Mercredi 1er, Weston

Je voudrais publier mon journal d’avril, mais je n’y arrive pas, parce que WordPress ne comprend plus mon Markdown et le convertit en HTML. J’active, désactive des plug-ins, lis des articles, mais WordPress a franchement compliqué mon travail à force de vouloir simplifier celui des autres blogueurs. Je suis obligé de réinventer un processus éditorial (activer Markdown de Jetpack, installer le plug-in Disable Gutenberg, virer tout autre plug-in Markdown, patcher le Markdown déficient d’Ulysses).

Pourquoi n’en restons-nous pas au minimalisme ? Parce que, quand on n’a pas d’idée, on complique plutôt que s’évertuer à simplifier. On complique et on dépense, et on pollue. Le minimalisme implique des innovations continues.

Jeudi 2, Weston

Émile et moi construisons la maquette d’une base orbitale à partir de quatre bouteilles de San Pellegrino, d’une bouteille de Gatorade et d’une boîte de riz. Nous sommes heureux du travail accompli.

Base spatiale
Base spatiale

Vendredi 3, Weston

Émile a 12 ans. C’est affolant comme le temps accélère année après année. Alors je roule presque tous les jours, pour tenir mon corps en forme et accumuler les ascensions pour me préparer à mon périple dans les Smoky Mountains. Dans deux semaines, je serai sur la route.

Samedi 4, Weston

Hier soir, nous allons au cinéma voir End Game, le dernier Avanger. De la bouillie infâme, une enfilade de gros plans sur les points noirs des acteurs. Un chaos d’effets spéciaux, pas la moindre idée originale. On se croirait dans un jeu vidéo. Le contraire du minimalisme. Même les enfants ne réussissent pas à s’enthousiasmer.

Dimanche 5, Weston

Pour me centrer, me mettre en mode méditation, pour ressentir le moindre souffle sur mon corps jusqu’à percevoir les battements de mon cœur, je commence par contrôler ma respiration, parfois au point de me faire peur en me disant que je serai incapable de respirer à nouveau sans conscience. Et puis, j’oublie ma respiration, je me remets à penser à autre chose, je ne médite plus, le flot des pensées m’a rattrapé.


Je pense souvent à ce jeu de taquin, acheté sur un marché, un jeu avec les lettres de l’alphabet, une case vide pour les faire glisser. Il était rouge et jaune. Parfois son souvenir me revient avec douleur. Il me manque comme m’ont enfance et son temps distendu. Certains randonneurs, après des semaines passées à marcher, disent qu’ils retrouvent cette temporalité. Voilà un beau projet : marcher jusqu’à redevenir enfant.

Lundi 6, Weston

J’ai une aversion pour les gens qui dans une discussion, notamment en ligne, affirment « cet argument est stupide » (surtout quand ils adressent ainsi un de mes arguments). Souvent leur réaction ne fait que démontrer leur propre stupidité. Reste que ça me met hors de moi, parce qu’observer des déficiences logiques aussi flagrantes m’effraie et m’inquiète quant à la santé mentale de l’humanité.


Je monte une courte vidéo de présentation de L’homme qui ne comprenait pas les femmes, cet exercice me pèse, mais je m’y applique par professionnalisme. Le livre sort jeudi, je vais écrire un billet pour l’annoncer. J’en resterai là. Pas de vague.

Mardi 7, Weston

Pierre se démène pour placer Mon père, ce tueur. Il était aujourd’hui a Bordeaux pour le présenter aux libraires d’Aquitaine. Il invente des slogans : « le premier roman sur le syndrome post-traumatique guerre d’Algérie », « un livre sur la paternité, l’hérédité, la transmission… » Il fait monter la pression pour que le roman soit mis en avant à la rentrée. C’est la première fois qu’un éditeur fait un tel travail en amont pour un de mes livres.

Mercredi 8, Weston

Je ne tiens pas un journal pour me souvenir, mais pour vivre. Quand je ne prends pas le temps d’écrire dans mon journal, je ne prends pas le temps de vivre.

M’arrêter pour écrire dans mon journal revient à me poser, à me placer dans cette étape préliminaire à toute médiation. Je n’ai pas besoin de penser à la suite de mes phrases, je les laisse passer, les observe, parfois les prolonge comme si un autre écrivait à ma place.

Nin a déclaré : « It was while writing a Diary that I discovered how to capture the living moments. » Il m’est arrivé la même chose, un après-midi alors que j’étais installé en terrasse du café Palio à Sienne.

Nin note que dans un carnet nous n’écrivons que ce qui nous arrive (surtout ce qui arrive dans notre tête). Il n’y a aucune nécessité logique ou esthétique. Si quelque chose passe, nous le capturons, si rien ne passe, rien ne s’écrit. Nous n’avons aucune obligation de faire court ou long. Nous pouvons laisser des vides immenses dans nos semaines.


