Dimanche 1er, Balaruc
Lundi 2, TGV
Un article scientifique : il devient possible d’arroser des plantes de façon à modifier leur ADN. Idée de roman : un cycliste passe près d’un champ en train d’être arrosé, il croit par de l’eau, puis les jours suivants il pédale de mieux en mieux, il n’en revient pas. Puis cherche à comprendre. Ce serait une fiction réaliste, comme un reportage.
Lundi 2, Paris
Fête pour les dix ans de La manufacture de livres dans un café près de la place Blanche. Tout le milieu du polar est là. Et moi je n’y suis guère à ma place parce que je ne lis plus de polar depuis bien longtemps et n’en écris pas. Mais paradoxalement, nous trouvons à parler littérature, entre auteurs, parce que nous l’avons dans la peau chacun à notre manière. Pierre fait un beau discours. « J’ai voulu être éditeur par amour des livres et j’ai découvert que j’étais éditeur par amour des auteurs. » Voilà pourquoi je l’aime aussi.
Mardi 3, Mulhouse
Arrivé juste à temps pour saisir le dernier rougeoiement au bout d’un canal. Guidé jusqu’à la place centrale par Hervé Weiss où, au pied du temple ostentatoire, les odeurs pullulantes du marché de Noël me retournent les neurones. Une symphonie avec vin chaud en chef d’orchestre, cannelle aux tambours, pains d’épice aux violons, fromages fondus à la contrebasse et sucreries aux cuivres. Le froid se plaque à moi, sec, saisissant. J’en ai perdu l’habitude et jusqu’au plaisir de l’affronter. Sans être désorienté, parce que le centre-ville est minuscule, je ne sais pas trop où je suis, Hervé me faisant danser en rond comme pour me perdre, dans des rues qui, dans la nuit et la lumière électrique, n’ont rien de particulier, sinon des enseignes normalisées. Il faut regarder du côté d’une pâtisserie alsacienne pour que je me montre intraitable face aux tentations proposées (auxquelles succombe Marie-Anne). Nous nous retrouvons au chaud dans la librairie Bisey, où s’en suit une rencontre intimiste.
Mercredi 4, Mulhouse
Je me réveille de plus en plus tôt, me couche de plus en plus tôt, sur la pente que les gens semblent nombreux à suivre en prenant de l’âge, sans que j’y sois encore accoutumé, tentant de me rendormir, donc trépignant, et perdant du temps que je ne récupère plus le soir, alors peut-être me mettre au travail tout de suite.
Mulhouse, une ville parce qu’il faut bien vivre, une ville avec sa place centrale, son monument, ses rues commerçantes avec les mêmes commerces que partout ailleurs, des maisons avec portes et fenêtres, des rues minérales, froides, grises malgré le soleil éclatant, mais trop bas pour percer le sol, réchauffer les bâtiments qui se veulent bourgeois à moindres frais, qui n’attrapent pas l’œil, qui ordonnent de m’éloigner de ce centre sans autre raison d’être que géométrique. Je me dirige vers le canal aperçu hier, traverse une cité vaguement turinoise, avec immeubles rouges à arcades, disposés autour d’une place triangulaire et verdoyante, un semblant de recherche, de lumière. Un peu plus loin, je rejoins le canal et découvre qu’il s’agit du canal du Rhône au Rhin, un canal qui donc mène jusqu’à ma maison. Me voilà reconnecté à mes racines par un filament de molécules de H2O, et sans doute une très faible déclivité. Mulhouse souffre de sa platitude, tout juste si remontant le canal, j’aperçois une vague colline grise. L’herbe est blanche de givre, les flaques gelées, je tente de m’asseoir sur un banc et me trempe les fesses. Je repars boitillant, ma jambe droite rétive. Elle fonctionne à merveille à vélo, mais me chagrine à pied, mon genou étant très douloureux en ce moment, comme si mon fémur lui imposait des tensions que lui-même ne supporte plus.
Mercredi 4, Paris
De gare de Lyon, je marche jusqu’à Sèvre Babylone, sous un ciel rose, la ville vibre, je bois un thé avec un ami qui m’encourage dans mon projet autobiographique multiple, puis je rentre par un autre chemin, il fait nuit cette fois, les gens plus pressés, plus violents dans leur attitude, et je ne me sens pas en sécurité avec ma jambe encore fragile, peur de ne pas pouvoir réagir si quelqu’un me fonce dessus, peur de ne pas pouvoir faire le pas de côté ou de produire l’accélération adéquate. Je suis dans la peau d’une personne âgée.
Jeudi 5, Paris
Je repense à la rencontre chez Bisey. Hervé m’interroge sur mon passé, sur le début de l’écriture pour moi et je prends conscience que j’ai commencé à écrire en même temps que j’ai commencé à programmer, j’avais dix-sept ans. Ça pourrait être le point de départ d’une psychanalyse.
Hier à Sèvre-Babylone, j’ai bu mon thé dans un café-restaurant extraordinaire, La Démocratie, ouvert il y a un an au rez-de-chaussée d’un étroit immeuble, portant lui-même sur son fronton la mention Démocratie, où au début du vingtième siècle Marc Sangnier publiait un journal du même nom avec pour ambition de rapprocher chrétiens et démocrates. On entre par un passage secret sur Raspail, avant de rejoindre une salle boisée, ouverte sur une cour où il doit faire bon rêver en été. Sur les murs des S, rappels du nom de Sangnier dont le descendant reste le propriétaire des lieux.
Vendredi 6, Montrouge
Sortie cité universitaire, passage sous le périph, puis j’entre dans un autre monde, plus gris, plus sombre. Humanité compartimentée qui par tous les moyens tente de se hiérarchiser pour nous donner l’illusion que la vie n’est qu’une longue escalade, marche après marche, jusqu’au moment où fatigué on s’arrête sur un palier. Et moi, je suis toujours à suer sur l’escalier de la littérature qui a la particularité de tourner en rond.
Temps maussade, humidité poisseuse, je suis incapable de photographier, de chercher l’image qui me réjouirait, il faudrait que je zoome, traque le gros plan, le détail, ce qui est contraire à mon esthétique tournée vers les plans larges, même en littérature, je ne suis pas un spécialiste de la dissection, mais des paysages.
Je marche dans Paris sans éprouver le moindre dépaysement. J’y suis chez moi, j’y ai épuisé des lieux plus que nulle part ailleurs, peut-être même plus que dans le Midi où je suis davantage dans le mouvement, dans la subjugation, alors qu’à Paris je suis en réaction, dans un état perpétuellement critique, un état de désaccord et de remise en question, je n’accepte pas cette ville, j’ai été un de ses résidants et j’ai toujours contesté cette existence.
Samedi 7, Balaruc
Dimanche 8, Balaruc
Petite forme, mais on va étrenner le vélo électrique d’Isa. Elle avale 40 km comme qui rigole. Dans les montées, elle me mène la vie dure, mais en descente ou sur le plat je suis obligé de ralentir.
