Dimanche 1er, Balaruc

De ma chambre
De ma chambre

Lundi 2, Balaruc

Le jour se lève, ciel limpide de mistral, les feuilles encore sans couleur, sombres, frétillantes sur le peuplier neige, si finement attachées aux branches qu’elles tournicotent sur elles-mêmes d’où l’autre nom de cet arbre : tremble.

La maison s’éveille, d’abord les chats plaintifs, puis les enfants à l’étage, jour de rentrée des classes, pas besoin de les réveiller, cinquième pour Émile, seconde pour Tim. Cette année, je ne les accompagnerai pas, je ne traînerai pas sur les quais de Sète, je ne retrouverai pas d’autres parents pour boire un verre, je ne revivrai pas l’excitation de mes propres rentrées, je serai seul dans la maison silencieuse.

La nuit a été difficile, ma blessure s’impose, me retourner dans le lit m’arrache parfois un petit cri. Au moindre faux mouvement, j’éprouve la douleur traversante du premier jour, un coup d’épée de bas en haut.

Je passe mes journées immobile et je suis fatigué, parce que mon corps bataille pour se reconstruire, aussi parce que l’inaction fatigue. Je fais du sport pour me doper. J’écris pour la même raison.


Tout le monde parle en bien des Furtifs de Damasio. Une ouverture intéressante qui me fait tristement penser à Ayerdhal, jusqu’à l’usage de qualificatifs rares, puis j’ai l’impression de relire trente ans après le Neuromancer, une collection de termes geeks frelatés, un gloubi-boulga faussement technique, une grande accumulation de mots pour donner une idée d’une technologie antédiluvienne. Ce texte semble avoir été écrit dans les années 1980 avec les clichés du genre cyberpunk, le tout mâtiné par l’idéologie gilets jaunes.


Je me tiens debout, sur la terrasse, dans le mistral encore vivifiant avant que le soleil ne l’inonde. Il me transperce de part en part, brosse mes cheveux, caresse mes jambes, mes bras. Il est vie contre vie. Il signe la fin de l’été, nettoie le ciel des nébulosités lourdes, nous jetant dans la transparence de l’automne méditerranéen. Je suis entier, moi-même, j’oublie ma jambe défectueuse, tout est possible, envisageable. Je dois être comme ce vent du nord, déterminé, puissant, lumineux.


Le soleil baigne la haie qui me sépare de l’étang, bientôt il léchera la terrasse et vers midi entrera dans ma chambre. Le loueur de pédalos électriques remorque ses embarcations rouges vers l’appontement en face du camping. Il doit pester contre le vent, parce que l’eau sera plus froide, parce que la navigation ne sera plus joueuse, mais une affaire de marins.

Les bouées des 300 mètres tracent une ligne jaune jusqu’au phare du même jaune, dessinant une piste d’atterrissage imaginaire, un point de fuite vers les Pyrénées toujours invisibles, révélées par une accumulation nuageuse. La montagne d’Agde à l’autre bout de l’étang s’approche alors qu’hier elle était une brume. Je peux presque la toucher, aussi les maisons de Marseillan sur sa droite. Elles lévitent au-dessus d’une ligne azur.

Quand je suis sorti de la clinique vendredi, quand j’ai vu les gens dans la rue, j’étais émerveillé par le miracle de la locomotion. De mon lit, j’aperçois au loin des cyclistes, des joggers, des promeneurs. Je ne suis pas jaloux, je les accompagne en pensée.

Je m’imagine écrire l’histoire de cette femme condamnée par un cancer, qui quitte l’hôpital et trouve le monde encore beau, assez beau pour peindre, pour exposer, pour tomber amoureuse.

Si le ciel était gris, si j’étais enfermé dans une chambre étroite et sans vue, je serais moins positif. Je dois parler de la lumière, l’apporter où elle ne brille pas. J’ai toujours eu ce rêve, il est temps que je m’y consacre. Écrire des Sainte-Victoire.


Être en forme. Il faut l’avoir été une fois pour comprendre ce que cela signifie et pour ne cesser de poursuivre cet état. Être en forme jusqu’à posséder la pleine puissance de son corps et de sa pensée. Vivre sur cette corde raide, avec le risque de chuter.