Je suis garé devant le garage, mais je n’ose pas quitter la voiture tant il pleut. Des éclairs cisaillent le ciel, le coupe en deux, les bourrasques arrachent les palmes. Quand je suis sorti du Publix, le ciel était noir, les nuages couraient vers le sud, les cyclistes du soir paniquaient. Je n’étais pas à l’abri dans la voiture que le ciel s’est ouvert. Les gouttières n’ont pas besoin d’être sculptées en gargouille pour être effrayantes. Si j’avais un clavier, je prolongerais cette description, mais déjà le calme revient.

Jeudi 9, Weston

Belle conversation avec Marie-Anne qui s’occupe de la promotion de Mon père, ce tueur, un peu inquiète parce que, alors qu’elle rencontre les libraires, sort L’homme qui ne comprenait pas les femmes (sortie silencieuse, rien, une non sortie, un livre de plus ajouté à la pile des livres qui encombrent les librairies). Son souci, elle positionne le livre sur mon père comme mon premier roman de littérature blanche, et cet autre livre a tout l’air d’en être. Pour moi, la couleur de la littérature n’a aucun sens, je fais depuis toujours de la littérature, même quand je parle d’internet ou de vélo, mais le marketing nous pousse à porter des œillères, au point que certains lecteurs ne lisent que des livres d’une certaine couleur. Si mon Mon père, ce tueur est blanc, un peu noir aussi, je suis obligé de l’avouer, L’homme qui ne comprenait pas les femmes est tout rose. Donc pas de chevauchement entre ces deux livres. Mais alors de quelle couleur est mon journal ? De quelle couleur est mon blog ?

Vendredi 10, Weston

Tous les matins, en rentrant d’accompagner les enfants à l’école, je croise une femme qui court en poussant d’une main une poussette et téléphonant de l’autre. Le contraire de la méditation : se poser et ne rien faire (sans fainéanter). Et pourquoi la méditation est-elle en vogue ? Parce que cette femme résume le mode de vie contemporain. Tu mènes une vie de dingue, puis tu tentes de compenser en t’enfermant dans un ashram.

Promenade du soir
Promenade du soir

Samedi 11, Weston

Dernier entraînement à Vista View Park, le seul endroit près de chez moi où je peux enchaîner quelques micro-escalades, des sentiers entourés autour d’un tas d’ordures transformé en parc, avec un dénivelé maximal de 16 m. Ce matin, j’ai réussi à cumuler 825 m, au prix d’un effort mental dont je ne me savais pas capable. Tourner en rond à vélo, c’est en quelque sorte du travail à la chaîne (sauf que je peux arrêter quand je veux). Je ne sais même pas si ces efforts payeront lors de mon expédition dans les Appalaches.

Dimanche, 12 Weston

Nous commençons à ranger, à faire des valises, à peser. Bien sûr nous avons acheté trop de trucs, surtout moi avec mes affaires de vélo. Qu’allons-nous retrouver en France ? Quelle vie ? Parce que tout ne pourra pas reprendre comme si de rien n’été. A posteriori bien des moments de Floride m’apparaîtront sans doute positifs.

  1. Malgré eux les enfants auront été immergés dans une autre culture, dans un autre enseignement, plus respectueux, moins hiérarchique, ils auront fait des choses impensables en France, comme disséquer des yeux, des cœurs, des cerveaux, un cochon tout entier pour Tim, avoir programmé des robots et découvert l’astrophysique pour Émile. Tout cela restera en eux, leur aura montré que partir étudier ou travailler à l’étranger n’est pas trop compliqué, pas plus que de vivre loin de leur Midi.
  2. J’ai pour ma part retrouvé une perception lente du temps, parce que souvent je n’étais pas heureux, pestant contre le climat, notre vie de banlieue, notre maison trop sombre, l’absence de relief. Les jours ont pris plus de temps que d’habitude, d’autant que j’ai peu écrit, étant incapable d’avancer sur mes projets de livre. La Floride occupera une place disproportionnée dans ma mémoire.
  3. Ma pause créative sera peut-être bénéfique, elle était peut-être nécessaire après Mon père, ce tueur, elle n’a peut-être aucun lien avec la Floride.
  4. J’aurais compris à quel point je suis encré dans mon pays, c’est-à-dire mon Midi, à quel point j’ai du mal à vivre dans un endroit sans rien d’ancien. Je n’avais jamais éprouvé un tel déracinement. Je n’aurai plus droit de me plaindre de mon Midi, après avoir été si mal loin de lui.
  5. J’ai aussi compris ce qu’Isa a ressenti quand elle est venue vivre dans le Midi, un déracinement bouleversant. Je n’avais jamais imaginé ça.
  6. J’ai découvert le bikepacking.
  7. Je me suis fait de nouveaux copains.
  8. J’ai peut-être fait des progrès en anglais, même si mon accent ne s’améliorera jamais.
  9. Comme nous étions hors de notre zone de confort, nous avons éprouvé des difficultés jusque dans la vie de famille. Nous avons été obligés de parler, de nous confier, parfois de nous emmurer dans le silence. J’espère que cette épreuve nous rendra plus forts dans la durée.
  10. J’ai redécouvert New York, c’est là que nous aurions dû passer un an.