Je publie un article sur les pédales vélos, un grand débat chez nous autres cyclistes. Plutôt que d’argumenter pour un style ou un autre, les commentateurs racontent ce qu’ils font, ils parlent de leurs habitudes, s’enfonçant dans leur irrationalité et leur solipsisme. Les réseaux sociaux mettent en évidence nos défaillances collectives à une échelle microscopique. Une discussion sur le vélo en dit beaucoup sur nous tous.
Lundi 9, Balaruc
Une question sur mon roman : « Comment as-tu reçu ce passé de sniper, de tueur de ton père ? On comprend ? On est bouleversé par le fait que cela l’a peut-être changé ? On l’excuse… ou pas ? » Je n’ai jamais tenté de juger mon père, j’ai cherché à le comprendre, à comprendre comment il en était arrivé là, et quand je déroule l’histoire, je suis bien obligé d’admettre qu’il ne s’est pas mis tout seul dans cette situation, l’armée lui a plus que forcé la main. Elle a massacré sa génération, sans faire réparation. Je n’ai découvert qu’il avait été tireur d’élite que très tard, quatre ans avant sa mort. Paradoxalement, j’ai été soulagé, parce que je pouvais commencer à me mettre en route vers lui. J’avais un début d’explication.
Je tente d’écrire ce qui pourrait être le début de L’appauvrissement, ce texte composé avec les 300 ou 600 mots les plus fréquemment utilisés en français, histoire potentielle d’un gars qui à cause d’un appauvrissement du langage ne peut plus accéder à sa mémoire. « Il avait perdu ses mots, pourtant sa mémoire était intacte, présente à lui, mais il n’arrivait pas à la matérialiser en lui, encore moins à l’exprimer. Le mal l’avait pris peu à peu, insidieusement, comme un vieillissement, jusqu’à l’impuissance. Il n’était que la première victime, je le sais aujourd’hui avant de moi aussi perdre mes mots. » En gras, les mots interdits. Le mot « mot » lui-même n’est pas dans la liste. Impossible d’être dans l’analyse ou la réflexivité avec si peu de mots.
Voici un texte qui n’utilise que les mots autorisés : « Je n’étais pas encore malade. Je me souviens de maman et papa, de ma sœur, de notre maison au bord de l’eau, dans la lumière. Il y avait des arbres, des oiseaux. Nous étions heureux en ce temps-là même si nous avions faim. Et puis un soldat armé est arrivé pour nous demander nos livres. On a accepté de les lui donner contre de l’argent. Il les a brûlés dans le jardin. Une main sur le cœur, maman s’est mise à chanter, elle pleurait. Je ne comprenais pas pourquoi. On ne lisait jamais de livre. Elle nous a fait promettre de ne pas oublier. Oublier quoi ? Les livres, elle m’a répondu. »
Sur Google trends, je découvre que « facebook » est cent fois plus recherché que « papa » ou « maman ». Les recherches Google ne nous disent pas les mots les plus usités. Quelques sites listent ces mots, mais aucun n’explique sa méthodologie. Si je voulais écrire L’appauvrissement, je devrais établir ma liste, lui donner peut-être une couleur dans le monde où se déroulerait l’histoire.
Mardi 10, Balaruc
Le héros s’appauvrirait au fil de l’histoire, déjà bien dégarni au début, il continuerait de perdre ses mots, de chapitre en chapitre voyant son vocabulaire se réduire avec l’obligation de tendre vers la poésie. La question : comment poursuivre le beau avec de moins en moins de nuances ? Ce projet lancé comme une boutade lors d’un repas commence à m’occuper durant la nuit. Un homme se déleste des choses et des mots pour tendre vers une vie de plus en plus simple vouée à la beauté minimaliste.
Mercredi 11, Balaruc
L’Appauvrissement pourrait être une pièce de théâtre, un long dialogue où les idées deviennent de plus en plus difficiles à exprimer. Je ne sais pas pourquoi cette idée théâtre me vient.
Vendredi 13, Balaruc
Je viens de passer trois semaines à composer un livre sur le bikepacking à partir de mes articles web. Un livre écrit ces douze derniers mois, sans que j’en prenne conscience, et qui a finalement une belle consistance à mes yeux, avec une idée inattendue qui a surgi : une sortie vélo est mémorable quand elle peut donner naissance à un récit. C’est un livre sur l’écriture et le vélo, sur le vélo comme machine à écrire, comme machine romanesque.
Dimanche 15, Balaruc
Le lis avec toujours autant de plaisir les newsletters Rien que du bruit de Philippe Castelneau et Fuir est une pulsion de Guillaume Vissac, les copains du web, engagés comme moi dans la journalisation de leur vie numérique, avec cette sensation ambiguë que c’est en ligne que se joue la littérature contemporaine et en même temps la fin d’un monde, avec la célébration de l’ultracapitalisme victorieux toute catégorie, là où l’ancienne chaîne du livre reste encore artisanale, avec des hommes et des femmes qui se parlent, s’embrassent, se sourient, déjeunent ensemble, s’aiment et se détestent.
Le web ne m’a rien donné d’humain, de la haine en pagaille, des disputes, de fausses relations, le tout sous le couvert pour chacun de la quête de la reconnaissance ultracapitaliste. Est-ce cela que je devrais célébrer au prétexte de défendre la littérature d’aujourd’hui ? Qui y a-t-il de mieux côté littéraire sur le web qu’en dehors ? Je me le demande. Des auteurs qui se regardent écrire, qui du moment qu’ils alignent trois mots se prétendent géniaux et qui finalement n’apportent rien de neuf formellement pas plus qu’émotionnellement.
En dehors, il y a des artisans, peut-être vaut-il mieux des artisans que d’habilles faussaires œuvrant au sein d’un système qui ne célèbre que l’argent. Je ne sais plus trop quoi penser. Si je n’avais pas blogué sur le vélo, je n’en serais pas venu à ma vision romanesque du vélo, je n’aurais pas fait cette petite découverte qui illumine ma vie en ce moment, tout cela n’a été possible que parce que j’ai pu m’épancher en direct et en public, et entretenir de nombreuses conversations.
Il ne s’est pas agi dès le début d’un livre — un livre implique un projet, une direction plus ou moins claire même si les étapes du voyage sont floues. Il s’est agi d’un atelier d’écriture, d’une journalisation publique de ma réflexion, rendue possible par le web et seulement par lui, jusqu’à ce qu’a posteriori sens et forme apparaissent. Le web comme maïeutique. Voilà peut-être ce à côté de quoi passent les auteurs artisans par rapport à nous autres auteurs ultracapitalises (en ce sens que nous acceptons cette logique puisque nous en utilisons les outils quitte à ce qu’ils nous laminent).
Je reste convaincu que la littérature se joue là, dans l’ouverture des processus créatifs, dans leur théâtralisation, dans l’augmentation sociale de nos intelligences. Mais que font la plupart des auteurs web ? Ils nous balancent leurs textes comme s’ils étaient définitifs. Ils nous assènent leurs existences, refusant souvent jusqu’au texte parce qu’il n’est pas le média le plus percutant de l’ultrapacitalisme.
