Me suis encore pété le petit orteil
Me suis encore pété le petit orteil

Quand on vit avec en tête depuis l’enfance le modèle du mâle dominant, il n’est pas simple d’avouer sa faiblesse, surtout sa faiblesse vis-à-vis des femmes. J’ai tenté d’adresser ce sujet épineux avec humour dans mon roman L’homme qui ne comprenait pas les femmes.

Dispo dans toutes les bonnes librairies
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Début du texte :

Lundi 1er janvier, 22:00 J’espère que ma femme ne lira jamais ce journal. J’ai décidé d’y témoigner en toute franchise de mes tourments de quinqua. Si j’avais des fantasmes, ce serait assez simple, plutôt banal. Mon problème : je n’en ai pas. Tout au long de la quarantaine, j’ai cru que le démon de midi finirait par me frapper, mais rien. J’ai vu des copains devenir dingues, s’embrouiller dans le mensonge, s’inventer des voyages d’affaires ou des week-ends en haute montagne avec des potes complaisants. Moi, même pas en rêve. Je n’ai pas eu d’aventure. Je suis un homme tellement fidèle que c’est à pleurer d’ennui, surtout pour un écrivain. De quoi je peux bien parler d’original puisque je mène une vie ordinaire ? Pas étonnant que mes romans ne cartonnent pas. En ce premier jour de l’année, après vingt-cinq ans de mariage, j’ai pris la résolution de tromper ma femme. J’ai besoin d’accumuler des expériences et des sorties de route pour enfin écrire mon best-seller.

Quand ma mère a lu ce roman, elle m’a demandé si c’était du lard ou du cochon. Je lui ai répondu qu’Isa avait lu plusieurs fois le manuscrit. Ma mère m’a répondu « C’est un peu toi tout de même. » Oui, c’est un peu moi, mais je ne sais pas faire autrement. Et oui, j’ai toujours été maladroit avec les femmes, et oui je leur trouve toujours des côtés extra-terrestres. J’ai tenté dans cette fiction, car c’est bien une fiction, d’exprimer avec franchise mes sentiments envers les femmes ainsi que mon admiration sans borne qui m’a souvent paralysée. Vous l’avez peut-être compris, c’est un texte très éloigné de ceux que j’écris d’habitude, j’entre avec lui en territoire inconnu.

Suite du roman :

 Lundi 8 janvier, 7:30 Je ne fais plus de rêves érotiques. Quand ça m’arrivait et que je me réveillais près de ma femme, je me dégoûtais de l’avoir trahie. Mettant instinctivement entre nous de la distance, je ne parvenais plus à l’appeler Lou, mais seulement Louise. Je culpabilisais à cause des projections de mon inconscient, comme si j’avais vraiment couché avec une autre. J’avais beau rationaliser, voir dans mes rêves la résurgence de désirs ataviques nécessaires à la survie de l’espèce, il me fallait de longues heures avant de me débarrasser de la gêne qui s’était insinuée en moi. Depuis une semaine, j’ai replongé dans cet état de trouble. Pour moi, l’idée de l’adultère est déjà un adultère. La pensée est aussi forte que les actes.

J’ai l’impression que Lou me regarde différemment, qu’elle se doute de mon projet de trahison. Ce matin, en partant conduire Paul au collège et Marion au lycée, elle m’a demandé :

— Benjamin, tu fais quoi aujourd’hui ?

Je me suis crispé. D’habitude, elle m’appelle Ben et elle n’emploie mon prénom que quand nous nous disputons. Alors, moi, je hurle un « Louise » retentissant et le ton monte, et on s’embrouille.

Rien de tel ce matin. C’est plus insidieux. Elle m’a posé une question, ce qui en général n’est pas nécessaire puisque nous nous disons tout. A-t-elle deviné quelque chose ? C’est une empathe. À l’hôpital, elle n’a pas entraperçu un patient qu’elle sait de quoi il souffre. Elle possède un pouvoir. Je me suis toujours senti nu devant elle. Lui mentir est presque inconcevable. Jamais je ne m’étais retrouvé dans une situation où je devais le faire par obligation professionnelle, un peu comme un agent infiltré doit séduire une ressortissante étrangère pour lui extorquer des renseignements.

Pour toute réponse, j’ai haussé les épaules, peut-être avec une expression exagérément désabusée. Lou m’a donné un conseil, ce qui chez elle est encore moins habituel que poser des questions :

— Va prendre l’air, c’est en bougeant que les idées viennent. Je rentre tard ce soir, j’ai une réunion à l’hôpital et les enfants ont piscine. Profite.

« Profite. » Cette simple injonction m’a glacé le sang.

Ils sont partis tous les trois. J’étais un sacré salaud. Ils allaient travailler et j’étais prêt à casser notre famille pour écrire un livre.

J’ai écrit ce roman pour la collection de mon copain Jim. J’en dis plus sur la genèse du livre dans cette petite vidéo.

La suite du texte :

 Lundi 8 janvier, 11:30 Malgré la culpabilité, je déambule au hasard et je ne vois qu’elles, belles, dynamiques, pressées ou, au contraire détendues, assises derrière les baies vitrées des cafés avec leurs copines. De quoi peuvent-elles parler ? J’aimerais être invisible, me glisser à leur table. Certaines sont seules, rêveuses ou préoccupées, dans tous les cas elles m’apparaissent mystérieuses, porteuses d’une infinité de possibilités. Je suis persuadé qu’elles détiennent un secret dont elles ne discutent qu’entre elles et dont j’ignore tout. Je me suis toujours senti à l’écart de leur cercle.

Je n’aurais jamais osé aborder ma femme dans un café. Elle m’aurait intimidé par sa présence au monde, son énergie débordante, son assurance qui ne dissimule rien de sa vulnérabilité. Sa franchise immédiate m’aurait désarmé.

Laquelle approcher ? Pourquoi m’asseoir près de cette grande brune plutôt qu’à côté de cette petite blonde ? Je vois bien que certaines m’intriguent plus que d’autres, comme si leur secret était plus vaste, plus à fleur de peau, plus émotionnellement palpable et envoûtant. Et plus cette énigme m’apparaît puissante, plus j’estime l’obstacle infranchissable.

De fait, je n’ai jamais abordé la moindre femme, il me semble. J’ai rencontré Lou lors d’un repas chez des amis. Toutes mes relations sociales découlent de relations antérieures, que je peux faire remonter jusqu’à l’école maternelle. Je suis sur des rails depuis toujours, victime d’une causalité implacable. Si je parlais à une inconnue, j’entrerais en terra incognita.

Le roman est disponible dans toutes les bonnes librairies.