Mardi 3, Balaruc

Je me réveille pour découvrir une terrible chronique de Mon père, ce tueur. Il m’arrive trop souvent de ne pas aimer les livres des autres pour me plaindre de ceux qui n’aiment pas les miens et le disent. Reste qu’en cette phase de pénurie médiatique, le moindre mot pèse. Dehors, le ciel est plus généreux. Lavé à fond, il révèle l’ombre pastel des Pyrénées. Toujours incapable d’écrire, j’ai passé l’après-midi d’hier à coder un script pour m’aider dans mes exercices de rééducation.


Claudiquer jusqu’à la cuisine, jusqu’aux toilettes, revenir m’allonger, enchaîner des contractions, rester debout, faire tourner ma jambe tendue autour du point où reposerait mon pied, pour faire travailler l’articulation de la hanche, m’allonger à nouveau, regarder le lointain, puis mon écran, revenir au lointain. Mon temps tombe dans un puits. Je tente d’écrire un début de fiction, je bafouille, je cafouille, je ne suis pas dans ma forme, ça prend du temps, il faut trouver le point d’attaque, le chemin pour gravir la montagne. La décision est prise : j’annule mes salons de septembre, pas envie de courir le risque de contrecarrer ma guérison.


Ce matin, le mistral hésitait, puis il a décidé qu’il était trop tôt pour nous affoler, alors il a laissé place à une douce brise de mer, à l’été, aux vagues qui lèchent les rochers de l’autre côté de la haie.

Être humain, c’est accepter la maladie, accepter l’impuissance, c’est depuis cet état cueillir ce que seul lui peut nous donner, peut-être une lenteur, une attention au moindre bruit, alors se tenir à distance des distractions, de la tentation de partager en ligne, se replier, se recentrer, de là avaler le monde.

Les feuilles des camphriers font danser la lumière sur le poteau gris au coin de la pièce, aussi sur le patchwork coloré qui recouvre le canapé devant mon lit, un jeu de rouge, de jaune, de cyan, marqué d’ombres, autoroutes qui traverseraient une plaine ratissée de ravines profondes.

Plus j’observe, plus je m’attache aux détails, plus je m’éveille. Peu à peu, mes yeux s’ouvrent, ma tête s’allège. Alors chaque inspiration m’apporte des saveurs uniques. Je les goûte une à une, sans que cette énumération s’accompagne d’un écoulement du temps.

Un bruit de bateau, un bruit de voiture, le plissement d’une vague. Je me tourne vers l’étang, vers, le store au trois quarts abaissé, atténuant les scintillements. Toute la lenteur de l’après-midi se donne à moi, jusque dans les cris sans énergie des goélands.

L’écriture concomitante de cette expérience est-elle la cause ou la conséquence de mon allègement ? Si je n’écrivais pas, des pensées surgiraient, pas nécessairement positives. Je repenserai à ma chute, à ma réclusion, à mon livre, mais décrire, traquer le ressenti revient à regarder d’un autre point de vue, de l’extérieur de moi-même.

Un moustique tigre me prend pour cible. Ils sont innombrables, sournois, infatigables. J’ai du mal à me défendre du côté droit, sinon à coups d’insecticides. Le matin, je les retrouve agglutinés au plafond. De penser à eux, je me gratte, et la pesanteur revient, et mon corps exige que je me lève, que je change de position. Moins je bouge, moins mes pensées bougent, c’est explicite.

De mon lit
De mon lit

J’arrivais à quitter la cuisine en fauteuil, mais pas à y revenir depuis la terrasse, c’est chose faite. Mon domaine de jeu vient de s’étendre. Je m’installe dehors avec le clavier sur les genoux, selon une nouvelle perspective, dirigée avec Sète et le grand axe de l’étang.

Je découvre la difficulté de transporter des choses d’un endroit à un autre, que ce soit en fauteuil ou avec les béquilles, les deux mains étant mobilisées. Le handicapé a besoin d’un sac.

Je ne sais pas où me conduira la notation de ces détails, j’y vois une thérapeutique, une maïeutique, la mise en route d’un processus qui doit redevenir un automatisme, exactement comme les coups de pédales. Pour le moment, quand je déplie la jambe, j’ai le genou droit qui craque, on dirait qu’il refuse de bouger puis il cède brusquement.

Je me sens encore moi-même, avec mes muscles, mes forces. D’ici quelques semaines, j’aurais du mal à me tenir debout. Difficile à croire. Je n’ai pas pris d’antalgique depuis deux jours, j’ai envie de poser mon pied au sol.