Alors je résiste, j’en reste à l’inefficacité des mots, à leur silence, à leur invisibilité médiatique, à leur lenteur incompatible avec le rendement multitâche. Ils ont le mérite de me faire du bien au moment où ils s’échappent de moi, plus rarement quand je les relis. Ils sont comme mes coups de pédale, ils me font parfois jubiler, alors je me gave de ces petits bonheurs.
Clamer « C’est sur le web que ça se passe » en cette fin 2019 devient ridicule et presque un crime contre l’humanité. C’est sur le web que se passe l’ultracapitalisme, que l’écart se creuse entre riches et pauvres, état qui dans l’histoire a conduit à la fin de nombreuses civilisations. Je dis une chose et son contraire. J’ai besoin du web, ne serait-ce que pour y tenir mon atelier, mais en même temps il veut me détruire, parce qu’il est un raz-de-marée. Il ne me reste que la tactique du judoka : utiliser la force de l’adversaire.
Mon article sur les pédales a été lu plus de 12 000 fois en deux jours. Voici à l’œuvre l’ultrapacitalisme. Qui dit pédales, dit produits, dit commerce, et les lecteurs arrivent par milliers là où ils sont au mieux quelques centaines pour mes trucs « littéraires ». Je ne suis pas surpris, juste terrifié de voir le phénomène à l’œuvre sur mon propre blog. Je pourrais monétiser cette audience, écrire un article sur les selles, les guidons, les roues. Vendre de la publicité, enregistrer des vidéos, et partir en orbite vers le néant. Les littérateurs populaires succombent à cette drogue. Ils en redemandent, chacun à son échelle. Qui a mille visionnages sur YouTube en veut dix mille, puis dix fois plus et ainsi de suite, et on le clame, s’en gargarise comme si c’était une preuve de génie. Société de métrix, mètres étalons de la superficialité ultrapacitaliste.
Mais l’émotion que j’éprouve quand j’écris tel ou tel texte ? Personne ne la mesure, pas plus que l’émotion de tel ou tel lecteur. Ça échappe, çà se glisse entre, c’est là que la littérature se joue, dans l’invisible à l’intérieur de nous, dans la résistance face à la machine à détruire. Il est facile de l’oublier alors qu’en dehors tout exige des chiffres avec beaucoup de zéros derrière.
Je lis Mes rayons de soleil de Louis Nucéra. Je me souviens de Nucéra à la TV, je le savais amoureux du vélo, je sais qu’il est mort sur la route, assassiné par un chauffard. Un texte de 1987, touchant, mais sans ampleur littéraire, au style un peu cabossé, parfois clinquant, qui manque de fluidité. Nucéra était plus homme qu’auteur et on l’a célébré en tant qu’auteur parce qu’il était homme avant tout. Une affaire germanopratine qui n’est pas étrangère au milieu exsangue de la littérature web.
Lundi 16, Balaruc
Nucéra refuse le récit, la narration, il se veut dans la littérature, mais celle des années fin vingtième, où en France ont avait oublié de raconter, que ce soit des pensées, des émotions ou des évènements. La trace n’est pas dans son texte, cette trace colonne vertébrale de mes récits cyclistes. Nucéra est dans l’Histoire, il parle de celle des champions, encore vénérés comme des dieux, celle des monuments et des villes et des guerres, mais il en oublie sa propre route, ses méandres, ses rencontres et ses illuminations.
Je lis en le lisant ce qui a changé autant dans la littérature que dans le vélo, en même temps, dans la même direction, comme emporté par notre époque, par sa technologie, et qui me donne la preuve d’une transformation sinon d’une évolution. En soi s’impose la nécessité d’écrire encore et encore sur les mêmes sujets, car ils ne peuvent rester les mêmes pour peu que nous ouvrions les yeux. La difficulté, elle invariable, saisir ce qui est propre à un temps pour que ça reste signifiant dans le temps d’après. Nucéra ne me parle qu’en creux, de sa voix déjà lointaine bien que venant des années 1980, et je l’entends moins fort que celles de Rousseau ou de Flaubert. La littérature fait exploser le temps et la mémoire. Elle distord les continuums comme un trou noir qui se joue de l’espace et du temps.
« Oublier les fondamentaux sous prétexte de les contrevenir » était le programme d’une littérature qui se perpétue en ligne, où on n’a pas besoin d’avoir de lecteur ni de compte à leur rendre. On en arrive à oublier les fondamentaux au point de ne même pas les maîtriser : le novateur casse ce qu’il domine, il casse pour ouvrir une brèche dans le mur et aller au-delà. Mais comment casser la narration ? Il n’y a rien au-delà qu’un délire punk, qu’une brume poétique, qu’une illusion de non-technicité en toute chose, alors que le contraire s’impose, que la technique est partout. Je me sens un éternel enfant face aux possibilités offertes.
Un technicien vient installer la fibre, mais il se heurte à un obstacle au niveau de notre portail. Je passe l’après-midi à marteau piquer. Je m’y mets en rechignant, puis suis pris d’une sorte de frénésie de fourmis, la nuit m’arrête. Parfois des tâches sans intérêt me servent de sas méditatif. Par exemple, nettoyer les pois chiches avant de préparer un houmous.
Mercredi 18, Sète
Quatorze heures, Émile collé, je l’attends sans un café près du marché parmi une foule de bobos avinés. Des femmes entourent un beau gosse avec de petits yeux qui ne respirent ni la santé ni l’intelligence. Une des femmes ne cesse de le caresser, il lui rend ses caresses. Un quadra genre artiste vient lui parler, le courtiser, puis le beau-gosse se détourne de lui, revient à cette femme, et le courtisan, comme un con, mal à l’aise, mais qui ne s’enfuit pas. J’ai envie d’aller le voir, de lui dire de ne pas se faire du mal, mais le beau-gosse revient vers lui, je ne sais qu’elle porte il peut lui ouvrir, une porte immonde vers la suffisance.
Sète a toujours été m’as-tu-vu, snob, prétentieuse, et l’arrivée du monde de la TV et du cinéma ne l’arrange pas. Voilà mon courtisan à nouveau planté, au milieu d’une phrase, l’autre parti voir quelqu’un d’autre, lui tournant le dos. Il faut être désespéré pour supporter cette farce. Le courtisan tourne en rond avec son verre, je ne réussis pas à attraper son regard, à lui faire signe, à l’empêcher de se noyer dans l’alcool, il m’évite comme s’il sentait mon jugement. Le beau gosse daigne revenir vers lui, il rit, un rire rouge d’alcool. Une femme est tout aussi rouge, déformée, le nez en bouchon de champagne tuméfié.
J’ignore le lien de dépendance qui soude ces figures et les pousse à boire pour trouver la force de ne pas se décoller comme si un miracle pouvait se produire à l’issue de leur proximité môle. Le beau gosse joue à l’heureux, centre d’attraction, petit soleil d’un système stellaire sans vitalité. Il raconte des blagues et tous explosent de rires, des rires exagérés, des rires de théâtres comme pour être perçus des derniers rangs.
