Les critiques d’Hubert Guillaud sont si fouillées qu’elles me dispensent souvent de lire les livres dont il parle. Sa lecture de Contre l’alternumérisme ne fait pas exception. Au passage, Hubert pose une question qui m’interpelle « d’autres numériques sont-ils possibles ? »
Les auteurs de Contre l’alternumérisme répondent non, et voilà pourquoi je ne les lirai pas. Car une telle réponse revient à prévoir l’avenir, ce dont personne ne devrait oser se prévaloir. Déjà, pour que d’autres numériques soient impossibles, il faudrait qu’il existe aujourd’hui un numérique univoque, et que quelqu’un soit capable de le définir. Est-ce celui des impérialistes GAFAM, des libristes, des universitaires, des artisans numériques, des blogueurs, des artistes, des résistants, des déconnectés ? Tous ces numériques coexistent, se croisent, se fécondent, se combattent.
Le numérique n’a jamais été un espace homogène, mais plutôt un territoire avec des plaines, des montagnes, des océans, des lacs, des villes, des villages, des cabanes dans les bois. Je ne suis même pas certain qu’une atmosphère commune baigne l’ensemble de ces paysages et que l’eau des mers et des lacs soit partout semblable (ni partout potable).
Sur ce territoire, on peut se tenir à l’écart des mégalopoles et préférer les coins reculés, à chacun de choisir sa façon de vivre le numérique. En 2011, je me suis déconnecté parce que les néons des Broadway numériques m’avaient tant ébloui que je n’y voyais plus rien, à commencer par mon propre corps. J’ai eu besoin de fuir l’ensemble du territoire pour me reconstruire. J’ai été heureux loin de lui, mais j’y suis revenu parce que certaines de ses dimensions me manquaient et définissaient mon temps, celui des crises globales qui ne seront résolues que par davantage d’intelligence collective. Et sans numérique, sans mise en réseau, sans partage à grande échelle, je ne vois pas comment nous pourrions accroître cette intelligence, c’était déjà le sujet du Peuple des connecteurs en 2006.
Que les anti-numériques m’expliquent comment ils comptent lutter contre le réchauffement climatique sans numérique ? Déjà, nous ne parlerions même pas de réchauffement climatique sans numérique. Nous ne serions même pas conscients. Et d’abord qu’ils m’expliquent comment ils feront le jour où ils devront subir une intervention chirurgicale ? Pas de scanner, pas de microchirurgie, pas de sonde vidéo, pas de bistouri robotisé… Sont-ils prêts à revenir en arrière ? Portent-ils des lunettes ? Ne sont-elles pas le fruit du numérique ?
Certains luddites sont tentés par un repli, une décroissance, je sens poindre la possibilité de dictatures écologiques, et je ne peux que craindre ceux qui misent sur une restriction des libertés, car cette restriction implique pour commencer une diminution de l’intelligence collective, et donc nous condamne à sombrer.
Nous autre humain ne pouvons pas échapper à l’air, ou pas longtemps. Peut-être que le numérique est devenu l’air du monde hypercomplexe d’aujourd’hui. Mais, même s’il est consubstantiel au monde, pourquoi ne pourrions-nous pas travailler à le purifier, tout au moins par endroits, à commencer par notre bulle individuelle ?
Nous vivons à la croisée de forces contraignantes et d’autres émancipatrices. Si on entend parfois dire que le monde d’aujourd’hui est moins libre que celui des années 1960-1970 par exemple, au regard de la sexualité, des mœurs en général, ce n’est peut-être pas la faute du numérique, mais d’un glissement vers le conservatisme provoqué par la peur des crises, par la croyance qu’avant c’était mieux et l’espoir fou qu’un retour en arrière pourrait solutionner nos maux.
Le territoire numérique n’est pas idyllique, loin de là. On doit dénoncer ses travers, ses failles, ses pièges, ses IA potentielles Big Brother, mais si on s’arrête là, on passe à côté de sa dimension positive, des œuvres d’art qui y jaillissent, des idées qui y percolent sans cesse, de l’entraide qui s’y développe à vaste échelle, des opportunités qui s’y multiplient.
Bien sûr, Hubert, que d’autres numériques sont possibles, ils existent déjà, et je sais que tu le sais. On les voudrait plus populaires, mais ce n’est pas très important tout ça. Les autres Internet se glissent partout, et pas nécessairement où on le croit comme chez les partisans des monnaies libres ou de la sobriété numérique. Par exemple, dans le monde du vélo, il se passe des choses merveilleuses autour de l’échéance et de la construction des traces, c’est une véritable révolution. Dans tous les domaines, dès qu’on creuse, le même miracle se réplique.
Je ne suis pas en train de crier victoire, mais à choisir entre pas de numérique et le numérique d’aujourd’hui, je choisis notre numérique plus qu’imparfait, gangréné par les GAFAM. Nous n’en avons besoin pour travailler ensemble. Et puis, il serait bien pessimiste de croire que nous sommes collectivement impuissants pour réformer les pans du numérique qui ne nous plaisent pas. Le numérique n’est pas différent de nos autres constructions technologiques et sociales. Dès qu’on prend du recul, on voit que les choses changent, trop lentement à nos goûts, pas comme nous l’aurions voulu, mais elles changent.
Les anti-numériques sont des fatalistes qui ont le culot de nous qualifier « alternuméristes ». Le numérique étant divers, il n’est possible que d’en réformer des parcelles une à une, petit à petit, par essais et erreurs. Nous ne rêvons pas d’un autre numérique, idéal, parfait, éthique, nous ne sommes plus utopiques, mais presque malgré nous d’autres numériques se construisent peu à peu.
PS : Je n’écris pratiquement plus sur le numérique, même si je suis de loin ses évolutions et involutions. Je me suis laissé tenter par cet article, parce que j’imaginais trouver une réponse intéressante en l’écrivant et finalement non, le luddisme n’est pas très passionnant, même si comme le dit Hubert, la critique fait souvent plus avancer que le discours béat des évangélistes. Dire que le numérique est mauvais et qu’il faut en sortir ne nous en fera pas sortir, ne nous reste qu’à sauver les meubles qui peuvent l’être. Cette perspective ne me motive plus trop, je préfère parler de vélo ou de littérature.