Coucher de soleil cuivre sur un étang d’huile. Un cadeau que nous offre l’hiver, mais plus rarement l’été, une conséquence du mistral d’hier, un signe de la pureté de l’atmosphère, avec l’effet loupe sur les Pyrénées qui n’ont pas quitté l’horizon de la journée avant d’enfler en une chaîne mauve aux dimensions disproportionnées.

Couchant
Couchant

Mercredi 4, Balaruc

Matinée paisible après une nuit fraîche. Je suis toujours dans mon bocal, aux fenêtres encore fermées. Aujourd’hui, c’est changement de pansement et donc au préalable douche, une tous les trois jours, je finis par sentir le fauve.

Le soleil frappe le village avec éblouissement. Les feuilles attendent les premières risées, moi l’énergie qui m’envoûtera. Après mes contractions musculaires, contracter mon cerveau, écrire pour écrire.

Jeudi 5, Balaruc

Une brève dans Le Monde des livres sur mon roman, qualifié de premier roman. Je végète toujours en seconde division littéraire, à tel point que les journalistes ne savent même pas que j’ai déjà écrit des romans, même des essais sur l’écriture elle-même. Difficile à avaler, difficile de savoir où me placer, sinon au bord de mon étang, toujours aussi lumineux.


Avec Lionel, on esquisse une histoire postapocalyptique où on ferait l’éloge du vélo. L’idée : écrire à quatre mains, chacun jouant un des deux personnages principaux.


L’écriture me plonge dans la tourmente, mais je ne pense que solution par l’écriture et à travers elle, même si j’étais en jambes, même si je pouvais pédaler, je n’envisagerais pas une autre approche. Je suis condamné à porter une croix de plus en plus lourde, alors que j’aspire plus que jamais à une infinie légèreté. Je cours après la reconnaissance au-delà d’un cercle étroit de fidèles, tous intelligents, sensibles, que mes textes touchent parce que nous fonctionnons de la même façon. Je suis incapable de faire un pas au-delà d’eux, au-delà de mes semblables, vers les étrangers.


Qu’est-ce qui me réjouit ? La beauté, la découverte, la nouveauté, la tendresse, la joie des autres, l’humour, les flatteries, les glaces et les babas au rhum… Serais-je capable d’écrire un texte qui ne serait que réjouissance ? John Irving a déclaré : « Whenever possible, tell the whole story of the novel in the first sentence. » Alors essayer d’écrire une première phrase lumineuse, peut-être qu’elle en entraînera d’autres. « Je suis immobilisé, blessé, en convalescence, et pourtant la vie est belle. » Me forcer à écrire tous les jours un petit chapitre, quoi qu’il arrive, jusqu’à a fin de ma convalescence.

Vendredi 6, Balaruc

Depuis deux nuits, les douleurs reviennent, des élancements dans le col du fémur. Il faut bien que ça travaille. Rien d’insupportable, mais une pulsation qui s’accompagne de doutes, de remises en cause, de peurs.

Une traînée brune dans le ciel bleu ce matin, la marque d’un incendie qui, hier soir, a ravagé un morceau de garrigue au nord de chez nous, impression qu’il est reparti ce matin, attisé par un mistral peu de saison.

J’ai recensé une vingtaine de citations de Mon père, ce tueur depuis l’annonce de sa sortie, un néant dans notre monde hypermédiatique, qui exige la répétition jusqu’à plus soif d’un message pour qu’il ait un impact. Hier, par exemple, la brève dans le monde n’a déclenché aucun achat sur Amazon. Ce n’est pas un signe encourageant.

Pierre me répète que les meilleurs prescripteurs sont les libraires. Maintenant que le net libre est mort, je n’ai plus aucun doute, simplement je ne suis pas avec eux au quotidien, je ne les vois pas travailler, contrairement aux journalistes qui se dévoilent sur internet.

Reste que si ce roman ne se vend pas, que s’il n’atteint pas un seuil minimum de rentabilité, je ne vois pas pourquoi j’embêterais encore Pierre avec une de mes bêtises. Lui faire perdre de l’argent, du temps, de l’énergie ? Je préfère autant qu’il investisse dans une belle bécane et vienne pédaler avec moi.