Je m’attendais à rêvasser en ce début d’après-midi, à plonger dans une méditation poétique, à flotter entre les mots et j’ai sous les yeux un spectacle de démolition, de destruction, d’effondrement, d’autant plus effrayant que ses acteurs n’en ont pas conscience. Dans mon coin, sur ma banquette de moleskine, je ne suis pas là, je n’existe pas, je suis invisible, enfermé dans mon propre snobisme.
Le courtisan s’esquive et les autres se moquent de lui. Le beau gosse l’enterre, le harponne. Je n’entends pas les mots, mais je les sais par cœur, comme dans les romans qui veulent faire mal aux lecteurs en faisant mal à leurs héros. C’est dégueulasse, il y a des gens immondes. Et moi je ne vaux pas mieux parce que je me tais, témoin impassible d’un crime.
Jeudi 19, Balaruc
Je me laisse doucement glisser vers la fin de l’année. Comme s’il y avait une gravité sociale, une impossibilité de travailler dans ces dates qui arrivent. Je termine mon livre sur le bikepacking, rêvant à de nouveaux voyages.
Vendredi 20, Balaruc
Il y a quelque chose de poignant à lire Nucéra, qui parle de son tour de France à vélo, des chauffards qui le frôlent, qui l’effraient, sachant que l’un d’eux le tuera quinze ans plus tard. Quand nous roulons sur la route, nous agissons ni plus ni moins comme les fumeurs de cigarettes. Mais est-ce mieux de prendre la place des chauffards ? Non, eux sont le cancer lui-même.
Samedi 21, Balaruc
Dimanche 22, Balaruc
Une initiation au bikepacking est disponible sur Amazon. Je publie un billet pour l’annoncer et expliquer pourquoi l’autopublication est inévitable dans ce cas, comme dans bien d’autres. J’anticipe les critiques : « Tu changes d’avis sans cesse… » Mais non, tout en faisant l’éloge des libraires indépendants, j’ai prévenu que je continuerai à m’autopublier sur mon blog et à travers les plateformes, parce que les éditeurs ne voudront pas de tous mes projets, parce pour certains comme celui-ci je n’aurais pas envie d’attendre un an avant de le voir disponible, pas envie de négocier, de discuter. J’écris, je publie, voilà ce qu’est la littérature numérique selon la logique du send. Je suis bien incapable de me passer de sa vitesse. Si ce livre obtient un petit succès comme on dit, il me sera facile de le distribuer autrement. Publier un texte sur une plateforme est une façon d’en tester la validité. Pour vendre moins de trois cents exemplaires, je n’ai aucune raison de me compliquer la vie.
Ce texte est selon moi un exemple caractéristique de l’écriture numérique. Commencé comme une série de billets, abondamment discutés, fruit de longues conversations en ligne, puis mises à l’épreuve sur le terrain, avant qu’a posteriori une nouvelle organisation donne aux textes une cohérence qui n’existait pas au préalable et qui à son tour révèle de nouvelles pistes de réflexion, suscite de nouveaux textes, étrangers au premier jet.
L’écriture numérique implique selon moi un enroulement, une progression en spirale. Elle ressemble à un cinnamon roll ou à un pain aux raisins. On part du centre, d’une graine, et on s’enroule autour, se nourrissant d’interactions. Quand il ne s’agit que de publier, il n’y a rien de numérique ou presque, sinon un jeu avec la vitesse, et quand ce jeu avec le « send » est refusé, il ne reste plus rien que des lettres mortes.
Lundi 23, Balaruc
1/ Mon postulat : la littérature est au service de la narration non pas à son propre service.
2/ Mon texte sur le vélo est aussi un texte sur l’écriture, sur ce qui la provoque, donc sur la littérature elle-même.
3/ Il ne s’agit que d’une apparente contradiction : la littérature s’accomplit dans la narration et le travail sur elle-même.
4/ Oublier l’un ou l’autre, et il n’y a pas de littérature.
5/ On peut faire du mal à la littérature à force de trop vouloir la célébrer.
L’appauvrissement serait une pièce de théâtre parce que seulement les mots des protagonistes s’appauvriraient peu à peu jusqu’à ne plus être que borborygmes. « Appauvrissement », « borborygmes » seraient les mots des didascalies, non pas des mots autorisés dans la bouche des protagonistes. Mais ce serait comme si Perec avait employé un « e » dans le titre de La disparition.
Sans le numérique, je n’aurais pas écrit sur le vélo parce que je n’aurais pas pu publier mes textes au fil de l’eau, ou ils auraient eu une saveur bien différente. Sans le numérique, je n’aurais pas découvert l’art de la trace et, encore une fois, je n’aurais pas écrit sur le vélo. Sans le numérique, le bikepacking n’existerait pas. Je devine des liens dont je n’ai pas encore pris la mesure. Écriture, numérique, territoire. Une propension à sortir, à explorer, à vivre, à éprouver, en même temps à questionner, à raconter. Comme si le numérique et la littérature, des activités de bureau en quelque sorte, ne se réalisaient pour moi qu’en extérieur, là où je trouve leur matière et où elles me poussent pour que je les trouve.
Depuis longtemps, j’avais dans l’idée d’écrire mon Vert Paradis, un texte sur le Midi, et je l’ai commencé par inadvertance avec mes Mini aventures, un texte plus généralement sur le lien aux paysages, à la topographie, à la géographie, au réseau des routes et des chemins, peu à peu une forme s’impose, avec les photographies comme point de mémoire pour me permettre de raconter par la suite, parce qu’elles sont géolocalisées, parce qu’elles se superposent à ma trace et à mes souvenirs, alors je peux refaire avec les mots les parcours effectués à la pédale.
Le même travail serait-il possible en marchant ou courant ? Après tout, nous avons de nombreux récits de pèlerinages à Compostelle, mais ils sont sur un autre rythme, plus lent, qui rend inutile la trace, puisqu’alors on peut suivre les panneaux et les signes des GR marqués sur les arbres ou au coin des murs. Le vélo, par sa vitesse, implique le recours à la trace numérique, il se défait de la cartographie traditionnelle, il nous fait changer de métaphore, et donc fait basculer la narration dans une dimension nouvelle.
Et pas vraiment de possibilité de prendre des notes, encore moins d’écrire quand je déroule une trace. Me reste le temps et la force de photographier, mon cerveau accumule les sensations et les transforme en récit au moment de la restitution. À pied, au contraire, j’ai tout le temps. Celui de déplier la carte, celui d’écrire, alors peut-être trop longuement avec le risque d’oublier la narration. Le vélo impose son rythme à l’écriture comme la machine à écrire ou le traitement de texte.
Mardi 24, Nancy
Arrivé hier soir en voiture. Et tout le long du trajet, je me suis senti aliéné par les autres automobilistes, surtout lors de la pénible traversée de Lyon. Nous ne voyageons pas, nous souffrons et faisons souffrir la planète. Il ne fait même pas froid dans l’Est. Une humidité collante et terne. Je suis incompatible avec cette latitude qui fabrique des cafés chaleureux. Alors j’y cours, dans l’espoir qu’une idée passe, qu’une image s’impose.
