Quand on n’écrit pas pour divertir ou se divertir, mais pour éprouver le monde avec davantage d’acuité et le donner à éprouver avec au moins autant d’acuité, que nous reste-t-il à écrire en situation de crise ? Quand les informations nous bombardent, avec elles les émotions, quand nos propres vies sont bouleversées, parfois celles de nos proches touchées ?

Je me pose cette question alors que par le plus grand des hasards j’écris à nouveau sur le gel hydro-alcoolique. Moi qui me tiens à distance des news, qui ne lis jamais la presse, je me suis retrouvé emporté par le flot, les statistiques, les prévisions, les analyses, souvent désordonnées et anxiogènes, au point de me retrouver intellectuellement paralysé, incapable de prendre de la distance, au point de ne plus réussir à écrire dans mon journal, alors que nous vivons un moment historique, la première crise globale qui entraîne une réaction globale, la première mobilisation universelle qui nous prouve que d’autres, longtemps repoussées, sont envisageables indépendamment de leur coût.

Dans ce contexte neuf, inédit, que doit faire l’écrivain ? De quoi doit-il parler ? Moi qui prône la saisie en direct du monde, j’en suis réduit à me questionner sur comment le faire quand ce monde échappe à sa normalité. Je prends conscience que je suis incapable d’élever mon niveau de conscience, me réfugiant dans les chiffres pour tenter de le lire objectivement la situation, plutôt que de l’embrasser tel qu’elle m’apparaît, plutôt que la vivre comme je le ferais d’un paysage contemplé du haut d’une montagne.

Je pourrais fermer les yeux. Je m’y connais en calfeutrement, après tout ce n’est pas un état très étranger à ma vie d’auteur monacal, mais je n’y parviens pas. J’ouvre mes écoutilles numériques, le seul canal à ma disposition, et le bruit me balaye, et, plus les jours passent, plus j’en éprouve de la lassitude. Une petite voix me chuchote : « Tu n’arrives pas à vivre ce moment, tu es subjugué. » Alors j’ouvre des livres anciens, les livres de conscience, mais tous s’attachent à des situations humaines millénaires. Aucun n’a été écrit lors d’un déferlement comparable au nôtre.

J’avoue que je n’ai pas encore plongé dans un livre de guerre, un journal de guerre, parce que la guerre que nous vivons n’a rien de comparable à celles du passé, qui en elles-mêmes répétaient malheureusement des horreurs familières. Quel que soit son nombre de victimes, la conflagration actuelle différera parce qu’elle n’épargnera personne dans son histoire.

Chaque année la grippe passe, tue, et nous la laissons passer, par habitude. Le coronavirus arrive, il est nouveau et nous l’acceptons d’autant moins que nous n’avons encore aucun traitement contre lui. Nous nous sommes habitués à la grippe comme aux accidents de la route, tentant d’en réduire les effets. Le coronavirus, dans sa nouveauté, nous apparaît bien plus effrayant. Nous sommes sous le choc comme quand un avion s’écrase et que nous aurions pu être un des passagers.

Cette immédiateté nouvelle est-elle matière à littérature ? Comment la vivre ? Comment la traverser sans se vautrer dans le fil des news ? J’en suis réduit à interroger mon impuissance à faire autre chose. Vivre comme d’habitude n’est pas non plus tenable. Je ne peux pas me dire « laisse passer la vague et tout reprendra comme avant ». Déjà parce que ma maman a 81 ans, que je dois lui faire du pain, veiller à ce qu’elle ne manque de rien, tout en tentant de ne pas l’infecter si moi aussi je l’étais. Cette simple responsabilité, qui pour l’instant exige des gestes minimum, suffit à m’interdire de faire le dos rond.

Je tente bien le soir de lire des romans d’aventures, mais en ne cessant de me dire que l’aventure humaine est maintenant, là, entre nous, dans ce que nous vivons, acceptons ou non de nos gouvernements, surtout dans ce que nous percevons des faits et gestes de nos contemporains, souvent irresponsables, ce qui révèle notre nature sous un jour plus que désagréable sans que ce soit une véritable surprise.