Lundi 13, Weston

Il existe deux types d’écrivains, ceux qui s’adressent au public, et ceux qui s’adressent aux autres écrivains, et aux artistes au sens large, à une confrérie qui a la particularité de ne pas être secrète, qui au contraire voudrait recruter plus de membres, mais qui reste malgré tout étroite. J’appartiens à cette seconde famille. J’aime entretenir un dialogue créatif, même si souvent je lis les écrivains de la première catégorie, mais, quand je les rencontre, je n’ai rien à leur dire, alors qu’avec les autres nous ne cessons de jacasser.


Dans la mindfullness, ils pratiquent le body scan. Vraiment drôle de découvrir tout ça. Depuis que j’ai quinze ans, j’ai l’habitude de scanner mon corps, de prendre conscience de chacune de mes particules une à une. Autour de mes trente ans, j’étais un expert. En une minute, je pouvais me scanner de la tête au pied avec une précision étonnante. Aujourd’hui, j’ai davantage de mal, mon scan est moins pénétrant, en même temps plus susceptible d’être perturbé par des pensées malvenues.


Tenir un journal, c’est prendre note des journées, c’est leur donner une place dans le temps, c’est donc distendre ce temps, lui donner de la consistance en interdisant les journées vides, ces journées qui s’enchaînent sans qu’on soit capable de se souvenir d’elles.

Aujourd’hui, j’ai enfilé une chemise grise achetée samedi et j’ai enregistré une première vidéo de présentation de Mon père, ce tueur, pour qu’elle soit montrée aux libraires, puis j’ai passé le reste de la journée à la monter, coupant, recousant, puis tentant d’effacer le souffle de la bande son.

Mercredi 14, Weston

Panique hier soir quand mon GPS vélo me lâche. Je ne réussis à le rebooter que ce matin. J’ai beau mener une vie de dilettante, je trouve toujours le moyen de me stresser.

Jeudi 16, Weston

Au dernier moment, avant de partir pour les Appalaches, je vérifie mon sac. J’ai oublié mon cuissard. Des semaines que je prépare ce voyage et je manque oublier cette fine couche qui séparera mes fesses de ma selle. Un psychanalyste pourrait sans doute gloser sans fin.

Vendredi 17, Reliance

J’arrive dans les Smoky Mountains. J’ai longtemps planifié ce voyage, j’ai étudié le parcours, j’ai optimisé mon matériel, j’ai discuté avec mes futurs partenaires et me voilà au lieu dit du départ qui sera donné demain matin à 6 h 45.

Hier soir, j’ai dormi à Ocala chez Scotty, mon aîné de trois ans dans cette course que les anciens participants qualifient de terrible. Scotty habite une de ces maisons basses des années 1970, toute en longueur, cachée sous les arbres. Nous avons parlé de nos non-ambitions. « Je ne vais pas vite, me dit Scotty, mais je ne veux pas dormir beaucoup. » On est d’accord sur tout sauf sur ce point. Nous verrons bien.

Quatre heures pour atteindre Ocala, cinq heures ce matin pour atteindre Atlanta, d’une autoroute monotone, puis je l’ai quittée pour l’US411 peu avant d’entrer dans le Tennessee. Très vite les Smoky Mountains se sont dessinées, un massif vosgien aux moutonnements boisés.

Sur l’autoroute, j’ai imaginé une histoire à la Simak. Un gamin un peu gros, mal aimé, découvre une sorte de boule de pétanque. Il la cache chez lui. Le lendemain quand il rentre de l’école, la boule a roulé au sol. Mais comment ? Elle était cachée dans un tiroir. Si sa mère l’avait trouvée, elle ne l’aurait pas laissée traîner et elle lui en aurait parlé. Voilà un début qui me plaît.

Le garçon se met à faire du sport, il change, devient ambitieux, en même temps qu’il cherche à percer le mystère de cette boule, qui toujours sort de ses cachettes comme si elle cherchait la lumière.

On retrouve le garçon plus tard, il est devenu un brillant chercheur. Dans son laboratoire, il soumet la boule à tous les tests imaginables. Elle est impénétrable aux systèmes de radiographie. Le garçon commence à comprendre qu’il a découvert un artefact magique ou une technologie extraterrestre.