Je ne regarde pas les gens, je manque désormais de curiosité pour eux, peut-être parce que je n’attends plus de rencontres disruptives, trop rares au long d’une vie pour continuer à les chasser. J’ai toujours fait des rencontres dans l’action, jamais dans la distraction du café. Je suis pourtant en train d’écrire, je devrais attirer l’attention d’autres écrivants, mais jamais personne ne s’assoit à côté de moi pour me demander ce que j’écris. Je me souviens d’une fille, un jour à Paris, et j’étais si pris par l’écriture que je ne lui ai pas prêté attention, me contentant de hausser les épaules.
L’artiste n’a-t-il pas pour fonction de saisir les occasions, de prendre ce qui échappe, ce qui se glisse, de le fixer avant qu’il s’évanouisse. Nous ne sommes pas des créateurs, mais des pêcheurs. Le photographe est notre parangon. En Floride, j’ai peut-être saisi l’occasion du bikepacking, comme au début 2000 j’ai saisi celle de l’écriture numérique. Saisir des choses, des concepts, des émotions, des paysages, des pratiques… ça m’arrive, mais saisir les gens, je n’y parviens pas.
Je ne sais même pas ce que ça signifie. Partir dans une conversation inattendue, surprenante, folle, écouter une histoire, se dire qu’elle est romanesque en elle-même, ne m’en faire que le transcripteur. Il y a deux jours, N, mon amie iranienne, m’a dit « Il faut que tu racontes ma vie. » Elle a tout de l’héroïne moderne presque jusqu’à la caricature : beauté, intelligence, caractère… et en même temps impuissance et terreur. Elle est romanesque, aussi intimidante. Écrire sur les femmes est peut-être mon plus grand défi. La montagne d’incompréhensions à laquelle je dois me confronter.
Je lis Dorian Gray. Un texte insupportable du point de vue féminin. Insupportable tout court. Qui me donne envie de hurler. Voilà qui suffit à désigner un grand texte même s’il ne s’agit que d’une énième histoire de super héros maudit. J’ai aussi relu le premier chapitre de L’Étranger, parce que Tim doit le lire pendant les vacances. Ce texte qui m’a tant enchanté m’a laissé froid, tout juste si j’ai ressenti la chaleur qui jadis m’a illuminé. Ne reste que le mécanisme littéraire toujours aussi admirable.
Le détachement, la froideur, être étranger à sa propre vie, être à côté, la regarder sans réagir, alors l’absurdité n’a plus de limite, autant tuer, détruire, sans même basculer dans le nihilisme. Je ne suis pas de cette époque. J’ai illusion d’un bonheur accessible. Il me touche assez souvent, par les mots, le vélo, les lumières, quelques éclats de rire, par des beautés éblouissantes.
Ne pas se contenter de survivre, mais sur-vivre, vivre davantage. Voilà pourquoi les moindres aléas du quotidien me foudroient. Les factures, les pannes, les obligations me rendent dingue. Je suis incapable de m’épanouir dans toutes les circonstances. Je suis faible. Sur-vivre à la crise climatique, aux dérèglements du monde. Hemingway nous a montré comment sur-vivre à la guerre, à la pauvreté… mais il a échoué à survivre à la vieillesse. Sur-vivre en toute situation. Sur-vivre dans les crises alors qu’elles incitent au repli. Voilà un objectif artistique et politique.
Saisir les gens revient peut-être à tomber sans cesse amoureux. J’ai l’impression d’être immunisé, d’avoir fermé les écoutilles comme pour protéger ma famille, mais peut-être est-ce aussi lui faire du mal, parce que je me suis aussi fermé à eux. Se protégeant du dehors on ne pourrait que se protéger du dedans. À moins que le dedans et le dehors n’existent pas. Soi on s’ouvre, soi on se ferme. Peut-être pas. L’osmose autorise la diffusion dans un sens et pas dans un autre. Je crois à l’osmose sentimentale.
Presque tous nous vivons sentimentalement fermés. Qu’une rupture survienne et nous nous transformons presque du jour au lendemain, démontrant l’existence d’un verrouillage antérieur, d’un seuil tout au moins, d’une barrière de potentiel osmotique, sans doute un système de défense évolutif destiné à protéger la famille le temps que les enfants grandissent. Si cette théorie est vraie, la barrière doit s’abaisser avec les années, puis elle nous laisse assez âgés pour qu’elle n’ait plus d’importance, l’habitude nous pilotant. Alors faut se battre contre elle. Vivre en osmose est combat perpétuel.
Autour de moi, le café se vide. Les garçons dressent les tables libérées pour le déjeuner et les clients refluent. Le café français n’existe plus. Pas de liberté de rêver quand on veut, de manger quand on veut. Il faut se plier à des horaires absurdes. Je fais ce constat chaque fois que je reviens dans un café, chaque fois que je veux m’y attarder, je m’en trouve chassé, pas tant qu’on me mette dehors, mais l’atmosphère se délite et la foule qui jusqu’alors me baignait cesse de me dicter ses pensées.
Dans le café, je suis télépathe. Je me transforme en éponge malgré moi, écris des choses étrangères, dévie de mon flux naturel, victime de mon empathie imaîtrisée. Je ne suis même pas responsable de mes mots, plus trop sûr de les comprendre ou de les approuver, je suis en prise directe avec des murmures qui se transforment en voix intérieures. Voilà pourquoi j’ai toujours été incapable de travailler à un texte long dans les cafés. Je ne peux y tenir un fil, je ne peux qu’écouter les voix et leur obéir.
Le soleil se pointe par surprise et je m’en vais le rejoindre, suivant le canal de la Marne au Rhin, avant de piquer vers la vieille ville, puis de remonter vers l’Excelsior, près de la gare. Le soleil illumine encore la salle, les boiseries brûlent, les vitraux chatoient et les miroirs démultiplient leurs images. Les clients déjeunent, ou contemplent leur portable, ou discutent à deux, rendez-vous amoureux, mère et fille, femme seule affairée devant une énorme assiette de profiteroles qu’elle ingurgite en se pourléchant les lèvres tâchées de chocolat, une autre femme devant son ordinateur, passagers qui attendent leur train, et moi qui attend une pensée.
Une Asiatique a un diamant dans l’œil gauche qui accroche la lumière et m’éblouit. Je n’arrive pas à me détacher de son visage, qui se penche, se relève en même temps qu’elle déguste une coupe de glace à la vanille. La paillette d’or est collée sous la paupière gauche. Quand la femme tourne le visage vers la vitre, une autre paillette scintille sous la paupière droite. Est-ce une décoration de Noël ? Un tatouage, de hauts talons, un je ne sais quoi d’extravagance. Beaucoup d’écrivains utilisent les mêmes trucs pour attirer l’attention. Sur eux et dans leurs textes. Pour défendre la littérature, ils feraient mieux de disparaître. Sauf qu’on s’en fout de la littérature, elle est notre moyen d’existence, et donc de visibilité. J’existe parce que j’écris. J’existe parce que je crie.