Pendant les guerres ordinaires, certains d’entre nous se révèlent des tueurs, des assassins, ils s’épanouissent dans la violence, puis regagnent leurs pénates une fois la paix revenue. Les tueurs d’aujourd’hui sont tout aussi inconscients de leurs exactions. Ils jouissent de propager le virus, de désobéir aux consignes sanitaires, ils tirent de la fierté de leurs fanfaronnades comme l’adolescent qui commence à fumer et se croit malin, inconscient qu’il obéit à une injonction émise par ceux-là même qu’il voudrait mépriser.

Que peut-être la littérature quand on reste chez soi par obligation ? Quand on y reste non pas parce qu’on a un projet d’écriture, mais parce que tout le monde y reste ? Peut-être qu’alors il nous reste justement la littérature ancienne, celle qui par sa beauté a aidé nombre de prisonniers des camps à supporter leur vie. Mais comment renoncer à percevoir par son propre prisme, ce prisme de l’ultra-contemporain qui, bien que nourri de siècles d’histoire, exige une perspective neuve. La littérature serait alors une recherche de perspective ? Comme la photographie, comme tous les arts, elle n’a sans doute toujours été que cette petite quête, qu’une situation extrême m’impose sans que je sache à quelle hauteur placer mes yeux, celle du flux d’information sur mes écrans, celle du monde extérieur, qui de mes fenêtres est semblable à lui-même.

Je me fais cette réflexion alors qu’un train passe aux pieds de Sète, de l’autre côté de l’étang. Un train comme d’habitude. La rumeur de la circulation. Quelques promeneurs à distance réglementaire sur la promenade. Je pourrais croire que tout est comme avant, et il serait dangereux de le faire, car cette croyance est notre ennemie, tant pour lutter contre le virus, que pour tenter de grandir avec lui, de se servir de lui pour le combattre et combattre toutes les peurs qu’il véhicule et aussi prendre conscience des possibilités collectives que nous sommes capables de mettre en œuvre.

La littérature a peut-être une fenêtre dans cet interstice. Voir le possible que longtemps nous avons cru impossible, basculant dans le pessimisme, nous prenant à nous transformer en collapsologues ou survivalistes. La littérature peut sentir les potentiels humains dévoilés, les enflammer, les amplifier, peut-être dans l’adversité faire naître des espoirs. Yes we can. Je ne vois pas d’autre slogan. Yes we can devient un projet littéraire, une ode à l’humanité réunie comme si nous nous bâtions contre un envahisseur venu de l’espace.

Quelle forme pourrait prendre cette littérature ? Dans le futur, après la crise, elle épousera toutes les formes habituelles, les romans, les autofictions, les essais pleuvront, beaucoup cyniques se moqueront des gouvernants, mais quelle forme maintenant dans l’instantanéité qui nous est offerte par le numérique ? Encore une situation nouvelle. L’écrivain en direct face à l’humanité dans le même instant qu’elle, avec la même responsabilité qu’elle, avec juste le désir d’augmenter son acuité et celle de ses lecteurs, dans l’espoir qu’il en découle… quoi exactement ? Un surplus de fraternité, peut-être rien de plus compliqué. Quand on nous ordonne de nous tenir à l’écart les uns des autres, peut-être éprouvons-nous plus que jamais le besoin d’être avec les autres. Alors la littérature peut nous rapprocher à distance.

Il n’est pas encore temps de rêver d’après, des marées humaines qui déferleront dans les rues pour célébrer la victoire, des plages bondées, des salles de concert surchauffées, ou même des repas entre amis. Je ne veux pas que ces images m’endorment, je veux me tendre vers maintenant et déjà je ressens la tentation de consulter le fil des news, de lire ce qui a été écrit depuis que moi même j’ai commencé ce texte. Peut-être dois-je m’imposer tous les matins de penser tout haut ? Ça me fait du bien, ça m’aide à ouvrir les yeux plus grands, parce que je sais que d’autres se pencheront sur mes mots.