Photographie Jean-Baptiste Huynh
Photographie Jean-Baptiste Huynh

Vous arrivez au boulot. « Salut ! » vous lance un collègue qui sort des toilettes. Il vous tend la main. Que faites-vous ? Avant de répondre, sachez que 15 % des garçons et 7 % des filles évitent le lavabo après avoir uriné. Un tiers des autres n’utilisent pas de savons et la plupart ne se frictionnent pas assez longtemps pour se décrasser. Pour résumer, nous sommes plutôt crades. Ce laxisme n’épargne pas les hôpitaux. Là, il est mortel (comme il est mortel partout en temps de pandémie — alors le monde se transforme en un hôpital géant).

On touche un malade, on en touche un autre, et les germes sautent de mains en mains. Ils se glissent par les blessures, par les perfusions, par les bouches, les nezs, les yeux, ils plongent dans le sang, prospèrent dans les poumons ou s’arriment aux os qu’ils liment avec acharnement. Résultat : une maladie nosocomiale, une maladie acquise à l’hôpital. En 2001, une étude a révélé que chaque année 1,7 million d’Américains sont infectés à l’hôpital, dont 5,8 % décèdent. Si on étend ces données à la planète, on tombe sur un vertigineux 16 millions de morts, un carnage dont les médecins répugnent à parler. Après les maladies vasculaires, c’est la seconde cause de mortalité à égalité avec les cancers du poumon.

Rappelez-vous Guillaume Depardieu. Un samedi soir de 1995, en moto, il se prend en pleine gueule une valise qui se détache d’une voiture. Ce grand gaillard au sourire triste séjourne un an à l’hôpital Raymond-Poincaré de Garches. On lui propose une reconstruction du genou droit. « Et moi, en même temps, je me sentais bien, j’arrivais à marcher. J’étais tiraillé… C’est bizarre d’ailleurs, parce que j’ai hésité et j’aurais dû écouter mon instinct », raconte Guillaume. L’opération se déroule bien, mais la reconstruction échoue. Il accepte une nouvelle intervention. En avril 1996, on lui place une prothèse. « Parce que, évidemment, quand la prothèse a pris, il faut enlever des trucs, résume-t-il. Ça ce sont des opérations qu’on dit bénignes, qui ne sont pas aussi importantes que les opérations de reconstruction, mais qui, en même temps, nécessitent l’ouverture du corps et donc la prise de risque en termes de contamination… Et c’est donc à partir de là, à mon avis, que les ennuis ont commencé. »

Il contracte deux types de staphylocoques dorés. Ces bactéries le rongent de l’intérieur. Au bout de quelques années, les douleurs sont si violentes qu’il décide de se faire amputer. Il s’en sort, mais en octobre 2008, vulnérable, il contracte une pneumonie, doublée d’une nouvelle infection par un staphylocoque. Il décède trois jours plus tard. Il sera cette année-là une des innombrables victimes des maladies nosocomiales. Elles n’épargnent personne.

Mais Didier Pittet a décidé de lutter contre elles. De l’Afghanistan au Mali, de sa Suisse natale au Japon, ce quinquagénaire affûté, en costume confortable, qui lui donne un air d’Indiana Jones, parcourt le monde au nom de l’OMS pour expliquer une seule chose : en pratiquant l’hygiène des mains, on divise par deux le nombre de maladies nosocomiales. De 16 millions de morts, on tombe à 8 ! Et ce n’est qu’un début.

Un simple geste change le monde

Tout commence par une observation. Fin 1994, lors d’une étude de terrain aux HUG, les hôpitaux universitaires de Genève, Didier alors tout jeune chef de service découvre que le taux de maladies nosocomiales dans l’établissement est de 18 %. Les patients ont pratiquement une chance sur cinq d’être infectés. C’est énorme. Grâce aux travaux de Semmelweis en 1847, Didier sait que les mains sont le principal vecteur d’infection. Mais que font les soignants ? Didier découvre que les infirmières des soins intensifs doivent se désinfecter les mains au savon vingt-deux fois par heure. Le calcul est vite fait. Se désinfecter correctement nécessite entre une minute trente et deux minutes, cela répété vingt-deux fois, il ne reste pratiquement plus de temps pour les soins. Conséquences : l’hygiène hospitalière laisse à désirer, les germes s’en donnent à cœur joie. C’est un problème universel.