Par une des fenêtres hautes de l’Excelsior, des trains de cumulus défilent sur le bleu. Il n’y a plus qu’eux pour attraper le soleil, même les paillettes de l’Asiatique ne scintillent plus. Dehors, de l’autre côté de la rue, une pâtisserie kitsch, assez extraordinaire semble-t-il pour que des curieux ne cessent d’en lécher la vitrine : consommer, manger, se gaver de sucre, le monde ne change pas. Ce matin, j’étais télépathe, cet après-midi, je suis sourd. Les voix discordantes me vrillent les oreilles, me chantent une cacophonie néfaste, peut-être les vestiges de la digestion.
Les discours sur l’effondrement ont pour effet de pousser au vice, à la surconsommation, au je-m’en-foutisme. Puisque nous n’avons pas d’avenir, autant nous vautrer dans le grand n’importe quoi se disent inconsciemment la plupart des gens. Ils ont renoncé au bonheur, seule la débauche les attire. Ils se saoulent, se gavent, s’abrutissent de séries. Il n’en faut pas davantage pour entrer en décadence. On y est quand l’argent compte plus que les valeurs. Je n’oublie pas l’Alexandrie d’Ératosthène. Je n’en veux pas.
Que faire sinon vivre une autre vie, montrer qu’elle est heureuse et permet d’échapper à l’effondrement ? Mais rien ne sert de le crier, ou même d’écrire des livres explicites à ce sujet, surtout pas des essais théoriques, il faut raconter d’autres façons, réveiller l’espoir. Quel rapport cela pourrait entretenir avec L’appauvrissement ? Plus je me déleste de mots, plus je suis heureux ? J’ai toujours pensé le contraire. Deux personnages pourraient s’opposer. L’un perd ses mots et devient de plus en plus malheureux, l’autre en gagne et devient de plus en plus heureux. Une sorte de vase communicant.
Mercredi 25, Nancy
Dans Dorian Gray, Oscar Wilde est visionnaire : « On voit à San Francisco toutes les personnes qu’on croit disparues. Ce doit être une ville délicieuse ; elle possède toutes les attractions du monde futur… » Plus loin, il nous donne un conseil pour exister sur le Net : « Je suis heureux que vous n’ayez jamais rien fait : ni modelé une statue, ni peint une toile, ni produit autre chose que vous-même !… Votre art, ce fut votre vie. Vous vous êtes mis vous-même en musique. Vos jours sont vos sonnets. »
Je doute que beaucoup d’entre nous aient ce projet de faire de leur vie une œuvre, parce qu’alors les réseaux sociaux n’en révèlent rien sinon des horreurs. Ou peut-être nous ne publions que des rebuts de nous-mêmes, que nos échecs, que les ébauches rejetées. Les réseaux sociaux joueraient le même rôle que le portrait de Dorian Gray. Ils captent nos vices, nos bassesses, nos perversions, nos méchancetés pendant que nous-mêmes restons purs. Mais alors que Dorian cachait son portrait et se montrait dans son éternelle beauté, nous faisons le contraire, exposant nos laideurs et réservant nos vertus à nos proches. Tout se serait inversé.
Il y avait une pudeur du dandy, le désir de n’être que perfection, que volonté de se projeter en un idéal aux yeux des autres. Désormais, plus la moindre pudeur, qu’on soit mince ou gras, on se promène à poil sur les plages et on se désape en ligne, balançant ses idées les plus banales, les plus communes, et jugeant de tout sans le souci de la pertinence ou de l’originalité. On n’a plus peur d’être comme on est, c’est-à-dire médiocre.
Certains utilisent des pseudos pour se déverser sans retenue. Ces trolls jouent au carnaval. Peut-être ils sont dans le vrai, refusant de signer leur portrait de leur véritable nom. Ils conservent un rien de pudeur, rêvent encore de délicatesse même s’ils ne peuvent pas assumer leurs rêves en se taisant. Ils obéissent au monde, s’y abandonnent, mais, en dissociant leur moi numérique de leur moi authentique, leur tableau de leur image, ils expriment leur désapprobation d’une tendance à laquelle ils succombent tout de même.
Comment sont-ils pour de vrai ? Leurs vies sont-elles des œuvres ? Ou comme Dorian Gray culpabilisent-ils peu à peu ? Souffrent-ils de leur manque de courage ? Soi celui de ne pas se taire, soi celui de ne pas assumer leurs inepties. Ceux que j’ai pu rencontrer étaient beaux, des artistes d’eux-mêmes.
Une sortie vélo est une œuvre si elle donne matière à narration, que cette narration soit matérialisée ou non, avec des photos, des vidéos, des textes… Si je réussis à faire de ma vie une œuvre, je dois être capable de la raconter, et ayant le projet de la raconter, je la fais basculer dans l’art, et l’art dans lui-même. Tenir un journal, le publier, c’est accepter ce jeu, c’est donc implicitement adhérer au projet de sa vie comme œuvre.
Si j’étais convaincu que ma vie était insignifiante, je n’écrirais pas à son sujet, je ne la construirais pas à force de réflexivité. Quand j’écris, quand je publie, j’éprouve une forme de fierté. Si je refusais ma vie comme œuvre, je verserais dans la pure fiction, je tenterai de me nier, de m’oublier. Mais je n’ai pas envie de me fuir, j’ai envie de m’aimer, de m’accepter, de me rendre acceptable peut-être.
Les véritables génies œuvrent sans conscience, contrairement à Oscar Wilde et à Dorian Gray. Et leurs œuvres n’en sont que plus dramatiques, tournées toutes entières vers la narration sans l’idée qu’elles se transformeront en narration quand les yeux d’un artiste comme Michon se posera sur elles.
À vélo, j’oublie la réflexivité, je n’ai pas le temps pour elle, juste le temps de quelques photos. Je sais que la narration se construit, mais je réussis à la mettre de côté et à vivre, parfois retrouvant des sensations de l’enfance, des joies brillantes comme quand nous peinons dans la boue, nous crotons de la tête aux pieds. Certains de mes copains sont moins joueurs. Ils pensent trop, voient les inconvénients, refusent de s’abandonner à la joie du moment. Les balades les dérangent dès qu’elles s’écartent de leurs routes familières. Ils pédalent par habitude, hors de leurs œuvres, et je doute qu’ils soient en train de les écrire malgré eux.
Au fond, je n’aime pas pédaler en leur compagnie. Ils ne font du vélo que pour prendre l’air, discuter et entretenir leur corps, d’autres vont à la chasse ou au golf (j’ai connu le même travers chez les rôlistes : ils jouaient pour passer le temps et je jouais pour faire de nos parties des œuvres d’art). Au contraire, je cherche ce qui est propre au vélo, ce que lui seul autorise et invente, et dans l’écriture je cherche les mêmes potentiels propres, potentiels changeant d’époque en époque sous la contrainte d’autres forces potentielles. Renoncer à écrire pour sauter à d’autres médias est alors un aveu de faiblesse. Parce que la porte littéraire est plus étroite, elle peut conduire à des beautés plus pures par effet d’une forme de filtrage.
