J’ai éprouvé un soudain dégoût du coronavirus. Tout ce qui se dit au sujet de la pandémie me donne la gerbe, et je n’ai pas envie de m’enfoncer les doigts au fond de la gorge. Je ne veux plus être un de ceux qui prévoient que le monde sera le même, ou pire, ou différent, ou même mieux, un de ceux qui en profitent pour mener leurs luttes politiques, un de ceux qui tombent sur le gouvernement ou qui viennent à son secours.
J’ai atteint l’overdose, notamment une overdose médiatique. Parce que depuis début janvier, j’ai passé ma vie le nez dans les news, avec tout ce qu’elles ont de déprimant et d’anxiogène, non pas que ce soit la faute des journalistes, mais plutôt de nous-mêmes, toujours prompts à nous ruer vers les faits les plus sombres.
Désormais, même les carnets de confinement m’indiffèrent. Les voix des anonymes, des artistes, des intellectuels se ressemblent, toutes réunies dans une norme marécageuse dans laquelle je me suis noyé et dont je tente de m’arracher pour échapper à la mort cérébrale que constitue le ressassement.
J’avais réglé Flipboard, mon agrégateur de news, pour tout recevoir sur le hashtag #coronavirus. Plus les jours passaient, plus je supprimais des sources, tel site faisait de la cuisine pour confinés, tel autre parlait du sexe pour confinés ou de la vie des stars malheureuses durant le confinement. À la fin, il ne me restait plus que les sources scientifiques que je lis d’habitude. Le cercle était bouclé, le coronavirus était devenu un sujet comme un autre, le confinement une non-expérience.
En moi, il n’en reste rien excepté un sentiment de frustration. Frustration d’abord contre l’État policier, l’État bêtifiant, l’État centralisé, l’État qui nous nie. C’est un sentiment ancien chez moi que le confinement n’a fait que réveiller, me faisant reprendre une tenue de combat que je croyais définitivement rangée après des luttes vaines et fatigantes.
J’avoue que j’ai senti des forces renaître en moi et hors de moi, mais trop désordonnées pour qu’elles soient durables, qu’elles créent un mouvement porteur qui aurait une chance d’avoir un impact. L’urgence n’est pas encore assez grande, les concepts sont trop intellectuels, les désirs divergents. Il y a un terreau indéniable pour quelque chose d’autre mais encore infécond, ou peut-être par nature enterré dans le champ de l’utopie. Je réapprendrai donc à vivre avec ma frustration, continuant à fulminer intérieurement contre les fixistes majoritaires qui veulent que rien ne change et les non moins dangereux adeptes de l’effondrement qui tirent un profit personnel des peurs sous-jacentes, de la même manière que les médias, selon les mêmes mécanismes générateurs d’audience.
Ai-je vécu quelque chose d’autre durant le confinement ? La douleur physique à coup sûr. Parce que je souffrais avant d’une capsulite peu sévère et qui faute de séances de kiné est devenue sévère sans que je puisse être soulagé par une infiltration d’hydrocortisone sous arthroscanner parce que les centres d’imagerie médicale autour de chez moi étaient fermés pour ce genre de bobos qui vous donne l’impression qu’on vous plante un couteau dans l’épaule et qu’on s’amuse à retourner la lame.
System failure ! Avant-goût d’effondrement ? Même pas, parce que si j’étais ministre, sportif de haut niveau ou capitaliste, j’aurais reçu mon injection de corticoïde et la vie aurait continué comme avant. Avec le confinement, je me suis senti à ma place, ni trop haut dans cette société, ni trop bas, et d’ailleurs plutôt vers le haut que vers le bas, vu mon cadre de vie.
Finalement, j’ai surtout vécu avec frustration de sentir mes libertés contraintes, la frustration de devoir rester chez moi pour les mauvaises raisons, comme si chez nous en France il fallait toujours souffrir pour régler les problèmes, comme si tout progrès ne pouvait que se faire qu’au nom d’un sacrifice, aussi minime soit-il.
Cette frustration paraît dérisoire, mais elle a impacté ma maman plus durement. À 81 ans, le confinement l’a fait se recroqueviller sur elle-même. Elle n’a cessé de répéter « À quoi bon vivre comme ça ? ». Elle a perdu du poids, ne s’est pas habillée certains jours, n’est même pas sortie dans son jardin. Nous nous sommes confinés pour éviter un massacre chez nos aînés, mais on ne leur a même pas demandé leur avis. Ma maman aurait été contre, et beaucoup d’autres avec elle. Survivre ne suffit pas pour vivre. J’ai fini par conseiller à ma maman de sortir, de braver le coronavirus, et elle a repris du poil de la bête.
Je ne tire qu’un enseignement de cette mésaventure du confinement : les libertés individuelles ne peuvent s’épanouir qu’aux dépens des libertés des entités juridiques (églises, États, entreprises…). La liberté individuelle doit rester notre objectif, toute restriction des libertés individuelles est contre-productive. Avant toute décision, on devrait se demander si elle accroît ou non les libertés individuelles. Sinon, on devrait chercher une autre solution.
Nous avons traversé la crise en faisant marche arrière comme nous avons fait marche arrière contre le terrorisme et que nous le ferons peut-être face aux dérèglements climatiques. J’ai amèrement pris conscience que le camp des hommes et des femmes libres était minoritaire, et même assiégé par les bien pensants, les donneurs de leçons, les pervers, les perclus de certitudes.
Nous nous voulons libres pour avoir le droit de nous tromper, de nous corriger, d’essayer autre chose. Nous nous voulons libres parce que nous n’avons pas de solution et qu’il nous faut en chercher. Nous nous voulons libres parce que c’est notre façon de nous sentir vivre. Libre de penser, libre de nous déplacer, libre de nous aimer.
Le confinement a touché à l’essentiel, à mon socle philosophique. Ce sentiment est-il partagé ? Je n’en sais rien, j’en doute quand je vois les queues aux portes McDonald dès leur réouverture ou les supermarchés recruter de nouveaux clients en leur promettant des masques médicaux. Parce que ces réactions, et surtout celles qu’elles engendrent, ne me portent pas à croire que la liberté est sortie gagnante de la crise, contrairement à nos habitudes, qui semblent vouloir récupérer au plus vite le temps perdu, regagner le cours qu’elles ont momentanément quitté, ce qui semblerait démontrer que pour la plupart notre vie nous satisfait et que rêver d’en changer quelques détails n’est même pas une perspective.
Il ne me reste comme toujours que le choix, tant qu’il est possible, de mener ma vie à ma guise, d’essayer de la vivre pour qu’elle soit la plus belle possible, avec la frustration de savoir qu’elle serait encore plus belle si nous étions plus nombreux à entretenir le même espoir.
J’aspire à vitre dans un monde sans prophète, un monde libéré de leur orgueil, on monde où nous restons curieux parce que nous n’y comprenons jamais rien, parce que les solutions d’hier ne valent pas pour aujourd’hui, un monde incertain, un monde hésitant, un monde fait pour l’aventure et non pour l’habitude.