J’ai écrit un premier ravissement ce matin au sujet du ciel bleu. Il y a quelques années je l’aurais tout de suite publié. Je n’en éprouve plus le besoin. Désormais il me faut thésauriser, accumuler, me repentir longtemps. Et puis pourquoi publier ? Pour collectionner quelques likes ? Écrire m’a fait du bien, publier me fait souvent du mal. Partager n’avait de sens que parce que nous étions nombreux à le faire en même temps, nous fertilisant les uns les autres. Après avoir ouvert son atelier en ligne au début du XXIe siècle, l’écrivain est à nouveau seul.

Samedi 7, Balaruc

Olivier passe me voir, tripote mon genou. « Tu as déjà perdu en masse musculaire. Ta rotule est moins tenue. C’est pour ça qu’elle craque. » Il me conseille des exercices de contraction complémentaires. Mes séquences de dix minutes deviennent plus douloureuses.

Dimanche 8, Balaruc

Trois jours et trois ravissements écrits. Ils me font un bien fou, autant de les écrire et que de les relire avec surprise. Je ne sais pas encore si je tiens la matière d’un texte plus long, source d’autres découvertes. Peut-être que je me répéterai vite. Les débuts sont toujours prometteurs, mais les œuvres n’émergent que plus tard, si elles survivent à leur naissance.


Nouvel incendie au nord, très proche au vu de la fumée. Je demande aux garçons d’aller voir, ils ne bougent pas. On a changé d’époque : des bombes tomberaient autour d’eux qu’il resteraient rivés à leurs écrans. Je me souviens d’évènements semblables quand j’étais enfant. Nous étions en alerte, tous mobilisés, tous curieux. Désormais le feu n’est que l’affaire des pompiers.

Incendie
Incendie
Incendie
Incendie
Incendie
Incendie
Le feu après le feu
Le feu après le feu

Mercredi 11, Balaruc

Depuis lundi, la douleur revient, différente. Terminées les pulsations, c’est davantage articulaire, comme si ma hanche était mal huilée. C’est assez déplaisant de ne plus souffrir puis de souffrir à nouveau, impression que le processus de guérison s’est enrayé. Une pensée pour Guillaume Vissac familier des douleurs imprévisibles.


Je poste une blague en ligne : « Prix littéraires : ils sont si nombreux que je dois le faire exprès pour n’être dans aucun. » Mais ce n’est pas rigolo, c’est même putain de frustrant, avoir l’impression que tous les autres sont des écrivains respectables et pas moi.

De mon lit
De mon lit

Jeudi 12, Balaruc

Découverte d’eau sur une exoplanète, une première, ça me fait un bien fou, comme si soudain l’univers devenait plus intéressant.

De mon lit
De mon lit

Vendredi 13, Balaruc

Je déménage pour une semaine, abandonnant la maison à l’équipe de tournage de Candice Renoir. Je roule mon fauteuil jusqu’à chez ma mère, je n’ai jamais autant souffert des bras, pour à peine plus d’un kilomètre. OK, mes roues sont remarquables d’adhérence. Je rampe sur le sol, j’en détaille le moindre millimètre carré. Le béton désactivé ressemble à une râpe à fromage. Les dévers me font quitter ma trajectoire. À destination, depuis ma nouvelle chambre, je vois le mur du jardin, avec au-dessus, entre un immense micocoulier et un figuier, le bout d’une autre maison, une porte-fenêtre aux volets bleus donnant sur un balcon.


L’infirmier retire le dernier strip de ma balafre. Je peux à nouveau me doucher normalement. Quand je regarde le haut de ma cuisse droite, elle ressemble à un rôti recousu avant cuisson.

Samedi 14, Balaruc

Les élancements ont cessé durant la nuit, la douleur n’est plus qu’articulaire. Dans mon lit, je me retourne plus facilement.


Tentative de promenade en fauteuil dans le village. Je manque me renverser, me rattrape de justesse, ma monture est inadaptée à une vie de handicapé.

Dimanche 15, Balaruc

Il y a trois semaines je me cassais le fémur, j’ai l’impression que c’était il y a un siècle, tant la convalescence ralentit le temps. Alors que j’écris un onzième ravissement ce matin, je repense aux hasards dans ma vie.

En 1994, je quitte la presse avec un beau chèque. Deux ans plus tard, je songe de nouveau à gagner ma vie et propose à quelques éditeurs d’écrire des livres d’informatique. Je signe avec Simon & Shuster, mais l’éditrice déteste mon premier manuscrit, un bouquin de productivité avec Word.

Au printemps 1996, je travaille pour Europe Online, le premier portail internet européen, qui capote assez vite. En suite, je ne sais comment je rencontre un gars avec qui on a rêvé de startups. On présente un projet à Microsoft, ce soit être fin 1996 ou début 1997.