Et la pomme tombe sur la tête de Didier. Il comprend que l’eau et le savon, c’est trop lent. Il faut aller beaucoup plus vite. Il déduit que la friction à l’alcool est plus efficace. C’est une idée si bête qu’on peut s’en vouloir de ne pas l’avoir eu avant. Didier court au laboratoire de l’hôpital. Par chance, le pharmacien William Griffiths est un spécialiste des solutions alcoolisées (la première solution hydro-alcoolique ayant été commercialisée par Bode en 1965, sans bien sûr que son usage s’impose, faute d’une nécessité évidente). Double coup de chance, William Griffiths a déjà mis au point une formule désinfectante à base de chlorhexidine, un puissant antiseptique avec un effet rémanent, et d’isopropanol, un alcool de synthèse à effet immédiat. À ces deux composés essentiels, il ajoute de l’eau, car l’alcool à 100 % ne se fixe pas aux germes et ne les détruit pas.

Ce cocktail initial, une fois testé et amélioré, devient le gel antiseptique mis en vedette lors de l’épidémie de grippe H1N1 en 2009. Soudain, on retrouve partout les petites bouteilles inventées par Didier et son équipe. Elles se nichent dans les sacs à main, les cuisines, les salles de bains, les backpacks des routards. Quelques gouttes, 20 secondes de friction et au revoir virus, bactéries et champignons. Leur adoption dans presque tous les hôpitaux de la planète a divisé par deux les taux d’infection et du même coup la mortalité.

L’économie de paix

Après cet extraordinaire succès scientifique, Didier Pittet devient l’un des médecins les plus cités. La reine d’Angleterre le fait Commander pour le remercier d’avoir aidé son pays à mettre en place un programme de prévention des infections. L’OMS le nomme leader du programme Clean care is safer care. Alors Didier voyage. Il porte la bonne parole, partout.

En janvier 2006, il se trouve au Kenya. Après avoir visité trois hôpitaux, il roule avec la délégation de l’OMS en direction de Nairobi. Ils ont deux heures d’avance sur leur programme. Didier propose d’improviser une quatrième visite. Quelques minutes plus tard, il entre dans une des chambres d’un hôpital choisi au hasard. Immédiatement, il aperçoit un distributeur d’alcool cadenassé sur un support en bois. Quelque chose ne va pas. L’alcool devrait être accessible facilement. Toute entrave ne peut que limiter l’observance de l’hygiène des mains. Didier finit par découvrir que l’hôpital paye les flacons presque trois fois plus chers qu’en Europe ou qu’en Amérique. Son sang ne fait qu’un tour. « Le prix ne doit pas être un frein à l’hygiène des mains, raconte-t-il. Si une mesure de prévention coûte, elle ne marche pas. » Une évidence s’impose. « Il faut que la solution soit fabriquée localement. » Et pour que cela soit possible, il décide de publier la formule, d’en faire un bien commun de l’humanité. Et au passage de casser le business des compagnies qui s’enrichissaient sur le dos des malades. Ce tour de passe n’est possible que parce que William a fabriqué une formule libre de droits, sinon Didier aurait dû se tourner vers un laboratoire comme Bode, et dans ce cas il n’aurait jamais pu offrir la formule à l’humanité. Le destin des solutions hydro-alcooliques s’est joué à ce moment.

Comme la plupart des scientifiques, Didier aurait pu breveter son innovation, créer une entreprise prospère, devenir multimilliardaire. Il choisit plutôt de partager sa découverte. Au début des années 1990, Tim Berners-Lee a effectué le même choix. Il nous a donné le Web. Linus Torvalds nous a donné Linux avec lequel fonctionnent la plupart des serveurs Internet. Ils n’ont pas pensé à eux avant de penser à l’humanité. Ils n’ont pas pensé à s’enrichir, mais à nous enrichir tous collectivement. On a souvent dit de leur générosité qu’elle n’était envisageable que dans le monde numérique. Didier nous prouve qu’on peut l’étendre à la santé, à l’humain, à sa fabrique la plus élémentaire.

