

Je me suis refusé à publier quotidiennement mes notes. Ce projet se serait imposé à moi avec trop de force, il m’aurait dicté sa nécessité, bientôt m’interdisant de travailler à d’autres textes, avalant tout en lui. J’avais aussi besoin d’un peu de temps pour le repenti, pour couper, pour réécrire, souvent pour censurer ce qui après quelques jours n’avait plus d’intérêt.

Quand on décide de publier un journal plus ou moins intime, la temporalité de la publication doit être pesée, car elle influence immédiatement la forme. Publier, c’est perdre en liberté de parole. Durant les années 1990, je me disais que « je réécrirai et couperai plus tard », aujourd’hui je n’ai que quelques jours pour ce travail, qui influence ce que j’écris à chaque instant. Souvent je ne commence même pas à écrire parce que je sais que je ne pourrai pas publier ce que j’ai envie d’écrire. Publier implique une forme de pudeur, en tout cas chez moi. Je suis prêt à tout dire en public, mais en gardant la maîtrise du contenu, ce qu’une publication quotidienne et quasi immédiate interdit.

Pour régler la difficulté temporelle de la publication, Guillaume Vissac publie quotidiennement avec environ un mois de décalage, ce qui ne l’empêche pas de se demander s’il ne devrait pas effectuer des compilations mensuelles.

Certains lecteurs m’ont dit qu’ils trouvaient que mes carnets mensuels étaient trop longs à lire, qu’ils préfèreraient des livraisons quotidiennes ou hebdomadaires. Franchement, je me fiche de ce qui est pratique. La question de la temporalité de publication influence trop l’écriture pour se résumer à une question de convenance. Je sais que si je publie quotidiennement mon carnet, ou hebdomadairement, il changera de couleur.

Peut-être qu’à l’avenir j’adopterai une autre temporalité, une situation l’exigera, ou je jugerai que c’est le moment, mais je suis conscient que, si j’augmente la fréquence de publication, mon carnet prendra le pas sur mes autres projets d’écriture, car publier, même si c’est rapide en ligne, implique un temps non négligeable, parce que s’ajoute à l’écriture l’attention aux lecteurs, on doit écrire et éditer en même temps, et ne pas éditer serait une marque de mépris.

L’art du journal est multiple. Je ne fais que l’ébaucher, sachant que j’ai développé le mien au fil des années, sûr que mon journal a sa couleur, un fait dont je ne doute pas, alors que je suis plus circonspect sur mes autres textes. Je ne questionne pas l’intérêt de mon journal parce qu’il est vital pour moi, parce que sans lui je serai aveugle, moins moi-même. Je pourrais arrêter d’écrire des livres mais pas mon journal.

Un jour, je déciderai peut-être de ne plus le publier en ligne, de le garder pour moi, peut-être le jour où l’autocensure deviendra insupportable et m’empêchera d’écrire ce que je dois y écrire.

PS : Petite réflexion induite par Lionel Dricot qui se demande s’il doit ou non publier son journal ?