De passage à la réception de Microsoft, je dépose le manuscrit de mon livre sur Word et l’adresse Claire, la patronne de MicrosoftPress, dont j’ignore tout. La circonstance fait l’occasion. La réunion sera un échec, en face de moi, plusieurs personnes, dont une jeune femme à laquelle je ne ne prête pas attention. Quelques jours plus tard, Claire m’appelle. Elle veut publier mon livre. Mieux elle veut une collection complète.

Je me mets au travail. Avant la sortie, Claire m’annonce qu’elle quitte Microsoft, nous restons en contact. Mes premiers livres paraissent fin 1997 et ont pas mal de succès. Je vois Claire très souvent, on devient proche. Lors d’un repas chez elle fin 1998, je retrouve la jeune femme déjà croisée lors de la réunion chez Microsoft. Depuis, on a fait deux enfants ensemble.

Lundi 16, Balaruc

Une fausse manip incompréhensible sur Ulysses et mes Ravissements disparaissent. Après un monstre coup de stress, je les récupère dans mes sauvegardes.


Isa me pousse jusqu’à la plage où je reste une heure à écrire. Le soir nous allons à la maison pour voir si tout ce passe bien en préparation du prime time de demain, la maison devant servir de décors pour l’émission Terre inconnue. Éclairage pharaonique, débauche électrique, illuminations jusqu’à Sète. Quand nous arrivons, la chef de plateau nous dit qu’ils se font manger par les moustiques et les moucherons. Avec leurs projecteurs, ils les ont attirés depuis des kilomètres.

Préparation du tournage
Préparation du tournage

Mardi 17, Balaruc

Je regarde la TV, je ne vois que les moucherons et les moustiques collés à la baie vitrée.

Mercredi 18, Balaruc

De ma chambre
De ma chambre

Jeudi 19, Balaruc

Je me suis habitué au silence autour de mon roman. Rien d’inattendu, pas de frémissement, pas de vague, je me suis remis au travail, je pense à autre chose.


Les déclarations des intellos ne me surprennent plus. Je pense « Je sais déjà ». Est-ce vieillir ? Ou est-ce l’expérience ? Un peu des deux, sans doute.

Vendredi 20, Balaruc

Embrasser une personne obèse augmente les chances de soi-même devenir obèse, par transmission de méchantes bactéries qui ensuite déséquilibrent le microbiote. Autre conseil : préférer le mesclun à une simple laitue, tout ça pour diversifier les apports nutritifs. Je me sens mieux.

Lundi 22, Toulouse

Première sortie. Taxi jusqu’à la gare. Une assistante m’aide à m’installer dans un TER. À vrai dire, je me débrouille seul. Trois marches raides à escalader. SPlus tôt dans ma convalescence, je n’aurais pas pu, je sens déjà que cette rupture de routine sollicite mon articulation. Et puis je vais présenter mon livre, briser le silence, je ne sais pas si c’est une bonne chose. J’aurais voulu que ce livre se porte lui-même, sans moi, comme devraient le faire tous les livres.

J’ai compris que le Net ne m’aiderait plus à vendre mes livres, ou même mes idées. Il a trahi mon rêve de décentralisation. Aujourd’hui, le réseau des librairies est plus décentralisé que le Net, plus politiquement attrayant, même s’il faut attendre longtemps avant de publier (bande passante faible). Le meilleur des mondes n’existe pas. Je pourrais faire l’autruche et continuer de faire comme si le Net était comme avant. Je pourrais m’illusionner d’être entendu.

Est-ce grave de ne pas l’être ? J’ai déjà parlé du climat, des dérèglements politiques, des solutions indispensables. Je n’ai pas envie de me répéter, de passer ma vie à combattre les colapsologues qui précipitent l’effondrement en déprimant les foules. J’ai envie de collaboration, de tenter des expériences d’écriture collective, d’expérimenter autrement, autre chose, mais mon niveau d’exigence rend peut-être cette envie impossible.


Un photographe projette ses photos et c’est très bien. Pourquoi continuer à imprimer des livres de photos alors que les photos y sont moins puissantes que projetées ? N’est-ce pas la même chose pour les textes ?


Une femme me demande comment je me suis blessé. « Je me suis cassé le col de l’utérus. » J’ai tout de suite senti que j’avais dit un truc de travers. Un lapsus révélateur ?