Bien sûr des gens cherchent cette boule, dont on retrouve la représentation sur de nombreuses gravures et peintures anciennes, jusqu’en Égypte ancienne. Depuis longtemps elle a été oubliée sur terre par un voyageur venu de l’espace, à dessein d’ailleurs. Elle enregistre la vie de ses propriétaires successifs pour écrire une sorte d’histoire universelle.

Le garçon ouvrira sa mémoire, entrera en contact avec elle. Il accédera aux histoires de ses prédécesseurs et comprendra que la plupart meurent de façon dramatique et qu’alors la boule se perd, ou s’échappe, pour être découverte par une autre créature. Ce pourrait être l’occasion de raconter une saga cosmique et à la fois intimiste.

Atlanta
Atlanta

Jeudi 23, Weston

Retour épuisé, mais heureux de mon voyage dans les Smokies. Maintenant, parler des gens remarquables rencontrés. Essayer d’aligner des bouts de pensée. Une semaine sans lire, sans rien, juste pédaler, regarder, monter le camp, tenter de dormir. C’était beau, de ces journées inoubliables.

Vendredi 24, Weston

— Votre style a quelque chose de particulier, affirmerait un journaliste.

J’éclaterais de rire.

— Vous venez de définir le style.

— Certains écrivains n’ont pas de style.

— Vous les appelez tout de même écrivains ?

— Oui, parce qu’ils ont des lecteurs.

Je ferais la moue, mais pourquoi pas. Il me demanderait de parler de mon style.

— Je suis peut-être un des écrivains qui utilise le moins de charnières. J’évite les « que », les « qui », les « comme », les relatives. Je n’aime pas trop écrire de dialogue parce qu’ils en sont farcis. Mes dialogues sont artificiels parce qu’ils sont écrits.

— Pourquoi écrivez-vous comme ça ?

Il s’excuse presque d’avoir utilisé un « comme ».

— C’est de la faute de Léautaud. Dans son journal, qui m’a pas mal influencé, il explique qu’il n’utilise pas de « mais », parce que c’est à la portée de tout le monde, c’est la première chose qui vient. J’ai pris conscience que j’en abusais, alors j’ai tenté d’imiter Léautaud. Puis à force de lire Proust, j’ai eu une aversion pour le « comme ». Puis je me suis dit pourquoi ne pas éviter les « que » et les « qui », eux aussi répétés à longueur de phrase. Au début, je faisais un effort conscient, c’est devenu automatique. Je n’y pense plus du tout aujourd’hui, mais j’imagine que cette façon de faire colore mon écriture, même si désormais je m’autorise tout.

Lundi 27, Weston

Toujours agréable de se faire traiter s’asshole par un gros tas de graisse avec deux chiens, chacun tirant leur immense laisse vers les pelouses de part et d’autre du large trottoir où les vélos sont autorisés, gros tas qui n’entend pas mes « hello » répétés. Derrière, deux promeneurs me disent avec le sourire « good morning ». Heureusement qu’ils étaient là.

Mardi 28, Weston

Les libraires ont reçu leur service presse de Mon père, ce tueur. Et si rien ne se passait une fois de plus, et si ce roman n’avait que quelques lecteurs ? J’ai l’impression qu’il s’agit de ma dernière tentative, ma dernière possibilité, avec un texte plus clair et plus universel que tous ceux que j’ai publiés à ce jour. Ce sera ma seconde rentrée littéraire, ma première avec Ératosthène a été un non-événement. Si le silence me reçoit, il me sera difficile d’écrire à nouveau, pour parler du vélo oui, mais pour le reste, où trouver la force ? À un moment donné, la révolte intérieure ne suffit plus.

Mercredi 29, Weston

Un Américain me dit qu’il a arrêté de lire mon texte sur les Smokies parce que je dis du mal de sa communauté. J’ai écrit qu’il n’y a que de la junk food à Green Cove, lui me dit que c’est mieux que rien. Question de point de vue. « Sinon, ce serait un désert. » Certes je n’ai pas envisagé le problème sous une perspective socio-économique. J’ai parlé de mon malaise face à l’absence de nourriture digne de ce nom, après avoir dit qu’avant c’était très bien comme après, d’ailleurs. Mais cette réaction soulève une difficulté à laquelle je ne m’étais jamais heurté : parler d’un lieu avec le risque de froisser ses habitants.

Vencredi 31, Weston

J’ai peur que mon mal-être de Floride ne doive rien à la Floride, mais à ma situation en tant qu’écrivain, à cette limite au-delà de laquelle mon ticket ne sera plus valable. La parenthèse floridienne va se refermer. Je vais remettre les deux pieds dans la réalité dont j’ai pu m’abstraire par un tour de passe-passe assez grossier.