Dorian Gray n’est pas un roman narratif, mais réflexif. L’action est sans cesse questionnée, arrêtée, regardée. Je n’ai plus aucune envie d’écrire de tels romans, je veux être dans la filmique narrative : montrer Dorian Gray vivant et non plus son portrait qui alors n’est plus que le portrait d’un portrait d’un portrait… Pour le portrait, il y a la photographie. Pour la filmique n’y a-t-il pas le cinéma et la vidéo ? Non, le premier exige une reconstruction, la seconde ne montre que ce qui a eu le temps d’être saisi. La narration filmique n’est ni reconstruction ni saisie, elle est création ex nihilo comme un cinéma à effets spéciaux. Mais alors L’Étranger ? N’est-ce pas un pur exemple de filmique littéraire ? Peut-être, mais rien n’empêche de filmer des émotions, des pensées, de filmer des personnages héroïques, en évitant que la caméra ne se regarde elle-même.
Jeudi 26, Nancy
Par temps gris, sans que le ciel m’indique le nord ou le sud, j’ai une façon de sortir de chez mes beaux-parents qui me perd, m’envoie dans la ville avec un décalage de quatre-vingt-dix degrés, me projette dans un quadrilatère perturbant que je ne réussis à stabiliser qu’une fois sur la place Stanislas, où je tombe par surprise avec un étonnement stupéfiant.
De retour au café Foy, je retrouve la foule serrée sur les fauteuils de velours rouge, incapable d’imaginer cet endroit hors des fêtes de fin d’année, peut-être est-il vide et inspirant au creux d’une semaine ordinaire. Il règne dans cette salle une ambiance littérairement feutrée, même si personne ne lit ou n’écrit à part moi, mais les clients y sont en latence, arrivés sans objectif, par un simple effet de la gravité de cette ville, tournant sur elle-même non loin de là, autour du centre de sa place qui la résume et la définit.
Dès que je m’éloigne le long du canal, j’en arrive à sa frontière autoroutière pauvrement délabrée, toujours sans perspective, avec de rares promeneurs à qui je dis bonjour sans qu’ils ne relèvent la tête, percevant peut-être mon accent dans ce seul « bonjour » et m’estiment trop étranger pour commettre le moindre effort.
Aujourd’hui, je n’ai pas marché, il m’a suffi de me perdre comme je ne réussirai plus à le faire de mon séjour, mais avec la certitude que je perdrai à nouveau lors de ma prochaine visite. Si j’étais alcoolique, ce serait un jour à me saouler, un jour sans grâce, un jour à nettoyer par la course ou le vélo et tenter de le faire basculer sur lui-même. Il me reste que les mots pour repousser des émotions contradictoires.
Le rituel des fêtes centré sur les repas trop riches et trop commentés et trop préparés ressemble à la ville où ils se jouent. Ils s’éternisent et me font me sentir de plus en plus mal, parce que je m’y vois de plus en plus animal alors que nous sommes censés célébrer notre humanité la plus positive. Moi qui mange peu, je ne peux nier cette nourriture trop souvent protéinée empilée devant moi, elle est comme une insulte et je me ferme à elle, et pour me protéger d’elle, de ses incitations perverses, je me ferme aussi à la joie de mes proches qui m’apparaît presque comme une provocation. Je pourrais ne pas être là, mais j’éprouverai alors une autre forme de chagrin, si bien que la situation est sans issue, à moins que nous fuyions à la montagne et que nous agitions nos corps dans la neige jusqu’à éclater de rire.
J’ai relu cette nuit deux des Vies minuscules de Michon et je vois clair dans son jeu désormais : il ne parle que de lui, il n’a écrit que sa propre vie, toujours avec la même voix, le même rythme et point de vue, qu’il s’agisse d’un homme ou d’une femme ou même d’une enfant morte trop tôt. Il a attendu ce texte et il a fini par lui tomber dessus, laissant croire à la possibilité d’un miracle aux jeunes auteurs. J’ai eu l’impression que mes Ravissements m’étaient également tombés dessus, et je les ai déjà presque oubliés, me demandant ce que je pourrais faire d’eux.
Si je les avais publiés en ligne au jour le jour, ils auraient déjà existé comme happening, ils seraient déjà dans l’histoire sublittéraire, mais il est trop tard pour faire d’eux de la littérature numérique. Il ne me reste qu’une possibilité éditoriale traditionnelle sans que j’ai envie de me battre pour, l’effet magique de ce texte ayant déjà agi sur moi, comme un été passé dont la tiédeur se dissipe peu à peu. Ce « comme » final étant une sorte de ritournelle à la Michon.
Vendredi 27, Nancy
Ce matin, alors que je tchate vélo depuis deux plombes, je me lève, regarde par la fenêtre, un ciel métallique, et dans le jardin, l’arbre immobile, paralysé avec ses branches nues tendues vers une lumière inexistante. En face, de l’autre côté de la rue, un malheureux pigeon grelotte sur une cheminée fumeuse. Rien ne bouge, surtout pas lui, pas de vent, pas de souffle, l’immobile fige la ville, il faut descendre dans la rue, croiser des humains et des voitures pour que le monde se mette en marche. Dans le Midi, le pays bouge, le vent ne s’arrête pas, pas plus les nuages. Ça balance, grince, gronde, secoue. Ici, même quand il ne fait pas froid, l’idée du froid glace.
Je m’étais donné pour objectif de penser à L’appauvrissement, d’écrire quelques lignes et je n’y suis pas. Trop dans le vélo, dans ce journal, dans la théorie. Pourtant, je devine une possibilité, une puissance, que la forme devrait faire émerger, mais une forme n’est jamais suffisante, même si elle a pour but de dire une tendance de la littérature contemporaine, l’appauvrissement des textes pour tenter de racler les derniers lecteurs. Une tactique adoptée par les best-sellers. Dénoncer ne m’intéresse pas, plutôt curieux de découvrir quelle beauté on peut encore faire jaillir quand on réduit les moyens expressifs.
À côté de moi, deux femmes. L’une, mignonne, dans une histoire qui tourne à vide. L’autre, rondelette, qui se plaint de son mari : « Je préfère qu’il soit absent que là sans que je puisse compter sur lui. » Et ses enfants agissent pareil. « Je serais mieux si on se séparait. » Puis elle se reprend. « Il y a le côté financier, c’est pas simple. » Et l’autre qui lui dit qu’elle aurait une pension. Il ne reste plus la moindre tendresse, qu’un mari qui est devenu un père, un prestataire de services peu efficace.
Mon voisin feuillette une revue vélo, je le laisse la replier, puis l’interpelle. Nous voilà partis à refaire le monde durant une heure. Il rafistole les vieux Peugeot, a découvert le gravel en Californie, me conseille de rouler dans les Vosges en été. Le lien, le déclencheur. L’occasion à saisir. Je n’en manque aucune au sujet du vélo, mais j’ignore tout des autres, par principe cachées dans les limbes.