Son œuvre prend tout son sens dans une grande perspective historique où le don et le partage prendraient le pas sur la capitalisation. On peut imaginer un carrefour que chaque innovateur se doit désormais de franchir. « Est-ce que je privatise mes idées ou est-ce que je les partage ? Est-ce que je les développe moi-même ou est-ce que je permets à toutes les bonnes volontés de les développer en même temps que moi ? »

Dans l’économie prédatrice, ces questions n’ont aucun sens. On entreprend, c’est-à-dire qu’on créée des entreprises. Et on est célébré, adulé, parce qu’on gagne des milliards et en même temps la guerre économique. Aujourd’hui, la technologie change la donne. Nous pouvons diffuser nos idées, nos innovations, les expliquer, les accompagner. Plutôt qu’engranger les bénéfices, on peut partager entre tous leurs promesses. Nous pouvons comme Didier Pittet décider d’œuvrer pour le bien commun.

Quid du quotidien ?

Reste un grand défi : quand devons-nous nous laver les mains au quotidien ? D’après Didier, si nous mettions en place un protocole adéquat, nous serions moins malades. Mais Didier manque de données scientifiques pour épauler une campagne de communication mondiale. Il n’a pas aujourd’hui les moyens de financer une étude dont les résultats pourraient chaque année nous aider à sauver des millions de vies supplémentaires et contribuer à notre bien-être.

Les intérêts particuliers n’ont pas fini de se heurter à l’intérêt général. L’hygiène des mains est une technologie de bon sens. Elle ne rapporte pas grand-chose aux gens qui la développent. De fait, elle n’est pratiquement pas financée alors qu’elle sauve plus de vies que n’importe quelle autre avancée médicale. « Il me faudrait une dizaine de millions d’euros », se plaint Didier, sans pour autant renoncer.

Pour lui le chemin vers l’avenir est clair. Dans sa bibliothèque trône l’œuvre complète de Gandhi. Et ce n’est pas un hasard. Avec l’hygiène des mains, Didier nous arme d’un geste inaliénable comme Gandhi nous arme d’un autre geste inaliénable, la non-violence. Chacun de nous a tout pour agir. Et si nous sommes des millions, des milliards, alors le changement que nous voulons voir dans le monde adviendra. Tout commence avec le geste plutôt qu’avec le verbe. Parce qu’il est simple, parce qu’il ne coûte que du courage, nous pouvons nous l’approprier et le répéter. De sa multiplication incessante jaillira peut-être une nouvelle civilisation.

Pourquoi ne pas rêver ? Si nous sommes moins malades, nous sommes moins irritables, moins râleurs, moins emmerdeurs. Ce n’est sans doute pas un hasard si la criminalité augmente lors des épidémies meurtrières, comme celle d’Ebola en Afrique de l’Ouest. Alors si nous sommes moins malades, on peut escompter moins de crimes, moins de corruption, moins de guerres entre les nations. Et un surplus de scolarisation, un surplus d’intelligence collective, avec à la prime moins de ces obstacles insurpassables que l’intelligence archaïque nomme crises. Les médecins comme Didier Pittet œuvrent autant pour la paix que pour notre santé.

Gandhi avec la non-violence, Didier avec l’hygiène des mains, nous donnent quelques règles qui pourraient par leurs combinaisons bouleverser nos vies et celles des générations futures. Au contraire d’un ingénieur qui se voudrait tout-puissant, il suffit de ne pas trop définir cet avenir. Le rêver, puis le laisser advenir. Comme une fleur, comme un enfant.

PS : J’ai écrit la version initiale de cet article en 2013 en amont de la sortie du Geste qui sauve, je ne l’avais jamais diffusé sur mon blog. Il me paraît important de le ressortir alors que le coronavirus fait de plus en plus de victimes partout dans le monde et qu’autour de moi la plupart des gens ne comprennent pas la nécessité des mesures d’hygiène élémentaires : ne pas se serrer la main, ne pas se faire la bise, éternuer dans son coude, se laver les mains à l’eau et au savon ou les frictionner avec des solutions hydro-alcooliques. En temps de pandémie, l’ensemble du monde se transforme en un hôpital géant. Nous devons tous nous faire spécialistes de la prévention et du contrôle des infections.