Mardi 23, Balaruc

J’ai rêvé que je mettais le pied droit par terre et ne ressentais aucune douleur. Je me suis réveillé en sursaut.

Mercredi 25, Balaruc

Sur Facebook, on croit publier pour ses amis, mais on ne parle qu’à nos proches numériques, ceux avec qui on interagit tous les jours et à qui on rabâche nos salades, surtout quand on en vend comme moi. Je préfère encore publier sur mon blog, au moins des lecteurs y arrivent par hasard en cliquant sur un lien quand Google le veut bien (25 % de mes visiteurs contre 80 % il y a quelques années).

Jeudi 26, Lyon

Bel accueil chez Decitre hier soir, des libraires enthousiastes, et je me découvre un fan dans le public, un immense barbu, Michel, un immense lecteur. Il m’a parlé en connaisseur de mon style, il était ému. J’ai été touché. Je me réveille au trente-cinquième étage de la tour Crayon, cette tour pointue qui s’élève au-dessus de la Part-Dieu et de toute la ville.

L’appareil photo de mon iPhone ayant rendu l’âme, je me contente de regarder le cercle urbanisé jusqu’aux montagnes, avec la petite frustration de ne pas pouvoir le capturer. Il faudrait que je me soigne. J’ai souvent fait de la photographie, initié quand j’avais une dizaine d’années par un oncle artiste. Mais depuis le numérique, il s’agit d’autre chose, d’un besoin de documenter ma vie, d’en marquer les jalons, de poser des bornes dans le temps et l’espace, et la sensation que si je ne le fais pas je manque quelque chose. Mon carnet n’a pas la même fonction, ou alors c’est du côté des pensées, des rêves.

Au loin, un réacteur nucléaire peut-être, un épais panache de fumée, en forme de C qui cogne la couche nuageuse où il se recroqueville, puis fusionne. Le ciel est bas, pesant, un ciel d’hiver. Cet après-midi, dans le Midi, je retrouverai l’éclat de l’or sur l’étang. J’ai beaucoup parlé de l’étang hier avant la rencontre, installé au bar panoramique de la tour Crayon avec Philippe Liotard, anthropologue, auteur, on s’était rencontré à Lyon il y a deux ou trois ans par l’intermédiaire de François Bon. Philippe aussi aime mon étang, il vient d’y acheter un pied à terre. Une convergence vers la beauté.


Bonne suée pour rejoindre la gare. Passages techniques, dévers dangereux, voies de tram, pavage inégal, puis la foule qui me fonce dessus, impression d’être un gamin évité au dernier moment. Rien n’est fait pour les handicapés. On se contente de réserver des places de parking, inutiles quand on ne peut pas conduire comme moi. En revanche, des gens me proposent de l’aide. Une jeune femme me fait traverser les voies de tram devant la gare.

Vendredi 27, Balaruc

J’ai écrit vingt ravissements, 80 000 signes, un petit livre prend forme, sans que je l’ai rêvé ou prémédité.


Première visite de contrôle à la clinique. Je n’avais pas compris que je devais arriver avec une radio. Pas grave. Le chirurgien vérifie que ma jambe droite n’a pas raccourci, puis teste sa mobilité. Tout va, mais « pas de folie ». J’ai désormais droit de pédaler sur un home-trainer sans forcer. Dans dix jours, je commence la kiné et réapprends à poser le pied par terre.

Dans les rues de Montpellier
Dans les rues de Montpellier

Samedi 28, Balaruc

Je cherche Le Mystère Picasso pour le montrer à Émile, toujours épris de peinture. Je découvre que le chef-d’œuvre de Clouzot n’est noté que 4/5 par la plupart des sites de cinéma. C’est assez rassurant quand je vois mon roman noté de la même manière sur Babelio.

Dimanche 29, Balaruc

Parfois j’ai envie de publier un billet juste pour la compagnie de quelques commentateurs. L’art a souvent bon dos. À une époque, je n’étais même pas conscient d’être malade. Je publiais pour entretenir l’illusion d’avoir des amis, ou d’avoir de l’importance.

Lundi 30, Balaruc

Première séance de home-trainer. Je mouline 25 minutes et parcours l’équivalent de 6 km. Au début, j’ai mal à la hanche, puis après cinq minutes, plus rien, mais les douleurs reviennent sur la fin. Je rentre épuisé. Michel Dufranne fait un bel éloge de mon roman.