Samedi 28, Nancy
J’ai dormi comme rarement, émergeant, replongeant, jusqu’à ce qu’un faible rayon de soleil touche la chambre et me révèle un mal de tête provoqué par une amorce de sinusite. Bien rare que je n’attrape pas un truc à Nancy, surtout quand je n’y fais pas de sport. Cette ville m’est physiquement nocive.
Le web a popularisé le « texte », une forme courte sans genre, parce qu’elle vient et qu’il faut la prendre, tout le monde est capable de cette prouesse, d’où les ateliers d’écriture, mais les choses se compliquent dans la longueur, quand on dépasse le jet pour se projeter vers une œuvre.
La littérature se joue dans la liaison des fragments jusqu’à ce qu’ils produisent une narration. Je pourrais passer ma vie à saisir des impressions. En rester là, et j’en serais frustré. Dans le journal, les fragments se retrouvent coordonnés par le temps qui passe. Ils disent une histoire contre la volonté de l’auteur. Il me serait effrayant de relire le mien de bout en bout, j’y découvrirais un homme que je n’aime peut-être plus, dont les pensées me seraient étrangères, tantôt incompréhensibles, tantôt déplaisantes, et je devrais revivre mes souffrances sans réussir à éprouver à nouveau mes joies.
Le projet autobiographique est alors une œuvre révisionniste, une reconstruction déformée par le filtre du souvenir, une idéalisation romanesque par opposition au réalisme très relatif du journal. Ils parlent de la même personne pour dire deux histoires sans rapport entre elles, et de fait le journal ne peut aider à l’écriture d’une autobiographie.
Mon rapport aux autres écrivains brouille mes projets. Je devrais ne faire que ce qui m’importe, et je ne réussis pas à m’abstraire de l’Histoire, de vouloir m’y positionner, alors que cela ne me procure que frustrations. Quand je regarde la liste de mes textes, c’est un capharnaüm, une montagne d’ordures. J’aurais préféré n’écrire que quelques livres tous identiques les uns aux autres, plutôt que me battre avec le monde entier, partant dans toutes les directions comme si j’étais incapable de trouver la mienne, d’autant plus frustré que, quand je crois la trouver, comme avec One Minute, l’accueil est plus que mitigé, voire se traduit par rejet pur et simple, aucun éditeur n’ayant daigné s’intéresser à ce texte.
Mon œuvre, si je fais œuvre, est illisible, incompréhensible. Je suis moi-même incapable de me classer, ni dans un genre ni dans une école. Mes incursions dans le vélo ou dans l’hygiène hospitalière n’arrangent rien.
Je lisais ce matin un article au sujet d’une fresque rupestre d’il y a 43 900 ans qui témoigne déjà de rituels religieux, donc d’une mythologie et de fait d’une littérature orale. Dans quelques dizaines de millénaires que restera-t-il de Proust ? Sans doute pas grand-chose, guère plus que de moi et de chacun de nous, peut-être moins parce qu’il n’aura pas vécu à l’âge de la mémoire numérique. Le projet posthume n’a aucun sens, surtout tant qu’on n’a pas les moyens de s’échapper d’un système stellaire condamné à mort. Le seul projet digne est celui qui tous les soirs nous fait nous endormir heureux, et qui agira encore de même à notre dernier soir. Alors écrire pour se contenter soi-même, pour se reconnaître soi-même, avec le petit espoir de faire du bien à quelques lecteurs.
Tout le monde dit « je » sur le Net et quand j’utilise le « je » dans mon livre sur le bikepacking on me le reproche, comme si un livre devait traduire un idéal et non un point de vue personnel. Je ne fais que raconter ce que j’apprends, ce que je vois, ce que je vis, dans l’espoir que cette expérience puisse contribuer à d’autres. Dire « je », c’est être humble, refuser de parler pour les autres et de généraliser, comme le font trop souvent les politiciens, les syndicalistes et les philosophes, se donnant le droit de parler au nom de tous. J’ai titré mon livre Une initiation au bikepacking, ajoutant l’article pour bien montrer qu’il ne s’agissait que d’une initiation possible, en l’occurrence la mienne, et qui malgré tout comporte quelques traits que j’imagine universaux.
Depuis plus d’un an, nous savons que nous devons refaire notre terrasse en bois, dont après vingt ans les soubassements ont pourri ou sont en train de pourrir. Et je bloque, je n’arrive pas à trouver de solution. Depuis quelques mois, nous étions séduits par la magnifique terrasse en béton du musée d’art moderne de Miami, d’une solidité inébranlable. De temps à autre, je faisais des recherches, j’en parlais à des amis du bâtiment, puis renonçais. J’évoque cette anecdote parce qu’elle témoigne du processus créatif.
Avoir un désir, une pulsion, tenter de l’exprimer, puis renoncer, puis y revenir jusqu’à ce que quelque chose se débloque. Cette nuit, j’ai vu notre terrasse en béton comme une monstruosité écologique et thermique. En été, elle serait comme un four sous nos fenêtres. J’ai alors songé à quelque chose de plus simple, des dalles posées sur la terre et entre elles laisser pousser l’herbe qui le voudra, sans le moindre arrosage. Créer de la matière, du tapissages respirant. Sur ce, je m’en vais me promenade au bord du canal et tombe sur des sols dans l’esprit de ce que j’aimerais faire. Les pièces se mettent en place. S’il s’agissait d’un livre, je n’aurais plus qu’à le laisser venir.
Dimanche 29, Nancy
Lundi 30, Balaruc
Hier, nous avons traversé la France en voiture, et à la radio ils parlaient des gens reconnus que je ne connais pas. Quand nous nous sommes arrêtés pour déjeuner, j’ai vu d’autres gens qui voulaient être reconnus sur les réseaux sociaux, puis davantage en rentrant à la maison. Avons-nous tous souffert d’un manque de reconnaissance par nos parents et recherchons-nous une reconnaissance extrafamiliale ? Cette explication psychanalytique ne tient pas, ou nous sommes une société cassée.
Une fois le mythe de l’art pour l’art rejeté, il reste l’art pour soi, pour sa propre édification, tant intérieure que financière, ce qui entraîne la quête de reconnaissance. Alors « soi » devient le sujet, un soi qui veut exister par les regards extérieurs. Mais subsiste aussi la possibilité d’un art social, l’art pour le peuple auquel aspirait Tarkovski, un art altruiste, un art pour changer le monde. J’ai toujours tenté me ranger dans cette veine, avec ce risque non négligeable de mal faire en voulant bien faire. Je rêve encore d’étoiles autonomes, brillantes par elles-mêmes, sans le besoin d’être soutenues par leurs créateurs (un peu comme l’univers lui-même).
Le prochain roman à scandale parlera d’un garçon de douze ans abusé par une femme. Un roman confidence, qui pourrait être inventé de A à Z (ou presque). J’ai de la matière pour un tel livre.